Jean-Claude Charles, L’enracinerrance – Boutures 1.4

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Réflexions
vol. 1, nº 4, pages 37-41

L’Enracinerrance

© Daniel Lainé

© Daniel Lainé

Voilà trente ans que je proclame mon enracinerrance. D’un mot-valise fabriqué par moi, utilisé pour la première fois dans mon essai Le Corps noir (éd. Hachette-POL, Paris, 1980) et depuis constamment réitéré.

1. La dernière fois, c’était à Duke University, en Caroline du Nord, devant des étudiants qui avaient travaillé en séminaire sur mon livre consacré à l’exode des Haïtiens,De si jolies petites plages (éd. Stock, Paris, 1982). Pour aller vite: j’avais écrit et publié un certain nombre de textes marqués par le fait qu’ils se fabriquaient en migration, qu’ils n’étaient pas sédentarisés dans un espace national. Dans cette double démarche (création et mise en pratique simultanées d’un concept), Raoul Peck m’a fait signe. Il ne s’agit pas ici de reconstituer des familles, et encore moins de hiérarchiser. Simplement repérer des constellations de plus en plus visibles. C’était avant la chute du Mur, Peck a fait le voyage de Berlin à Paris, il me demande d’écrire un scénario avec lui, je n’avais encore vu aucun de ses films, il avait fait Haitian Corner, qui n’était pas sorti, il avait lu un ou deux de mes livres, quelques récits de voyage dans le Monde. À la projection, j’ai reconnu le premier long métrage d’un type qui filme avec un accent, mais quel accent? J’ai dit oui pour l’écriture du scénario. Un peu par curiosité, et aussi parce que l’air de Berlin allait me changer un moment de l’air de Paris.

2. Quand j’écrivais De si jolies petites plages, j’avais souvent en pensée le travail de l’écrivain américain James Agee. Lui-même avait travaillé en compagnie d’un artiste visuel: le photographe Walker Evans. Malgré les obligations de la commande – enquête sur une catégorie de petits blancs pauvres en Amérique profonde, Agee a pris le risque de parler seul, en espérant sûrement que quelqu’un entendrait. Dans Louons maintenant les grands hommes, il écrit ceci: «Une partie du temps vous écrivez pour tous les hommes qui sont vos égaux et vos supérieurs, et une partie du temps pour tous ceux qui sont abusés et captifs, et une partie du temps pour personne. Une partie du temps vous essayez de communiquer (pas nécessairement de plaire); une partie du temps vous essayez d’énoncer, communication ou pas du tout»…

Pour moi, il ne s’agissait pas de faire comme Agee; simplement l’horizon de son travail me paraissait fort attachant, sur le plan du rapport entre reportage et écriture littéraire, documentaire et création. Il y a quelque chose de cet ordre-là chez Raoul Peck, à des degrés divers. Il y a cela chez lui dès ses premiers petits films, je pense à Merry Christmas Deutschland, je pense à Lumumba – La mort d’un prophète: Ce saut qualificatif qui fait décoller avec la matière la plus lourde à porter et atteindre un lieu de grâce.

3. Lorsque Jean Jonassaint, actuellement professeur à Duke University, affirmait que je suis «Le plus autobiographique des écrivains haïtiens» (Je cite de mémoire) il avait raison. Quoique je n’aie pas écrit d’autobiographie. Je tiens à l’adjectif «autobiographique». N’importe lequel de mes textes rend compte de cette préoccupation, y compris celui-ci bien sûr, où je passe par mon trajet pour dire deux ou trois choses que je perçois de Peck, cinéaste. Il faudrait dater l’époque où Jonassaint me détachait, sur le plan des occurrences autobiographiques, de la masse de la production littéraire haïtienne. Cela n’est plus vrai et c’est tant mieux. Dans les années récentes, d’autres écrivains se sont mis à utiliser le matériau de leur vie pour écrire: je pense notamment à mon ami Dany Laferrière, il faudrait souligner la nouveauté de ce phénomène dans l’histoire littéraire haïtienne, traditionnellement adossée au seul sujet collectif. Il faudrait prendre la mesure du chemin parcouru. Et son sens profond dans un pays comme le nôtre. Mon autobiographie est encore devant moi. Pour le moment, il est permis d’imaginer un montage-fragments de mêmes textes qui serait déjà une esquisse autobiographique de même qu’il serait permis d’imaginer un montage d’extraits des films de Peck qui produirait un effet comparable. À une difficile condition, il est vrai, dans tous les cas de figure: démêler fiction et réalité. Celles-ci restent imbriquées dans tous mes textes. Seule ma parole, la parole de l’auteur pourrait être d’une aide déterminante. Cela supposerait une certaine qualité de mémoire, comme une exigence éthique. Sur le plan de la mémoire, j’ai l’air de fonctionner bien. Quant à la question éthique, je me permettrai de livrer un seul exemple: tous les rêves de mes livres sont les miens, j’ai constamment à l’esprit l’idée d’un relevé onirique au plus près de ma vie de dormeur, je n’ai jamais accueilli dans mes livres un seul rêve que je n’avais pas fait vraiment, je n’ai jamais arrangé un rêve.

