Jacques Gourgue, L’émergence de la peinture naïve en Haïti – Boutures 2.1

Boutures logo
Réflexions
vol. 2, nº 1, pages 33-37

 

S’il existe une esthétique picturale haïtienne, c’est essentiellement au mouvement naïf que le pays le doit. Ce mouvement émergea dans les années quarante tel un conte de fée. Un américain, Dewitt Peters, créa en mai 1944 un foyer d’enseignement artistique, le centre d’Art, et comme par enchantement, il vit affluer de toutes parts des œuvres originales. Qui étaient ces artistes ? Ils venaient en majorité des milieux populaires. La plupart n’ayant eu aucune éducation artistique, d’où tenaient-ils leur art ? Quant à ceux qui s’y sont frottes, ils ont à peine reçu un cours de dessin a l’école primaire. Rien de substantiel. Alors comment ont-ils réalisé de telles œuvres ? D’où viennent ces images, ces couleurs ? Qu’est-ce qui les organise, fait qu’elles apparaissent justement ainsi et pas autrement ? Comment expliquer la soudaine créativité d’un milieu qui ne se souciait guère de problèmes artistiques ?

Posées ainsi, ces questions rendent l’esprit perplexe. Elles sous-entendent un surgissement soudain de la peinture dans la culture haïtienne, sans aucun signe avant-coureur. Du jour au lendemain des quidams seraient devenus des célébrités parce que métamorphosés en artistes peintres ? Pareilles idées méritent-elles plus qu’un sourire ? Pourtant quelque chose de cet ordre tourmente les réflexions de ceux qui se penchent sur les premiers bégaiements de la peinture haïtienne, car avant l’avènement du mouvement naïf, l’art plastique relève d’une pratique marginale. Les peintres étrangers qui ont œuvré sur le sol national au XIXe siècle n’ont pas fait école. Risquons qu’ils se sont heurtés à ces préjugés gluants que nous avons tant caressés. Les quelques tableaux qu’ils ont laissés ont longtemps disparu des demeures qui méconnaissent la conservation et la restauration. L’ignorance agressive d’une minorité pansue qui n ‘est, ne l’oublions pas, que la rançon de l’analphabétisme imposé à la majorité n’exclut pas toute éducation artistique. Il est vrai que le plus souvent, cette éducation se limitait au chatouillement d’un piano désaccordé. Formation vigoureuse ? Point. Dans aucun domaine de la création artistique. Quant à l’État, il ne s’est jamais soucié de l’éducation esthétique de la nation. C’est comme si les tensions socio-politiques depuis l’indépendance ont étouffé pendant prés de cent quarante ans toute pousse artistique autre que littéraire. Un changement s’est produit au cours des cinquante dernières années. Le fait pictural est incontournable dorénavant. Mais le plus marquant, à la différence des œuvres confidentielles du siècle passe, la nation se reconnaît dans la production d’aujourd’hui. Tout haïtien qui bénéficie d’un minimum décore ses murs. L’art naïf est partout. Et d’abord, forcement, dans les têtes. C’est là qu’il a survécu, aidé, entretenu par une commercialisation quasi-manufacturière. Il est devenu le faire-valoir d’une société qui le regardait à ses débuts comme une production d’incultes. Et cela a irrité d’autant que l’inculture esthétique de la bonne société était abyssale. Depuis, les gens de poids ont appris sinon à apprécier du moins à monnayer cette production, car l’art naïf est l’un des rares phénomènes culturels du XXe siècle haïtien à avoir un retentissement international.

