Anthony Phelps, Haïti Littéraire : Rupture et nouvel espace poétique


début – présentation d’Anthony Phelps par Sophie Saint-Just.
01:57 – La conférence d’Anthony Phelps, « Haïti Littéraire : Rupture et nouvel espace poétique. Exemplaire fraternité » (voir le texte ci-dessous).
29:00 – Extrait de Pierrot le Noir, 1968 (avec Anthony Phelps et Toto Bissainthe).
33:58 – Réponses d’Anthony Phelps aux questions du public (Toto Bissainte et mai 1968, Émile Ollivier, la poésie v. le roman, le passage au numérique, la négritude [Césaire, Senghor, Damas], influences, ses aînés [Magloire-Saint-Aude, Carl Brouard, René Bélance]…).


Exemplaire fraternité

I

          Je suis l’aubain dans la cité des hommes de ma race
          Je suis celui qui sort de toutes parts et qui n’est point d’ici

J’ignorais, en 1961-1962, qu’en écrivant ces vers, je me prédisais mon propre avenir.

Prémonition ? Intuition de poète ? Je dirais que oui. Car, à partir de 1964, j’allais devoir vivre dans différents ailleurs, éloigné du pays natal, séparé de mon lieu fondamental : Port-au-Prince.

Depuis 1986, lorsque je prétends me réinsérer en Haïti, ce n’est, chaque fois que pour un séjour plus ou moins long. Toujours, l’ailleurs me sollicite, l’ici m’attire. Lorsque je suis ici, l’on me croit à l’étranger. Quand je suis ailleurs je rêve de mon lieu natal. Je ne m’insère plus nulle part.

          Je suis l’aubain dans la cité des hommes de ma race
          Je suis celui qui sort de toutes parts et qui n’est point d’ici.
          Je viens par les chemins mouvants de l’eau
          avec mission de préserver l’ardente boucle de la soif
          ô mon Pays que Voici.

Parler d’Haïti Littéraire signifie citer beaucoup de noms, des noms de gens qui appartiennent à la littérature et aux disciplines de la création.

Afin de mieux situer les cinq poètes du groupe Haïti Littéraire – Villard Denis dit Davertige, Serge Legagneur, Roland Morisseau, René Philoctète et Anthony Phelps – il est indispensable de planter le décor où ils ont évolué, de décrire l’atmosphère qui régnait au moment où ils se sont reconnus pour la première fois ; de nommer les aînés qu’ils fréquentaient ; ainsi que certains jeunes qu’ils ont encouragés dans la voie de l’écriture.

Je dois vous confier que les cinq étaient six.

Nous étions six au départ, mais Auguste Thénor se sentant plus proche d’un militantisme syndical, dès le début a cessé de participer à nos rencontres, ayant délaissé la pratique quotidienne de l’écriture poétique, pour une activité plus concrète : la lutte syndicale et, en même temps, un certain engagement dans la lutte politique.

Les grands moments de la vie du groupe Haïti Littéraire ont donc été vécus et dynamisés par Villard Denis dit Davertige, Roland Morisseau, Serge Legagneur, Anthony Phelps et René Philoctète. (Après deux arrestations, Auguste Thénor devait mourir au Fort Dimanche, haut-lieu de la torture duvaliériste, vers les années 1974.)

Haïti Littéraire 1963

De gauche à droite : Réginald Crosley, et puis les membres d’Haïti Littéraire en 1963 : Villard Denis (aka Davertige), Anthony Phelps, René Philoctète, Marie Vieux Chauvet, Roland Morisseau et Serge Legagneur.
Photo prise par Jean-Claude Carrié à la résidence Chauvet au Bourdon Park.
Notez la toile d’araignée ajoutée à la main. (La dévise d’Haïti Littéraire était « Nous sommes les araignées du soir et nous filons l’espoir »).
© Photo Mambo Carrié-Phelps

Le décor : divers lieux

Radio Cacique, 5 rue Bellevue, Pacot. En 1961, avec deux beaux-frères, j’ai fondé la Station Radio Cacique, avec l’intention de créer une radio éducative et culturelle. Programmes d’initiation à la musique, émissions pour enfants, théâtre radiophonique, émissions de poésie, etc.

Tout naturellement les locaux de la station sont devenus le point de rencontre idéal pour les poètes.

44 rue Faubert, à Pétionville. Chez moi.