4. J’ai écrit quelque part: «La vie a plus d’imagination que moi». Ce n’est certes pas une idée bien originale, et cela doit être dans je ne sais plus quel livre, j’ai mis ces mots dans la bouche d’un personnage de fiction qui me ressemble comme un frère, et beaucoup ont écrit que cette fiction est originale. Ce paradoxe n’est pas un hasard. je pense que la meilleure façon de coller à une vérité est de coller à la mienne. La fiction fait aussi partie de ma vérité. Elle est ironique souvent. «À histoire tragique, écriture ironique», ai-je écrit aussi. S’agissant de l’histoire (qui continue) des boat people d’Haïti, exercer cette ironie était sans doute une forme de pudeur. Mais c’est au réel que je tente de coller, à un réel collectif comme à un réel intime, à l’historique et au personnel, dans un même mouvement. À ce qui me semble être la vie vraie (qui n’est pas «la vraie vie» de Rimbaud, laquelle est ailleurs, comme il l’assurait). Je dirais que, au-delà de l’écriture, c’est la vie vraie qui m’intéresse, j’irais jusqu’à dire cela si, en avançant dans le temps, cette affaire d’écriture ne me paraissait de plus en plus complexe. Toujours cette vieille affaire entre l’histoire et le corps, l’écriture de l’Histoire et l’écriture du Sujet. Que ces majuscules finissent par lasser n’évacue pas la question: Artaud et Maïakovski. Pas davantage que cela ne règle la seule question qui ait toujours compté à mes yeux: arriver au sentiment de produire quelques objets volants relativement identifiables, où je prends le parti des hommes et des femmes qu’on empêche de circuler par exemple, qu’on arrête, qu’on refoule, qu’on enferme; où je prends le parti de ceux qui souffrent sous le poids du monde injuste qui leur est fait.

De même, il me semble que Raoul Peck a fait quelques films utiles. Je pense à Desounen Dialogue avec la mort. Souci commun: faire en sorte de dévoiler l’intolérable au plus vaste public et avec la plus grande efficacité possible. Prendre le risque de parler seul fait aussi parfois partie du programme. Écrire pour sauver à la fois sa peau et celle des autres est un pari honorable. Il y faut beaucoup de volonté, un peu de rage, et quelque humour. Se laisser contaminer par l’énergie contagieuse des peuples, pourquoi pas?

5. Le concept d’enracinerrance est délibérément oxymorique: il tient compte à la fois de la racine et de l’errance; il dit à la fois la mémoire des origines et les réalités nouvelles de la migration; il remarque un enracinement dans l’errance. Jacques Derrida propose, pour lui-même, qu’on parle de destinerrance: un destin d’errance. Ce n’est pas notre affaire. J’ai raconté ailleurs mon choix de l’exil à l’âge de vingt ans – j’en ai maintenant cinquante. Dans un courrier programmatique, Raoul Peck m’interroge: «Une biographie de l’exil? Créateur de la Diaspora? Littérature de l’exil? Ces termes veulent-ils encore dire quelque chose aujourd’hui? Ne devrait-on pas refuser ces raccourcis qui ne tiennent guère compte du vécu d’une génération qui, même en s’étant adaptée aux différents exils (USA, Canada, France, Afrique, etc.) se sent plutôt citoyenne du monde, tout en revendiquant un ancrage d’origine et leur richesse (métissage?) culturelle? État des lieux». On est plus près du but, mais revenons à la proposition de Derrida: il l’énonce donc pour lui-même, et bien entendu, il est le seul habilité à énoncer quelque chose du sentiment profond de son destin d’errant.