Les peintres naïfs ont apporté une sensibilité inconnue des générations précédentes, une nouvelle respiration, loin du calque « académique » des artistes qui ont attrapé ça et là quelque formation. Un sentir neuf se dégageait de leurs toiles, c’est vraiment la qu’il faut chercher l’innovation, la modernité plastique haïtienne. Assoiffés de simagrées, les milieux aisés ont d’abord boudé. Ces « analphabètes » barbouilleurs qui se croyaient artistes, étranglaient leur dignité. En effet, qui pouvait comprendre que des œuvres si peu usinées fussent porteuses d’avenir. Il fallait une tournure d’esprit peu répandue sous nos cieux à l’époque. Dewitt Peters lui-même eut du mal à s’y faire. Attaché aux techniques naïves, il ne retrouvait pas dans la peinture naïve la dorure littéraire de l’art savant. En ouvrant le centre d’Art, il destinait son enseignement en priorité aux fils de bonne famille qui assimileraient rapidement les canons établis. Or voila les classes populaires qui lui font un enfant dans le dos. Personne ne s’y attendait, rien ne l’annonçait. Pourquoi le mouvement pictural le plus représentatif de notre culture est-il une création des milieux défavorisés ? Pourquoi son éclosion n’a-t-elle pu se faire plus tôt ? Existe-t-il une créativité tapie dans le peuple haïtien en attente de conditions favorables pour se déployer dans l’espace public ? Ou bien, serait-ce l’érection du Centre qui aurait produit une pensée artistique inexistante auparavant, autrement dit, les conditions auraient enfanté le mouvement naïf ?

Dès 1948, Selden Rodman affirme dans Renaissance en Haïti que Dewitt Peters est « l’instigateur et le gardien du mouvement ». Il cite à l’appui The Haitian People de J.G. Leyburn et Life in a Haitian Valley de M.J. Herskovitz, qui nient l’existence des arts plastiques dans la société haïtienne d’avant les années quarante. Les rares peintres naïfs qui végétaient ici ou là ont dû leur existence publique à la fondation du Centre d’Art, sinon ils resteraient condamnés à une marginalité insignifiante. Autrement Hector Hyppolite, par exemple, qui peignait des temples vaudou et des devantures ne serait devenu Hector Hyppolite. Sa présence, son travail dans l’institution l’ont métamorphosé. C’est là qu’il s’est fait peintre. Cloitré dans sa province saint-marcoise, il se serait évanoui dans un passé indigent. La reconnaissance publique induit une conscience de soi donnant l’assurance de ce que l’on est et fait. Cette image de soi reste bancale tant qu’elle n’est pas partagée par les autres, tant que le mouvement réciproque est grippé. Vivre comme peintre implique un dialogue avec les autres, pas seulement les autres peintres, tous les autres. Cette intersubjectivité, ce dialogue est d’emblée engagé au Centre d’Art. Peters a suscité l’avènement de ce lieu de la reconnaissance qui renforce la connaissance de soi artiste. Médiation miraculeuse, interprétée comme origine ou commencement absolu par Rodman qui y voit une renaissance à l’instar de l’italienne. Miracle profane, certes, où l’on chercherait en vain les arrêts du destin ou quelque mystère surnaturel. Miracle tout de même, à cause du bouleversement étonnant des journées désormais en dehors des jours. Miracle encore parce qu’aucun signe avant-coureur ne l’anticipait. L’enthousiasme de Rodman a transformé Peters en magicien. Rien dans le comportement du fondateur du Centre ne permet d’y souscrire. Il démissionna de son poste d’enseignant à l’institut haïtiano-américain pour créer un espace où l’on pouvait faire et montrer de l’art. Aucune fouille de son passé ne viendra éclairer la réception spectaculaire de son initiative. Son rôle restera longtemps controversé. Pour Rodman, il est l’homme de la providence qui a tout déclenché. On aurait compris que c’est beaucoup trop et pas assez. Car se trouvait déjà un terreau fertile, un milieu fécond : il ne les a pas créés. Mais cet argument peut être contourné en disant que moins Peters que le Centre d’Art, en tant que tel, a coagulé les intentions et propulsé le mouvement. Le fait de réserver un espace officiel à la pratique de l’art a suscité des vocations déferlantes. Inutile de s’évertuer à la recherche d’une poussée artistique d’envergure avant la mise en place de ces possibilités ? Il y a toujours un terreau. Fertile ou non, personne ne saurait le dire tant qu’il n’est pas sollicité, activé dans / par un cadre donné. Prééminence des conditions matérielles ?