La Galerie Brochette à Brochette, Carrefour.

La Galerie Kalfou, à la ruelle Vaillant, Port-au-Prince.

La bibliothèque de Jean Fouchard, à Pétionville.

Chez les Neff, les beaux parents de Philoctète à la rue Monseigneur Guilloux, Port-au-Prince.

À Bourdon, quartier de Port-au-Prince, chez la romancière Marie Vieux Chauvet, avec laquelle nous allions développer une rare amitié.

Les satellites

Réginald Crosley : actuellement médecin aux États Unis, a attendu la fin des années 80, pour publier un fort recueil de ses poèmes.

Bérard Sénatus. Très jeune à l’époque, avait un certain talent pour la poésie. Son goût pour la philosophie était plus fort. Docteur en philo de la Sorbonne, il est actuellement doyen de l’École normale supérieure d’Haïti.

Raymond Jean-François : écrivait des nouvelles. En 1964, après quatre semaines dans les prisons du dictateur, il part en France. En 1968, il est rentré en Haïti mener la lutte armée contre le régime. Il a été abattu, en juillet 1969, au Cap-Haïtien, au cours d’une descente des macoutes chez lui.

Jean-Richard Laforest. Jeune poète fraîchement revenu d’Europe. Il vit à Montréal où il continue à écrire.

Woolley Henriquez. Poète. Acteur. Mais il devait changer de discipline. Prof de philo au Gabon. Vit actuellement à Miami. Il a été l’un des acteurs de la revue sonore Prisme, pour laquelle il devait écrire plusieurs pièces radiophoniques.

Franck Étienne. Jeune poète. À l’époque il n’écrivait pas encore ses nom et prénom en un seul mot : Frankétienne.

Émile Ollivier, écrivait des nouvelles et pratiquait un peu la poésie. Acteur de Prisme. Ollivier a vécu au Québec et il a obtenu le Prix de la ville de Montréal pour l’un de ses romans. Il est décédé en novembre 2002.

Je ne saurais passer sous silence la présence de deux femmes autour du groupe de poètes :

Jacqueline Beaugé et Janine Tavernier. Leurs recueils ont paru dans la Collection Haïti Littéraire. Tavernier a vécu en Californie, à Paris. Beaugé vit à Gatineau, près de Ottawa, Canada.

Les aînés

Nous fréquentions souvent nos aînés, même si nous n’étions pas d’accord avec leur conception de l’écriture poétique. Nous avions d’ailleurs toujours refusé de leur demander une préface comme cela se pratiquait à l’époque.

Nous rendions souvent visite à Léon Laleau, poète, dramaturge ; Jean Fouchard, poète, historien.

Nous avions développé une très grande amitié avec la romancière Marie Vieux Chauvet. Trois ou quatre fois par semaine nous nous réunissions chez elle.

Nous rencontrions de temps à autre : Paul Laraque, poète et militaire ; René Bélance, poète surréaliste ; Anthony Lespès, poète, romancier, intellectuel communiste ; Franck Fouché, poète et dramaturge dans les deux langues ; Jean Brierre, romancier, poète, dramaturge ; Regnor Bernard, poète ; Antonio Vieux, professeur de littérature.

Nous prenions souvent contact avec Antonio Vieux, professeur et journaliste ; Pradel Pompilus, Ghislain Gouraige, auteurs de manuels de littérature ; Roger Gaillard journaliste, historien ; Georges Corvington, historien de Port-au-Prince.

Daniel Lafontant, fondateur de la Librairie La Pléiade, nous fournissait en livres, dirais-je subversifs ?…

C’est d’ailleurs avec les aînés, et un peu à notre initiative, que le Comité pour la célébration des 60 ans du poète Carl Brouard, a été mis sur pied, en décembre 1962. Les membres : Jean Fouchard, Roger Gaillard, Ghislain Gourège, Georges Corvington, Anthony Phelps.

Du côté des peintres

On nous voyait souvent le samedi soir à La Galerie Brochette, à Carrefour, en compagnie des peintres : Luckner Lazar, Denis, Cédor, Tiga.

Nous étions présents à la Galerie Kalfou qu’animait Bernard Wah, en compagnie d’un groupe de jeunes peintres.