Pour ma part, je suis un enracinerrant. Aucun autre terme dont j’aurais pu disposer ne me convient. je ne suis pas un «écrivain migrant», même si je suis en perpétuelle migration, dans un triangle dont Haïti serait le sommet fuyant, les États-Unis et la France, les angles de base… et l’on voit tout de suite les limites de la métaphore. Car ici, les racines sont au ciel et à la base il y a des branches et d’infinies possibilités de greffes. Dans l’ensemble, pas mal d’espace pour circuler, voltiger de liane en liane, changer d’arbre, etc. Et il y a aussi des lieux où j’ai très peu vécu, qui n’ont pas apporté grand-chose à ma création, où j’ai vécu sans ancrage local (le Mexique par exemple). Il me faut donc passer par tout ce que je ne suis pas, vaste programme, pour finir par donner à Raoul Peck une réponse que je connais depuis au moins trente ans, à la vérité cela remonte plus loin…

6. Je ne suis pas un «écrivain cosmopolite», un «écrivain citoyen du monde», tout ça est trop vaste, le cosmos c’est grand, le poids du monde trop lourd pour mes faibles épaules, je ne suis pas un «écrivain sans frontières» ça fait trop humanitaire, même si l’humanitaire ne me répugne pas, mais c’est un autre métier, je ne suis pas un «écrivain transational», même si la notion des écritures transationales a quelque validité, ça sent trop la mondialisation à tout-va. Une «biographie de l’exil» supposerait que je me sente exilé quelque part. Ou alors exilé partout, nulle part chez moi? Cette dernière hypothèse est moins improbable. Je connais mal ce qu’Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau appellent le Tout-monde, je me promets de creuser la question.

Écrivain de la diaspora sûrement, à condition que l’on comprenne que ladite diaspora participe de la réalité même d’Haïti, qu’il ne s’agit pas d’une entité homogène, étrangère à ce qui serait «l’authentique Haïti », on connaît le blabla habituel de ceux que j’appelle les flics de l’identité. Je consentirais volontiers à croire que je suis un écrivain de la rue où je suis né à Port-au-Prince, et encore un pâté de maisons, la rue de l’Enterrement, appelée aussi, tenez-vous bien… rue de la Révolution, eh oui je suis né sous le signe de ce gag-là. N’empêche, c’est à partir de ce bout de rue que je vois un peu de notre planète et que je fredonne, entre deux avions, comme je peux, c’est-à-dire mal: «Non pas le temps, je n’aurai pas le temps, pas le temps»…

C’est à partir de la rue de l’Enterrement que je me contente de soulever une de mes préoccupations fondamentales: la libre circulation des hommes, des idées et des créations. Le concept d’enracinerrance s’inscrit dans la logique d’une idée simple: laissez circuler le monde entier! Cette idée ne semble pas simple pour ceux qui nous gouvernent, ni pour une part des peuples. Elle soulève des problèmes difficiles à résoudre, parfois apparemment impossibles. Je persiste à penser qu’elle existe dans le mouvement même du monde. En tant que créateur, je revendique le droit de n’exercer aucune police de l’identité.

Le travail de Peck, comme le mien, comme celui de nombreux autres aujourd’hui, est un manifeste en mouvement contre les petits enfermements nationaux ou ethniques. Notre travail, dans ses intentions, dans sa fabrique, dans ses sens, et dans ses effets qui restent encore à mesurer, ruine toute possibilité de retour à la sédentarisation dans un espace national ou ethnique. J’ajouterai que nulle part au monde, on ne pourra faire l’économie d’une approche imaginative et humaine du phénomène de l’enracinerrance. Il appartient aux écrivains et aux créateurs d’en réaffirmer sans cesse la part de lumière.

