René Depestre, Adieu au court vingtième siècle – Boutures 1.4

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Réflexions
vol. 1, nº 4, page 43

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L’an 2000 n’éveille en moi aucune émotion particulière. Mon état d’âme est vieux de dix ans.

Il remonte aux années 1989-1991. On a changé de siècle et de millénaire avec l’effondrement du mur de Berlin et de la «grande muraille» soviétique et chinoise.

Un historien anglais, Eric Hobsbawm, apporte son eau de savant à mon humble moulin de poète, quand il parle admirablement des réalités du «court XXe siècle». Commencé en 1914, il a pris fin en 1991.

Soit soixante-dix-sept ans de création et de terreur. L’horizon d’attente des millénaristes de tout poil répond mal à leurs malsaines illusions.

Tant pis pour les Trissotin, les Homais, les Dr Diafoirus de la mauvaise nouvelle.Leur apocalypse n’aura pas lieu.

Avec neuf ans de retard, voici à mes yeux la grande (et bonne) nouvelle de l’an 2000: «Il n’y a pas de paradis du passé à retrouver, pas de paradis à édifier sur la terre comme au ciel, pas de fin de l’histoire, pas de terre promise, pas de messie présent et à venir» (Edgar Morin, 1981). Rien n’est jamais acquis; rien n’est seulement rose, blanc, noir ou bleu, rien n’est joué une fois pour toujours, rien ne bénéficie de la garantie d’un Dieu, d’une idéologie, d’un parti ou d’un État. La vérité renaît sans cesse de ses cendres parce que l’erreur est aussi un oiseau Phénix.

Il n’y a donc pas de salut historique. Levé dans l’histoire mystique du monde méditerranéen, le mythe du salut et de la rédemption s’est infiltré avec rigueur dans le contrat social et le processus de civilité démocratique et de la laïcité issus de la Révolution française.

Aucune figure christique (le Christ ou le Prolétariat), aucune idée de la Passion ou de la Révolution, n’effacera les «péchés» de la vallée de larmes. Aucune transcendance religieuse n’apportera les bienfaits d’un bain chaud à une terre immergée dans «les eaux glacées du calcul égoïste». Nous ne serons jamais délivrés du mal parce que le bien fraye son chemin à travers les divers maux de la vie en société. L’erreur et la vérité ne peuvent se passer l’une de l’autre.

Mais il arrive à la vérité de fausser compagnie à son alter ego. Dans une telle complexité, l’histoire de la comédie humaine n’est ni régulière ni rectiligne.

C’est l’inverse de la promenade des Champs-Élysées.

Adieu à l’idée du salut (individuel ou collective Adieu aux utopies messianiques. Aucune évolution, ni aucune causalité, n’est linéaire. De redoutables causalités, pour le meilleur et le pire, occupent notre horizon: la révolution télématique et l’hégémonie de l’économie de marché.

Est-ce une «mondialisation citoyenne» que l’on est en train de nous faire?

Quelle sorte de société civile internationale a commencé à fonctionner dans la vie sociale et politique de la planète? Que croire? Que faire?

La seule (formidable) utopie qui tient bien la route est la notion d’humanité elle-même. Pour sortir de l’animalité, les hominiens, malgré les échecs accumulés, ne s’avouent pas vaincus.

Leur fragile tissu humain, blessé, déchiré, humilié par les malheurs du monde, se reconstitue à chaque grande crise de leur pathétique histoire.

Le XXIème siècle reçoit avec le passage du témoin l’espoir de changer les maladies infantiles de la condition humaine en suprême santé d’un art de vivre ensemble dans le droit, la justice, la paix et la fraternité.

Pour la première fois, l’aventure de cette espérance a un horizon planétaire devant elle.

Toutes les cultures vont pouvoir participer à la rénovation de notre sens du bien et du mal, à l’universalisation des droits de l’homme et du citoyen, à l’humanisation des règles de l’achat et de la vente qui irriguent les contacts de commerce et de civilisation. Un tel sursaut de civisme mondial apporterait à la mondialisation l’oxygène qui lui manque.

Individus et États membres des Nations Unies devraient prendre des risques pour un monde meilleur qui maîtriserait les crises de civilisation, les crises de la vie urbaine et rurale, les crises du sens et des valeurs qui secouent les ethnies, les religions, les repères philosophiques. Depuis Platon et Pascal – on sait que les humanités, toujours en crise et en agonie – ont le souci de garder leurs lampes allumées.

La «belle amour humaine» ne viendrait pas aux cultures qui s’endorment sur le rôti.

Ce texte a paru dans le Midi Libre, Montpellier, 23 mars 2000

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mis en ligne : 2 octobre 2002 ; mis à jour : 11 janvier 2021