Nous avions de bons rapports avec les comédiens de la SNAD (Société nationale d’Art dramatique) dont Jacqueline Scott, Lucien Lemoine (ils devaient tous deux mener une carrière au théâtre au Sénégal). Et puis, nous avions notre propre troupe, celle de Prisme, revue sonore de Radio Cacique, composée des comédiens Woolley Henriquez, Émile Ollivier, Ghislaine Mevs-Laraque, Lucienne Carrié et votre serviteur.

Haïti Littéraire participait à la vie culturelle de Port-au-Prince, nous étions présents lors des vernissages à l’Institut français, au Centre d’Art, à la Galerie Brochette.

Nous avions collaboré au Nouvelliste ; à la revue de l’Institut français Conjonction ; à la revue des prêtres du Petit Séminaire : Rond Point. Cette revue, qui devait avoir une vie très brève, était animée surtout par Jean-Claude Bajeux, et Max Dominique. Max Dominique qui est devenu notre meilleur critique littéraire, il est décédé en 2005. Jean-Claude Bajeux : ancien ministre de la culture, directeur du Centre œcuménique.

Nous avions également créé nos propres revues. Deux en fait, l’une, sonore : Prisme, revue sonore de radio Cacique. Avec, tous les dimanches : une chronique culturelle ; 30 minutes de poésie ; et un jeu radiophonique, une pièce de trente minutes.

L’autre revue : Semences, revue du groupe Haïti Littéraire, mise sur pied grâce à Serge Péan. Quatre numéros, le dernier est resté sur le marbre de l’Imprimerie d’Antonio Vieux, à cause de plusieurs arrestations arbitraires, dont la mienne.

Quand je relis les noms des collaborateurs des trois numéros publiés, l’éventail est très large et représentatif.

Malgré les répressions, malgré le climat de peur, la création, surtout dans les domaines de la poésie et de la peinture, la création était en pleine effervescence comme si inconsciemment, nous sentions le besoin de contrer l’invasion de l’obscurantisme de l’État, par des manifestations culturelles, le besoin de lancer un dernier cri créateur, contre la terreur qui s’installait et qui devait nous disperser vers d’autres cieux.

Créer sous la dictature nous a obligé à maîtriser l’ellipse, à dire sans dire, à recourir à la métaphore. L’atmosphère de terreur nous a forcés, en quelque sorte, à nous approcher de plus en plus de l’essence même de la poésie.

La création était en pleine effervescence. Les rencontres entre créateurs et intellectuels non-gouvernementaux se multipliaient… Et puis…

          Et puis l’inévitable est tombé parmi nous
          comme un coin de silex…

Et ce furent les arrestations, les disparitions, l’exil.

Cependant avant d’arriver à l’exil il faudra bien que je dise comment ces poètes se sont reconnus et qui ils étaient.

II

Un après-midi de novembre 1961, à Pétionville, Max Manigat me présenta René Philoctète, qui venait de publier son premier recueil : Saisons des hommes.

Entre René et moi s’est tout de suite établi un lien qui jamais n’a fléchi. Une semaine plus tard ce fut la rencontre, à la Galerie Brochette, à Carrefour, avec G.V. Étienne, Villard Denis (Davertige) Serge Legagneur, Roland Morisseau, Auguste Thénor et quelques autres jeunes créateurs. Cette rencontre coïncidait avec l’anniversaire de naissance de René Philoctète.

Ce soir-là, j’ai été pratiquement agressé par leurs questions, venant surtout de Davertige et de Legagneur. Ils voulaient savoir si je connaissais Saint John Perse, si j’avais lu Henri Michaux, ce que je pensais de Lautréamont. Puis les noms de Plékanov, de Marx, d’Engels etc. ont fait surface… Tout bas, bien entendu. Je répondais sans difficulté à ces questions pièges, mais, quand même agacé, je me suis mis à faire comme eux, à leur poser des questions-tests. « Connaissez-vous Schönberg ? Avez-vous jamais écouté la partita numéro deux de Bach, pour violon seul ? Avez-vous jamais vu un mobile de Calder ? Ou Guernica de Picasso ? Pouvez-vous me chanter les premières notes de la 5ème de Beethoven ? »

En musique ils valaient zéro. Picasso et Calder ils connaissaient, mais sur papier, autrement dit en réduction. Je dois souligner que j’avais passé trois ans à l’extérieur, à Seton Hall University, dans le New Jersey, en chimie et une année à Montréal aux Beaux Arts. Devant mon offensive, ils se sont calmés, comprenant que moi aussi je pouvais jouer au petit jeu des questions-pièges.