7. La sédentarisation de ces travaux contemporains que je place dans la constellation de l’enracinerrance dans un espace national ne correspondrait nullement à nos trajets. Il suffit de lire nos biographies. Il suffit de s’intéresser à nos langues. Vers la fin de la glaciation planétaire? Pour l’écrivain et le journaliste que je suis, il ne s’agit pas tant du mouvement du corps sur la planète que de la mise en mouvement, dans la langue, des lieux traversés, des cultures rencontrées, des langues données, apprises, acquises, reprises, et je pense également aux langues qu’on perd, aux langues qui se barrent, aux langues qui vous abandonnent, aux langues que vous laissez filer par la fenêtre et qui reviennent par la porte, la mise en mouvement, la mise en écriture du monde à partir du regard de l’enfant qui a grandi.

L’enracinerrance en mouvement part d’un petit bout de rue à Port-au-Prince, prend la mer, file vers le Mexique, passe à New York, fait l’aller-retour entre cette mégapole et Strasbourg, flâne au Texas, débarque à Paris, y installe durablement son bivouac, fait l’aller retour entre Paris et New York, organise des virées en diverses contrées… Assurée de la racine et de l’errance, elle n’a pas peur des mots des autres. Elle dit oui à la mondialisation des flux d’écritures, de signes, de sons. Oui à la migration des genres à l’intérieur d’un texte qui, du coup, devient a-typique. Oui à la part d’ombre que marquent les textes et qui s’accorde à un vécu (pourquoi pas?) transnational.

Avec quel passeport voyage-t-elle? Où fait-elle l’amour, des enfants? Où vote-t-elle? Où paye-t-elle ses impôts? Triviales poursuites. Dans son livre jusqu’au bout de la patience (éd. Velvet, Port-au-Prince, 1998) où Raoul Peck rend compte de son expérience de ministre de la Culture en Haïti, on voit bien les difficultés pour certains enracinerrants à affronter les lourdeurs, voire la brutalité de la conception sédentaire du monde. Peck parle avec une froide colère de ses démêlés anciens aux frontières avec officiers d’immigration et douaniers… quand il n’était encore ni officiel politique ni cinéaste reconnu.

8. Je me suis rarement posé la question du courage. À certains moments, on fait ce qu’on croit devoir faire, c’est tout. Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’expérience haïtienne réfugiée aux Etats-Unis, aux Bahamas et à Porto Rico, je ne me suis pas posé la question du courage, ni des dangers. À distance du temps d’investigation, cette expérience, quoique douloureuse pour les réfugiés, aura débouché sur des horizons de vie transnationale. La plupart des ex-boat people et réfugiés ne rêvent pas d’une vie meilleure seulement aux États-Unis, mais également en Haïti. Il ne s’agit pas d’abandon de la terre natale. Il ne s’agit pas de transports béats dans les bras de l’Oncle Sam. La pulsion migratoire ne biffe pas l’origine, elle cherche à transformer l’horreur des conditions de l’origine, tout en gardant l’espoir suscité par la terre rêvée (d’accueil ou de mal-accueil ou de non-accueil). C’est de l’histoire in progress. Je pense à Making History, le titre d’un disque et d’une série de poèmes de mon ami Linton Kwesi Johnson, jamaïcain de Londres qui chante: We’re here to stay» (Nous sommes ici pour rester). Il ne renonce ni à l’Angleterre ni à la Jamaïque. Ainsi sont les haïtiens, la diaspora haïtienne. Ainsi suis-je, Français d’adoption, respectueux des règles du jeu citoyen. Le peuple du bateau et le peuple de l’avion partagent cette réalité. Je mélange à dessein mes préoccupations de créateur et celles des autres. L’enracinerrance ne connaît pas la soustraction, mais l’addition.

9. Les questions que me pose Raoul Peck, je les ai beaucoup croisées. Je me les pose en tant qu’écrivain, malgré le travail sur quelques films pour la télévision française. Nous nous les posons beaucoup entre écrivains. J’ai dit en quoi je ne suis pas satisfait de la destinerrance de Jacques Derrida, mot-valise sans tension entre les deux termes, marquant un redoublement de fatalité (le destin de l’errance). Ce désaccord est mineur par rapport au phénomène du nombre des créateurs aujourd’hui à se poser cette question majeure de nos places dans les sociétés que nous habitons ou que nous traversons et ce que nous en faisons, de ces habitations, de ces traversées.