Pour un spécialiste de l’histoire de l’art haïtien comme Michel Phillipe Lerebours, le problème est mal posé. Dans sa remarquable étude : Haïti et ses peintres (1989), il réagit ainsi : « Aucun de ceux qui ont écrit sur la peinture haïtienne, ne s’est arrêté à étudier vraiment les origines du mouvement primitif et, de ce fait, la porte est restée ouverte à toute sorte de confusions et volontairement et involontairement les théories les plus fantaisistes ont été accréditées : celle d’une éclosion soudaine du seul fait de la création du Centre d’Art, celle de la génération spontanée voulue par Peters ou celle d’Hector Hyppolite qui, DÉCOUVERT, déclenche le mouvement et le conduit tout seul à bon port ». Une première remarque, Lerebours préfère l’expression « art primitif » à celle « d’art naïf » qui a fini par s’imposer. Il justifie longuement son choix écartant avec force arguments les termes apparentés : art populaire, peintre du dimanche, peintre du cœur et de l’instinct… Il récuse avec Thoby Marcelin la prétendue naïveté de nos artistes en rappelant que leur imaginaire baigne dans un merveilleux qui est un tout autre paradigme. Il y a la un sillon qui mérite d’être creusé plus avant.

Naïf ? Si on entend par là celui qui n’a aucune intelligence de son art, précisons qu’il n’existe pas de production humaine aussi déréglée soit-elle sans intelligence aucune. On ne peut être peintre sans un savoir-faire, même s’il est acquis sur le tas. Or un savoir-faire implique un minimum de compréhension de ce que l’on fait, de sorte qu’une saisie intellectuelle accompagne en quelque sorte l’acte créateur. D’où la critique par Lerebours de la soi-disant « naïveté » d’artistes très conscients de leur capacité. Néanmoins la signification de ce terme ne se limite pas a son aspect condescendant ; elle renvoie pour les peintres européens à une spontanéité du «  vouloir artistique » spontanéité ensevelie sous les subtilités déposées par des siècles de sophistication. Des la fin du XIXe siècle, les artistes occidentaux recherchaient cette naïveté primordiale qui lancerait un regard neuf sur toutes choses. Une fois de plus, le naïf est encore moins naïf puisqu’il s’agit d’un processus d’ « inculturation » complexe ou d’ensauvagement afin de produire une culture plus véridique, plus universelle, plus humaine. Ne l’oublions pas, c’est bien une tradition empêtrée dans des sophistications techniques qui appelle « naïf » l’artiste ignorant ses académismes. C’est en admirant des sophistications techniques qui appelle « naïf » l’artiste ignorant ses académismes. C’est en admirant des œuvres dénuées de toute ancrage académique, comme celle du douanier Rousseau, que l’avant garde européen a anobli la naïveté. Dans cette empoigne avec la « haute culture », l’épithète « naïf » renvoie aux carences techniques, mais il n’est t pas synonyme d’indigence esthétique. La constatation désobligeante n’est pas gommée pour autant puisque l’esthétique d’une œuvre n’est pas indépendante de sa technique. Tant que la formation professionnelle (scolaire) est considérée comme la base du métier, le naïf suscitera des sentiments mitigés.

