René Depestre, Le multiple ailleurs d’Haïti – Boutures 1.4

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Réflexions
vol. 1, nº 4, page 42
René Depestre

D.R. éditions mémoires

 

17 décembre 2000, Lézignan-Corbières

Cher Rodney Saint-Éloi,

Je vous remercie d’avoir bien voulu me faire parvenir la revue Boutures, merci également de partager avec moi la justesse (désespérée?) des chants de J’avais une ville d’eau, de terre et d’arcs-en ciel heureux. Il m’est agréable de vous rencontrer en compagnie de Georges Castera, poète vrai, esprit libre, que j’admire depuis toujours.

J’ai pris connaissance avec ferveur des pages de Boutures: la revue regarde en face, dans les yeux, l’Afrique, la Roumanie, l’Inde, Haïti, le monde étrange que l’on est en train de nous faire. Boutures a déjà tout pour tenir éveillé le sens critique des réalités de la mondialisation en cours. Vous avez raison de rejeter la version miniaturisée de l’identité qu’impose aux Haïtiens le vieux système d’enfermement de leur aventure historique.

Aujourd’hui, à une échelle sans précédent, les cultures se mêlent les unes aux autres. L’interdépendance transnationale connaît une ampleur jamais vue. Une autre conscience est nécessaire pour élargir la perception du caractère de plus en plus multiple de l’identité qui est à l’oeuvre dans chaque culture. Dans l’actuelle donne de l’économie de marché et sur la nouvelle carte du monde qu’elle a modelée les repères culturels commencent à se recouper entre eux dans un fascinant espace cosmopolite. «Boutures» m’a l’air de vouloir dépasser l’étroitesse nationale qui cloisonne et enrégimente souvent l’imaginaire des cultutes. Boutures se place d’emblée hors des sentiers battus. Elle recherche le neuf sans jargon rébarbatif, et sans outillages intellectuels magiques. Je me réjouis du nombre croissant de femmes qui éclairent de leur jour les rangs de la nouvelle intelligentsia haïtienne. Vous avez opté, visiblement, pour une culture de résistance à toutes les formes de barbarie. À vos yeux vigilants l’enfermement identitaire ne constitue pas le fin mot de la civilité démocratique dont on a besoin Haïti pour rejoindre l’oxygène de la société civile internationale en formation sur l’ensemble de la planète. Alléluia pour Boutures! Bonne route à sa brillante et courageuse équipe de collaborateurs!

Pour mon humble part, à l’âge de vieil homme où je parviens, il faut se dépêcher de dire les choses que, de toute une vie d’épreuves, j’ai gardées par-devers moi, avec l’espoir de pouvoir, dans les vieux jours, les exprimer avec force, tendresse et maturité du corps et de l’esprit. C’est pourquoi j’ai quitté Paris et que je n’ai pas regagné Jacmel pour travailler, en solitaire, (en nomade enraciné dans les Corbières françaises), loin des effets de groupes, des débats culturels, des colloques, des fiévres associatives, des festivals racoleurs de poètes…

Comme pour des milliers de nos compatriotes, être haïtien aura été pour moi un point de départ. Maintenant: le multiple ailleurs d’Haïti débouche sur la seule et même planète, et la commune histoire, que les diverses humanités, pour le meilleur et le pire, sont en train de constituer. Du fond de ma petite juridiction personnelle – aboulique au blâme comme à la louange – j’adresse un salut fraternel au chemin que Boutures ouvre à l’horizon des Haïtiens, avec des idées, des formes, des rêves qui se lèvent tôt dans la marche tragique de leur histoire. Joyeux Noël! bonne année 2001! bon troisième millénaire! avec, cher Rodney Saint-Éloi, mes sentiments admiratifs et affectueux.

René Depestre

P.S. Ci-joint la photocopie d’un petit texte que j’ai publié dans un journal de Montpellier. Il vous donnera une idée de l’état d’esprit et de visibilité qui m’aide à passer au XXIème siècle…

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mis en ligne : 2 octobre 2002 ; mis à jour : 17 octobre 2020