À la fin de la soirée, après lecture de poèmes, lecture qui se faisait, c’est ce que j’ai appris, tous les samedis à minuit, je suis devenu membre à part entière de leur groupe. Le groupe Samba. Je devais publié mon premier recueil Été, dans la Collection Samba.

Tout de suite, nous nous sommes mis à nous rencontrer au local de Radio Cacique, au 5 rue Bellevue, Pacot. Nous apprenions à nous connaître, à nous apprécier. Les manuscrits circulaient entre nous. Les projets s’élaboraient. Philoctête s’est mis à collaborer à la partie poésie, de Prisme, pour laquelle il écrivait la présentation des textes et des auteurs.

Deux ou trois mois plus tard, je ne sais plus pour quelle raison, nous avons décidé de changer le nom de Samba. À la suggestion de René Philoctète, nous avons adopté le nom, d’Haïti Littéraire. Il s’agissait d’une sorte de clin d’œil aux collaborateurs de deux revues : Haiti littéraire et sociale, 1905-1907, fondée par Frédéric Marcelin et Haïti littéraire et scientifique, 1912 à 1913, dirigée par Edmond Laforest.

Pour sa part, Serge Legagneur a souhaité que littéraire soit écrit avec L majuscule et qu’il n’y ait pas de trait d’union entre les deux mots : Haïti Littéraire.

Les membres

Villard Denis, dit Davertige, peintre.

Auguste Thénor sans profession fixe.

Roland Morisseau employé au service de ventes chez Aggerholm.

Serge Legagneur, mécanicien amateur et propriétaire de Pégase, cette jeep d’un jaune soutenu, qui allait voiturer le groupe de Port-au-Prince à Carrefour, à Pétionville, à Kenscoff.

René Philoctète professeur de français au Collège Fernand Prospère.

Anthony Phelps : comptable-auditeur au SCTRH (Service de coopération technique pour les ressources hydrauliques).

Ces six poètes allaient se faire connaître sous le nom de Groupe des Cinq d’Haïti Littéraire, Auguste Thénor s’était dédié à autre chose.

Cinq poètes se sont fait confiance et ont travaillé, non point pour leur propre gloire, la réussite de l’un était celle des autres, mais pour la littérature de leur pays.

Ils allaient garder cette attitude à l’étranger. C’est ainsi qu’en exil, à Montréal, nous avons continué à écrire, luttant par notre écriture et sa très haute tenue, luttant à notre mesure, pour donner à l’Autre, une image différente de notre petit pays.

Nous avions ramené avec nous cette habitude de la Galerie Brochette, cette lecture de poèmes du samedi soir. Grâce à la générosité de Carlo Juste, propriétaire du Restaurant boîte de nuit : Le Perchoir d’Haïti, nous avons pu, tous les lundis, réaliser des lectures publiques de nos poèmes, lecture publique qui a amené autour de nous des poètes et intellectuels du Québec. Entre autres : Juan Garcia, Péloquin, Raoul Duguay, Paul Chamberland, Yves Leclerc, Luc Racine, Roger Nadeau, Gaston Miron, Gilbert Langevin, Nicole Brossard etc.

À cette époque, Roland Morisseau, Serge Legagneur et moi, nous partagions le même appartement, au Carré Saint Louis, avec tout ce que cela comporte de joies, de moments stimulants, d’échanges intellectuels et poétiques, mais également de heurts, de chocs, d’engueulades. En dépit des difficultés financières, momentanées, nous sommes restés unis.

Puis chacun selon sa formation, selon sa chance, s’est trouvé un créneau, une voie d’ancrage dans ce nouveau lieu, ce Québec, qui allait devenir dirais-je notre seconde patrie ? Plutôt notre nouvelle « résidence sur terre  » car nous pensions, à l’époque, que notre séjour au Canada ne dépasserait pas deux ans. Trois au grand maximum.

En Haïti, durant quatre années, le groupe des cinq poètes a produit des émissions culturelles, publié des recueils, des articles critiques, sans jamais prétendre créer une école littéraire. Il s’agissait d’un groupe de poètes qui avaient décidé de travailler ensemble, de se critiquer les uns les autres. Nous étions libres de notre diction poétique : symbolisme, surréalisme, poésie épique, nous n’avions aucune entrave, le seul critère était l’excellence du texte.