Lerebours reprend le terme « primitif » qui s’était imposé à l’éclosion de cette peinture en 1945. Le choix n’est guère heureux. Primitif, avorton du colonialisme, signifie culturellement arriéré. L’imaginaire européen regorge de ces êtres des confins du monde aux coutumes étranges. Le modèle anthropologique qui les a popularisés partait du principe que ces peuples n’ont pas connu de civilisation digne de ce nom, qu’ils végétaient à un stade primaire. De plus, au sein de l’Occident, les paysans, les enfants et les fous étaient assimiles aux primitifs. Le paradoxe haïtien est que dans les arts plastiques, les « primitifs » se révèlent les plus inventifs. Si l’absence de formation académique crée d’évidentes limitations – qu’elle entrave par exemple tout projet esthétique très articulé – elle autorise néanmoins des audaces introuvables chez les artistes « cultivés ». À la vérité, ces derniers n’avaient qu’une connaissance rudimentaire de la problématique plastique de leur temps, ce qui entraîna des impasses insurmontables pour cause de dépendance intellectuelle et affective. Ainsi on verra ici ou là des répliques indigentes de ce que l’Occident valorise. Une telle soumission provoque parfois un sentiment d’impuissance, de déréliction ou une surestimation de procédés surannés. Entichés de références plus ou moins célèbres, nos peintres « cultivés » dégageaient tout juste une couleur locale dans les années quarante. Rien de substantiel. Mais il avait ce vernis, petit capital symbolique, qui dans une société largement analphabète passe pour des lumières et permet toutes les arrogances. Leur peinture, qualifiée de « provincialisme bourgeois » par Rodman, a été défendue par Thoby-Marcelin et Derebours comme un surgeon de l’indigénisme. Stricto sensu c’est cette peinture des fils de la bonne société qui mérite d’être appelée primitive, car elle entendait pour la première fois montrer des formes, des couleurs ou la nation se reconnaîtrait. Primitif dans ce contexte renvoie à premier, originel, il n’a rien a voir avec l’innocence naïve. En outre depuis l’exposition sur le primitivisme dans l’art du XXe siècle au Musée d’Art moderne de New York en 1984, la question de la définition de l’art primitif et de ses rapports avec l’art contemporain est ouverte. Primitifs et primitivistes se télescopent, mais c’est une autre histoire.

Les deux termes « naïf » et « primitif » sont inadéquats. Quoi qu’on en dise, ils véhiculent une même idée : un art sans ascendance. Lerebours s’inscrit en faux contre Rodman qui voit en Peters le deus ex machina de la peinture haïtienne. Il s’écrie : « [Rodman] ne se rend pas compte que compris de la sorte, le mouvement se révélerait artificiel, sans lien réel avec le milieu, sa réalité vécue et ses problèmes esthétiques » p.228. C’est la réponse d’un historien d’art qui ne saisit les phénomènes esthétiques hors les filiations bien documentées. La thèse de Lerebours qui rejoint Philippe Thoby-Marcelin revient à ancrer le mouvement naïf dans les courants esthétiques du XIXe siècle haïtien. Dans son Panorama de l’art haïtien  publie en 1956, Thoby-Marcelin souligne : « Il convient d’ailleurs de prendre les faits d’un peu haut, en remontant aux débuts de la peinture naïve en Haïti, car elle n’avait pas attendu la création du Centre d’art pour tenter ses premiers essais. LE PALAIS DE SANS-SOUCI de Desroches, qui fut page à la cour d’Henry Christophe, ainsi que l’ASSOMPTION de la cathédrale du Cap-Haïtien signée d’un artiste du même nom et de la même époque attestent suffisamment qu’elle s’est manifestée dès le commencement du siècle dernier (…). C’est assurément de ce vieux courant d’art populaire que procède le mouvement actuel, et il serait vain de lui attribuer une origine africaine quelconque. » pp. 65-66.