Il semblerait que nous ayons besoin de nommer l’affaire. Entre Paris et Montréal, la romancière Régine Robin se pose la question «des discours en retard sur la vie». Il y a aussi, à mon sens, des discours en retard sur les travaux de leurs propres auteurs; des pratiques en avance sur l’époque et qui ont du mal à trouver leurs mots. Lors de ce colloque de Duke, Robin a évoqué «un devenir diasporique qui se met en place», un «nouveau nomadisme», le «devenir pluriel de nos sociétés», la question des rapports entre un écrivain et sa communauté, la judaïté dans l’écriture (mentionnant Edmond Jabès et Philip Roth). Elle s’est souvenue du concept des «écritures migrantes» et des écritures métisses» (Robert B. Oriol et Fournier), des «écritures de la migrance» Émile Ollivier), des «écritures hybrides»… Elle avait relu Mille Plateaux de Deleuze et Guattari, et bien sûr «rhizome» ou «racine», ça ne remplace pas les créations elles-mêmes. Elle dit merveilleusement (je cite d’après mes notes) qu’elle écrit «dans la distance mise entre soi et soi, dans une dessaisie de soi, dans un tiers-lieu»… Paol Keineg, dont je n’avais eu aucune nouvelle depuis Le printemps des bonnets rouges, pièce culte des années soixante-dix, a risqué le terme de «distance», avec une telle intonation qu’on sentait bien la montagne de nuances qu’il recouvrait (ce Français ne peut plus écrire qu’aux États-Unis). Venu de l’Ontario francophone, le poète et romancier Hedi Bouraoui a développé son concept de «l’écriture interstitielle», à savoir qu’il écrit dans les interstices des nombreuses cultures qui l’habitent et dont aucune chez lui n’est hégémonique… Les films de Peck auraient pu servir de parfaits supports à ces débats. J’ai mis un peu de temps par exemple à comprendre que l’accent du cinéma de Peck avait une composante allemande, il y en a d’autres. Est-il vraiment nécessaire de trouver les mots singuliers qui s’accordent aux langages singuliers des créateurs? Parfois ça aide, parfois ça pèse, ça ralentit. Prendre le risque de penser à plusieurs, pourvu que ça pense? Souvent je me contente de la lecture publique, sans débat.

10. Fiction ou documentaire, l’écriture du réel est une question-clé dans le cinéma de Peck. Nos séances de travail sur le scénario m’ont montré à quel point ce cinéaste accorde de l’importance à cette question. Ce cinéma nous conforte dans l’idée que les rapports fiction/réalité ne doivent pas être de simples collages. Ils ont une dimension structurelle. D’autre part, on sait que les notions de «réalité», «vérité», etc., au moins depuis les travaux de Michel Foucault, ont été vigoureusement interrogées. Il reste entendu que le créateur engage le pari d’un regard personnel, et que la prise du pouvoir par l’imagination est théoriquement sans limites. Je me suis toujours donné des limites, notamment formelles, cela me laisse une grande liberté. Je sais que mes relevés oniriques ont une limite esthétique (l’horizon du surréalisme début de siècle par où vers l’âge de quinze ans je suis entré en poésie et en littérature, et que j’ai abandonné par méfiance envers le délire métaphorique); et une limite neurologique (celle de la mémoire des rêves, sans parler de ma vieillesse à venir). La conscience de cette double limite me rend d’autant plus attentif à l’écriture des rêves, et à l’écriture des fictions. Comme la conscience des limites du regard sur le réel me rend également attentif à la question de l’écriture du réel. Si l’on admet que l’illusion naturaliste est morte et enterrée depuis longtemps, il me semble que le plus souvent Raoul Peck s’en tire très bien. Pour ma part, j’écris plus difficilement aujourd’hui qu’à vingt ans, mais j’ai le sentiment d’être un meilleur écrivain.