Mais nous partagions un certain nombre de refus.

Refus de la poésie procès verbal. Refus de l’anecdote : exprimer la quotidienneté non de manière brute, mais selon un mouvement qui la fait monter de plusieurs degrés.

Refus de dépendre des slogans idéologiques. La poésie, donc la culture, ne saurait être inféodée à la politique.

Refus de la poésie folklorisante. Ouverture non seulement vers la Caraïbe, mais vers un humanisme plus large afin de sortir du ghetto de la négritude.

Nous partagions un certain nombre de refus. Pas d’école. Mais un seul critère : la qualité du poème.

Nous pratiquions la discussion critique incessante de nos textes et un poème n’était jamais terminé sans passer par l’indispensable critique de groupe. Ces critiques étaient faites pour que l’auteur améliore, s’il y avait lieu, son poème, son texte. Si l’un d’entre nous, et cela est arrivé plusieurs fois, si l’un d’entre nous disait que tel poème de l’un des cinq était beau, il fallait qu’il explique pourquoi. Je vous assure que cela n’est point chose facile.

Grâce à ces séances de discussions, à ces échanges parfois orageux, nous avons développé une maîtrise de la langue française, c’est à dire, de notre outil. Nous avons appris, entre autre, à fuir les mots liens : mais où et donc ni car or ; à nous méfier des adverbes et à parcimonieusement utiliser les qualificatifs. Il était impératif que ces derniers dynamisent le substantif : donc recherche de l’adjectif juste et qui parfois surprend, lorsqu’il devenait lui-même un substantif.

Exemple : Le cocotier élégant… le cocotier empanaché… le cocotier majestueux. Mais si, montant de quelques degrés je dis : le cocotier magique. C’est déjà mieux. Mais lorsque le qualificatif devient un substantif : Le magique du cocotier, cet arbre se libérait de l’imagerie des cartes postales.

Par la fréquentation critique des textes de nos poètes et écrivains préférés, entre autres les Breton, Magloire Saint-Aude, Alejo Carpentier, Octavio Paz, Tristan Tzara, René Bélance, Aragon, Valéry, Federico Garcia Lorca, surtout le Lorca du Poète à New-York, Saint-John Perse, et de tant d’autres, nous avons enrichi notre vocabulaire, nous avons osé des images, non pas chocs, mais inhabituelles.

Pour citer Vladimir Nabokov nous ne voulions pas : dorloter le lecteur moyen à qui il ne faut pas demander de réfléchir. Si nous avions choisi la rigueur poétique et point la facilité de l’image banale, c’était par respect pour nos lecteurs. Et par résonance, en réaction contre ce qui se faisait chez nous.

Curieusement à cette époque, sous le règne de l’obscurantisme d’état, qui allait se muer en horreur institutionnelle, de jeunes écrivains de jeunes créateurs, par les livres, étaient au courant de la révolution surréaliste, ils connaissaient les peintres, sculpteurs, et plus précisément les poètes du surréalisme. Toutefois, à l’exception d’un Magloire Saint-Aude et d’un René Bélance, nos aînés étaient à la traîne. Leur poétique était vieillotte. L’enseignement de notre littérature sentait le moisi. On imposait encore aux élèves, en 1960 : Hugo, Lamartine et autres romantiques et symbolistes. Nous n’en avions rien contre. Ils étaient des précurseurs.

Cependant dans notre espace francophone de référence : le pictural, le poétique, même le musical (de Belgique, de Suisse, de France) avaient de manière fulgurante, par dadaïsme, cubisme, et surréalisme, été merveilleusement libérés du carcan du raconter, du raconter une histoire. La facture du rêve nous était ouverte, facture du rêve c’est-à- dire : une diction poétique qui n’est plus construite selon les règles rigides de : l’introduction, le développement, la conclusion. Mais selon la poussée onirique, ouvrant des centaines de petites lucarnes, de nouvelles fenêtres titillant et libérant l’imaginaire même du lecteur.

Mais nos aînés restaient encore à la traîne. À la traîne d’une certaine négritude, inventée par deux jeunes et prometteurs poètes (qui allaient devenir des hommes politiques, l’un : grand patron de la Martinique, l’autre : président du Sénégal) nos écrivains étaient à la traîne de la négritude, alors que, sinon le mot, du moins la chose, avait déjà été inventée, concrétisée par les milliers d’esclaves de Saint Domingue qui ont revendiqué leur dignité d’êtres humains à part entière, dignité que le colon pensait avoir confisquée.