Lerebours qui écrit trente ans plus tard nuance le propos. Il pense que la génération des années quarante brisa finalement les barrières en tous genres qui bloquaient l’émergence d’une plastique nouvelle. Les naïfs ont bénéficié d’une ouverture tangible, d’un décloisonnement manifeste également dans d’autres segments de la société parce qu’ils étaient portes par une lame de fond qui renversait de vieilles idoles. Les indigénistes étaient déjà montés à l’assaut de maints tabous. Des socialistes, des marxistes agitaient la question sociale, questionnaient les structures vermoulues de la république. En quelque sorte la nation ne voulait plus des oripeaux qui la corsetaient, elle était mure pour de l’inédit : « la seule explication plausible de cette nuée soudaine et inattendue vers le Centre d’Art ne peut être que celle-ci ; le Centre d’Art est arrivé au moment propice pour canaliser une esthétique et un mouvement artistique qui végétaient dans l’ombre, refoulés par des forces contraires, et au moment ou ces forces, déjà minées par une longue lutte, étaient en passe d’être remplacées par d’autres plus favorables à la montée de cette esthétique » p. 246. Mais ces œuvres du temps jadis qui confirmeraient cette réflexion ne sont guère disponibles. De sérieuses recherches seraient à entreprendre pour retrouver les premiers enfantements de ce qui resurgit pleinement aujourd’hui. Lerebours suggère un déploiement interne, organique de différents courants artistiques, qui a conduit à la richesse du milieu du siècle. L’art naïf n’a rien de spontané, il est adossé à une tradition que les plus pressés ignorent. Le Centre d’Art a servi de liant : « Le mérite essentiel du Centre d’Art- mérite qui est loin d’être négligeable – est d’avoir coordonné le mouvement en donnant aux artistes la chance de se retrouver ensemble dans une institution ; c’est aussi d’avoir su admettre qu’il était possible et même nécessaire d’aller a l’encontre des préjugés et des habitudes établis ; c’est surtout d’avoir ouvert le mouvement sur des perspectives qui conditionnaient sa survie et son épanouissement. » p.245. Cette thèse tourne en rond car il faudrait que les artistes « connaissent » d’une manière ou d’une autre ce passé esthétique. Or de l’aveu de Lerebours, les naïfs sont des autodidactes. De plus les peintres eux-mêmes, tel Cedor, affirment qu’ils ne se plaçaient dans le prolongement de quoique ce soit, autrement dit, que toute parenté serait problématique. Le paralogisme est patent ; L’historien campe une tradition or les autodidactes ignorant les activités artistiques qui les ont précédés, comment peuvent-ils prolonger cette tradition ? Il ne suffit pas de rappeler l’existence d’un courant populaire au XIXe siècle qui continue sa course, encore faut-il établir les médiations. Thoby-Marcelin et Lerebours ont repéré quelques spécimens d’art naïf des débuts de la république, mais comment comprendre leur disparition dans diverses trappes de la vie nationale, ainsi que l’absence d’impact sur la vie publique ? Leur confidentialité exclut tout rapport avec les fondateurs du mouvement naïf. Alors ?

La difficulté vient de la nature même de l’art. Les réflexions de nos historiens ratent leur objet parce qu’elles éliminent l’aspect principal de l’art : son caractère énigmatique, c’est-à-dire son côté fantaisiste et par conséquent imprévisible. Toute réduction de ce côté essentiel installe l’art dans la prévision, de ce qui le rend encore moins compréhensible puisque tout étonnement disparaît. Il faut donc prendre ce côté hasardeux en tant que tel et pointer autant que faire se peut cette partie insaisissable qui rend les œuvres dignes d’être regardées. L’historien cherche des causabilités explicites ou diffuses. Il saisit le passe comme une suite d’événements ordonnés par des interactions multiples ou éclatées. Il atténue la nouveauté du nouveau en retrouvant son origine dans des événements antérieurs. Rien n’est tout à fait neuf. Tout est compris en termes de processus, comme résultat d’un long cheminement. Ce qui advient est déjà en chrysalide dans le temps. Une explication est toujours possible par le rappel des antécédents. Or dans l’art, il y a toujours de l’inattendu. L’œuvre véritable ne peut être expliquée simplement par ses antécédents.

L’élément de surprise sans lequel il n’y a pas d’art, empêche toute appréhension des œuvres dans une linéarité historique. En surgissant, l’art transforme le présent par une nouveauté qualitative. Cette nouveauté n’est jamais entièrement réductible, c’est-à-dire quelque chose en elle échappe à notre maîtrise. En outre, pour preuve, elle n’est pas reproductible à souhait. Le chef-d’œuvre n’est pas que le résultat du travail bien fait, il dépasse les moyens qui ont contribue à sa réalisation. Dans ce domaine, la maîtrise des moyens, la technicité, ne suffit pas. L’historien ne peut résoudre ce problème, mais c’est sa grandeur à vouloir le cerner au plus prés. Lerebours qui n’en est pas dupe, le pointe à sa manière dans une citation de Sheldon Williams qu’on dirait emprunter à un Haïtien : « Détaché des circonstances, l’art primitif, dans sa montée, son succès, son impact, sur le milieu, demeure un fait inexplicable pour ne point dire mystérieux et donne une apparence de vérité à ce qu’écrit Sheldon Williams au début de son livre, Voodoo and the Art of Haiti » : « Tout ce qui est arrive dans la république Noire a été imprévisible. Les diagnostics, quant au passé, les pronostics, quant à l’avenir, sont également fonctions du hasard et voisins du paradoxe. » (…) p.227.