11. La fréquentation des artistes visuels et des musiciens m’aide encore à élaborer une réflexion qui me maintienne lors des illusions crypto-romantiques de l’inspiration. Les facilités d’écriture de ma petite période mexicaine (1970) et de ma première période new-yorkaise (1971) se sont éloignées de moi à mesure. Il a fallu passer par la modernité théorique de l’époque, jusqu’à ce que j’accepte l’idée de travailler dans une fabrique, que j’écris mes livres autant qu’ils m’écrivent, que j’y dépose une certaine quantité de ma propre viande. De la découverte de Rimbaud vers l’age de quinze ans, à la haine du délire métaphorique, en passant par la mouvance surréaliste, j’étais un jeune homme tranquille. Les années soixante-dix, c’est-à-dire mes premières années d’enracinerrance, ont sauvé la suite de mon trajet d’écrivain. À force de frotter ma peau à d’autres peaux, à force de frotter ma langue à d’autres langues, j’ai fini par éprouver ce que Foucault appelle «l’épaisseur historique de la langue», et par vouloir secouer celle-ci. Averti des conditions de production dans la fabrique, du réel en tant que construction, du comment ça vient, comment ça se fait, comment ça se finance, comment ça s’écrit, comment ça se raconte, comment ça rend cinglé des fois, etc., j’étais fin prêt pour devenir écrivain-journaliste. De ma critique de l’invention du corps noir, au compte-rendu de la difficile invention de la démocratise en Haïti, l’orgie de réalité que je me suis payée aura plutôt été féroce. J’ai constamment risqué d’y perdre l’oeil, la main, l’oreille, et c’est la fréquentation des artistes visuels et des musiciens, notamment le jazz américain, qui m’a sauvé. À supposer que je sois sauvé. Il serait trop long d’analyser le processus. À part des «fous» comme Guyotat par exemple, le saut qualitatif dont je parlais plus haut a un ennemi vigilant chez les écrivains: la langue programmée par les usages dominants. Aller voir ce qui se passe chez les autres littéralement et dans tous les sens peut être une démarche agréable et utile.

12. Je voudrais terminer par un respectueux salut au poète Magloire Saint-Aude, dont on peut trouver désormais les Oeuvres complètes, dans une magnifique édition établie par François Leperlier (chez Jean Michel Place, Paris, 1998). Au moment où l’excuse de l’insularité est une tristesse de moins en moins évidente, je renvoie à l’hommage que l’écrivain Patrick Leigh Fermor adresse à ce mort immense, plus vivant que tant de contemporains, dans son récit de voyage en Haïti, vers 1947, je crois, Vents alizés (Paris, Payot, coll. Voyageurs). Patrick Leigh Fermor a lu et admiré les poèmes de Saint-Aude, qu’il a également rencontré dans un café de Port-au-Prince. Saint-Aude a pris ses distances avec à peu près tout le monde, ne se fait pas d’illusion pour rien. Dans un avion, Fermor parle du poète à un bourgeois haïtien. Celui-ci tient un discours odieux. Je ne peux m’empêcher de penser que l’enracinerrance me libère du fantôme de ce bourgeois des années quarante, «tiré à quatre épingles», et qui «sourit d’un air tolérant» en disant à haute et intelligible voix que Magloire Saint-Aude, l’un des meilleurs écrivains de son temps, celui qu’André Breton tenait pour l’un des plus grands de ce siècle, Saint-Aude était quelqu’un qui ne faisait rien, et Fermor citant le bourgeois «Rien, si ce n’est ces poèmes qu’il écrit».

New York, mars 2000

bout

Jean-Claude Charles
Poète, romancier, essayiste et journaliste haïtien, est né à Port-au-Prince, le 20 octobre 1949. Vit entre New York et Paris. Oeuvres principales: Négociations, poèmes, Paris, 1972; Sainte Dérive des cochons, roman, Montréal, 1977; Bamboula Bamboche, roman, 1984; De si jolies petites plages, Paris, 1982.Un essai de l’auteur, Quelle fiction que faire? a paru aux Éditions Mémoire en 1999.

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mis en ligne : 2 octobre 2002 ; mis à jour : 29 octobre 2020