Différence dans l’écriture

Au sein du groupe, il a existé deux courants d’écritures, qui à certains moments ont fusionné.

Deux courants : l’engagement, pas uniquement au niveau de la quotidienneté, mais à l’intérieur même de notre œuvre. Et un certain surréalisme.

Engagement. Ici se place l’influence de Jacques Roumain. Ses poèmes de combat, l’introduction du pays dans le roman, non plus de façon niaise mais par une présence dynamique. Nous nous sommes mis à nommer nos villes, à nommer le pays. C’est ainsi que Port-au-Prince, Jérémie, la Grande Anse, Pétionville, et certains noms de rues : La Fleur du chêne, Rue Américaine, Boulevard Harry Truman, le Quai Christophe Colomb et autres, sont entrés par la grande porte dans notre poésie.

L’engagement à l’intérieur de l’œuvre, donc la tentation de faire une oeuvre « engagée ». Comme le dit Pablo Neruda dans : J’avoue que j’ai vécu (Confieso que he vivido) nous avions compris « l’utilité publique de la poésie à une période critique ». Mais il n’était pas question pour autant que le poème perde de sa qualité, tombe dans la facilité.

Roland Morisseau et moi, avons emprunté cette voie, mais pas longtemps.

René Philoctète l’a privilégiée.

Davertige et Legagneur n’ont jamais abordé cette forme poétique immédiatement compréhensible, préférant ménager l’inquiétude de l’image inhabituelle, insolite. L’exploration de l’inconscient, du rêve.

Durant nos rencontres nous avons très souvent pratiqué ces techniques de l’écriture automatique. Il en est resté deux traces de cadavres-exquis : dont un poème écrit à cinq, et à chaud, pour notre grande amie Marie Chauvet, qui quittait le pays.

Par nos discussions, nos lectures, nos recherches, nous avons développé en nous ce qu’on appelle le critère interne. C’est-à-dire cet ensemble de guides, de barrières, de garde-fous qui devaient nos permettre de sentir, par nous-mêmes, si tel poème que nous venions d’écrire était bon ou non, valable ou pas. Nous avions peut-être conscience que nous ne serions pas toujours disponibles pour nous entr’aider, qu’Haïti Littéraire était un lieu de formation et qu’à un certain moment, chacun devrait créer seul, de son côté.

Par nos travaux, par nos œuvres, nos avons exploré une voie différente dans notre littérature, la balisant d’une nouvelle diction poétique, révélant un autre type de battement de cœur. Comme le souligne le critique Max Dominique dans son livre Esquisses critiques : « Désormais la poésie haïtienne s’écrira autrement ».

Je me rends compte que je n’ai pas démontré l’existence de la fraternité chez les cinq poètes. Mais, est-ce bien nécessaire ? Est-ce bien nécessaire de dire que nous étions de classe sociale différente, de couleur de peau différente, de niveau d’âge différent, mais que jamais la couleur de la peau, l’appartenance à un milieu, ou l’âge, n’ont gêné nos relations, n’ont, ne serait-ce qu’imperceptiblement, influé sur la solidité de notre amitié. Amitié qui a résisté à la haine du docteur dictateur pour les tenants de la chose écrite, amitié qui n’a eu de cesse de se consolider, de se tremper, en territoire étranger, c’est-à-dire en exil.

Est-ce bien nécessaire de vous affirmer, que la fraternité au sein d’ Haïti Littéraire, au-delà de la couleur de la peau, au-delà des différences de classes sociales et de l’âge, car si l’aîné était né en 1928, le benjamin était de 1940, la fraternité entre les cinq poètes n’a jamais cessé de se manifester. Le succès de l’un était celui des cinq. Jamais nous n’avions été en compétition. Nous vivions en parfaite symbiose poétique, au cœur d’une stimulante émulation créatrice.

Lorsque Idem de Villard Denis, Davertige, a fait l’objet d’un article extrêmement élogieux d’Alain Bosquet, dans le quotidien parisien Le Monde, eh bien ! ce succès de Davertige a été le nôtre, ne suscitant nulle jalousie.