Une esthétique nouvelle renvoie à un mélange inédit de matière et de formes. Il s’agit de rendre visible, figurable ce qui était infigurable ou non figuré. Le jamais vu doit néanmoins avoir une logique. Je dis bien une logique plutôt qu’un sens, car l’art ne livre pas un sens clairement communicable. Ce qu’on voit sur la toile ne peut être communiqué à l’instar du langage usuel. La dimension figurative du tableau ne se confond pas au discours utilitaire. Si les œuvres exprimaient quelque chose d’identique au parler quotidien, elles ne seraient d’aucune nécessité et finiraient par se dissoudre dans le discours. Quelque chose soustrait le sens des œuvres à une entière manifestation. Dans ce qui apparaît sur la toile, ce que le peintre veut signifier ne s’épuise pas dans l’image. En toute rigueur, les mots manquent pour exprimer ce sens que tout le monde peut constater. Et pour cette raison même, l’image doit s’enraciner dans une poésie pour que nous puissions encore lui trouver une logique, la comprendre malgré tout. En d’autres termes, l’image ne se décrit pas d’elle-même. Le figuratif n’existe jamais tout seul. C’est toujours une construction de l’esprit et de ce fait même une pensée, un discours le traverse. Si le figuratif est différent du discursif, il ne peut subsister sans le discursif. Un discours, (poésie, fable, légende, mythe, conte, etc.) sous-tend l’ordre figuratif dans toute société, c’est-à-dire organise sa signification. Autrement l’ordre figuratif serait incompréhensible. Tout figuratif qui relèverait du pré-discursif serait inintelligible, ne correspondrait a aucune logique.

Le sens qui nous échappe dans l’art, c’est dans le discours de la culture globale que son enjeu apparaît. Son jaillissement dans le medium de la peinture nous le rend sensible dans un espace circonscrit. Sans lieu, sans manifestation, il reste lové dans la culture. Aussi est-il traité par les historiens d’art à la manière d’une entité abstraite, d’une essence qui après moult détours finit par s’incarner. Essence qui erre masquée d’un bout à l’autre de l’histoire du peuple et qui profite d’une circonstance, d’un accident ou mieux d’un détail pour faire le mur, courir les rues. Essence qui sommeille longtemps et se fait baptiser au réveil esprit ou âme du peuple. Mais la perspective historique n’arrive jamais à déplier cette essence culturelle qui de toutes façons ne s’appréhende que dans ses incarnations : musique, danse, peinture, poésie, etc. Les filiations qu’elle arrive à établir pour étayer la maturation préalable à l’avènement de l’art, handicaperaient plutôt son accouchement. C’est dans l’après-coup qu’on considère que ce n’était pas possible avant. Il faut de la lumière pour comprendre ce qui la voulait. Il faut avoir vu pour saisir son aveuglement antérieur. Toutes les récapitulations de ce genre aboutissent à une impasse. Elles butent sur un point aveugle : la pré-vision. C’est comme si l’art ne se préparait pas, qu’il doit être inattendu pour nous atteindre, qu’il doit être mystificateur pour être vrai. Les historiens éreintent son moment épiphanique, le désolidarisent du hasard pour le situer dans un sillon bien tracé. Les repérages culturels, l’analyse logique, ne livrent nullement l’énigme de l’art, mais renforcent l’idée que l’énigme de l’art est l’énigme de la culture, en d’autres mots, l’énigme du peuple.

Avril 1999

bout de bois

Retour:

Boutures logo

flèche gauche flèche droite

/jacques-gourgue-lemergence-de-la-peinture-naive-en-haiti/

mis en ligne : 29 mai 2009 ; mis à jour : 20 octobre 2020