L’éparpillement, la dispersion d’une formidable force de créateurs étaient déjà amorcés, lorsque les cinq poètes se sont reconnus. La cadence allait s’accentuer et nombre de peintres, poètes, dramaturges, musiciens, acteurs, historiens, sociologues, professeurs, penseurs, allaient être brutalement rejetés du pays par la violence de l’obscurantisme, et de la terreur.

Et ce sera l’exil, le long exil durant lequel la littérature haïtienne allait s’épanouir sous d’autres cieux, à l’intérieur d’autres cultures, s’enrichir d’autres rythmes, d’autres thèmes.

Des mots nouveaux, des images insolites, vont insidieusement et inéluctablement investir le vocabulaire initial, en renouveler parfois le contenu.

     Soleil devient neige, verglas, glace, flocon.

     Mer n’est plus que : lac ou étang et pas du tout d’eau salée ou saumâtre.

     Palmiste royal et cocotier se ratatinent épinette ou sapin.

Les fruits changent subrepticement de forme, l’herbe de blondeur. Imperceptiblement les goûts, arômes, consistances, se modifient.

La force créatrice en nous, allait se manifester ailleurs, dans des milieux étrangers à notre culture. Fort heureusement, elle s’est excellemment bien épanouie, chez la plupart de nos créateurs littéraires.

Ceux qui ont voulu freiner l’évolution de notre pays, en éliminant systématiquement ses institutions, ont pratiquement réussi dans leur œuvre de dégradation économique.

Ceux qui ont cru pouvoir annihiler notre force créatrice, l’étouffer de leur arrogante ignorance, en ont été pour leur frais. Notre culture est bien vivante.

Aujourd’hui Roland Morisseau n’est plus. René Philoctète l’a rejoint. Davertige a lui aussi franchi le pas. Legagneur et moi, sommes toujours à Montréal. Chacun dans son lieu de studieuse quotidienneté.

Personnellement je continue à maintenir ma présence, de temps à autre, au pays natal, par livres et disques, par certaines activités culturelles, entre autres en compagnie de plus jeune que moi, dont Syto Cavé, les danseurs et danseuses du Ballet folklorique d’Haïti de Nicole Lumarque. Je continue à publier, car que me reste-t-il d’autre, que ce geste combien fraternel, de lente, longue patience, qu’est l’écriture ?

          Je suis l’aubain dans la cité des hommes de ma race
          Je suis celui qui sort de toutes part et qui n’est point d’ici
          et porteur du levain à tout un peuple azyme
          je viens par les chemins mouvants de l’eau
          avec mission de préserver l’ardente boucle de la soif
          ce nœud de sable à la frontière du tangible.


Pour regarder l'auteur donner cette conférence en public, voir le lien vidéo en bas de cette page.

Pour regarder l’auteur donner cette conférence en public,
voir le lien vidéo en haut de cette page.

Ce texte d’Anthony Phelps, « Haïti Littéraire : Rupture et nouvel espace poétique. Exemplaire fraternité » est extrait d’une conférence prononcée le 20 octobre 2005 à Lehman College (CUNY) dans le Bronx et à l’Ambassade d’Haïti de Washington, D.C. le 27 octobre 2005. Le texte est revu par l’auteur et publié pour la première fois sur Île en île en septembre 2006.

La vidéo disponible ici est celle de la conférence donnée dans le Bronx, avec une sélection des réponses de l’auteur aux questions du public.
Caméra : Yves Dossous.

* * *

Anthony Phelps, Haïti Littéraire : Rupture et nouvel espace poétique. Vidéo de 54 minutes, mise en ligne d’abord sur Dailymotion (le 13 mai 2011) ; disponible sur YouTube depuis le 8 juin 2013.

© 2006 Anthony Phelps
© 2011 Île en île pour la vidéo
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  • icon_audio « Mon Pays Que Voici » (deuxième partie) par Anthony Phelps. Lisez et écoutez le poème, lu par l’auteur.
  • icon_audio Pierrot le Noir, extraits du poème de Jean-Richard Laforest, Émile Ollivier et Anthony Phelps, dits par les auteurs, avec des chansons de transition de Toto Bissainthe.
  • « Que meure la chanson de la mort », poème écrit collectivement pour Marie Chauvet, par le groupe Haïti Littéraire – Davertige (Villard Denis), Roland Morisseau, Serge Legagneur, Anthony Phelps et René Philoctète – en 1963.

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mis en ligne : 1 septembre 2006 ; mis à jour : 25 avril 2021