Maximilien Laroche, Les Idéologies du ressentiment – Boutures 2.1

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Réflexions
vol. 2, nº 1, pages 31-32

 

Tant en Europe qu’en Amérique du nord, il s’est développé une réflexion sur les idéologies du ressentiment qui peut présenter un certain intérêt pour l’examen de la situation haïtienne. Cette réflexion menée depuis la fin du XIXè siècle notamment par Nietzsche, Kierkegaard, Max Scheler et, dans un livre récent, par Marc Angenot, a surtout porté sur les formes ou figures du ressentiment.

Sur le fondement et le fonctionnement des idéologies du ressentiment, je voudrais avancer quelques hypothèses.

À l’origine d’une idéologie du ressentiment, on peut trouver un déplacement : celui d’un sujet qui du premier rang qu’il occupe, ou estime devoir occuper, se voit relégué au deuxième rang sinon même à une position encore plus secondaire. Il est bien évident qu’un tel déplacement ne peut que susciter de la frustration chez ce sujet.

C’est ce qui s’est passé en Afrique après la décolonisation quand des combattants de la première heure, des héros de la guerre de l’indépendance, au lendemain de celle-ci, ont été relégués au deuxième rang, perdant de leur autorité au profit d’une élite métissée. En Haïti, quand la politique de doublure fut instaurée et par après, lors de la lutte entre Nationaux et Libéraux, on observa un semblable déplacement dans les positions des sujets en présence.

De ce déplacement équivalant à un véritable renversement des rôles, on peut facilement comprendre qu’il provoque, chez le sujet qui en est la victime, de la frustration et un ressentiment. Mais on peut constater aussi dans leur cas qu’il s’agit d’une inadaptation.

Le passage de la guerre révolutionnaire à l’exercice du pouvoir civil exigeait d’effectuer certains changements. D’idéologie notamment. En effet il n’était plus question de vivre libre ou de mourir mais de vivre bien, ou mieux à tout le moins, puisque le droit à la vie était désormais garanti pour ceux qui avaient triomphé militairement.

De là le slogan : « Le pouvoir aux plus nombreux » que lançaient les Nationaux. Ce à quoi les Libéraux répliquaient par : « Le pouvoir aux plus capables. »

Les premiers avaient raison, à première vue. S’il fallait exercer le pouvoir, et pour le bien commun, cela devait se faire par et pour le plus grand nombre. C’est une exigence élémentaire de la démocratie, ou disons plus exactement de la justice distributive. Cet argument démocratique ne répondait cependant pas pur autant à l’autre argument, lui, technocratique. Les plus nombreux étaient-ils les plus capables ? La victoire militaire ne délivrait pas un certificat de compétence administrative, et pour les affaires civiles en plus. À peine attestait-elle de la capacité de guerroyer. D’une certaine manière l’argument démocratique éludait sa contrepartie technocratique.

De leur côté, les technocrates ne pouvaient balayer du revers de la main la compétence de leur vis-à-vis. Tout au plus pouvaient-ils prétendre qu’elle avait besoin d’être modernisée. Il leur restait donc à faire la preuve de la pertinence de leur capacité. Pourtant ils laissaient sans réponse cette autre question de savoir à quelle référence rapporter leur compétence. Comme d’ailleurs cela se vérifie encore, ceux qui se prétendaient compétents ne pouvaient soutenir leur prétention que sur des critères exogènes. Ils n’étaient compétents que par procuration, s’appuyant sur une autorité extérieure à leur lieu de pratique et n’ayant soumis cette compétence à aucune vérification sur le terrain et au bénéfice du plus grand nombre. En s’arrogeant d’une compétence dont la validité n’avait guère été confirmée sur place, ils ne faisaient, tout comme leurs adversaires, que brandir des prétextes pour s’emparer du pouvoir.

Ainsi, de part et d’autre, on ne voulait rien d’autre que faire persister, dans un ordre (en apparence) nouveau, un système ancien. On prétendait maintenir l’ordre colonial dans le cadre de la décolonisation. Perpétuer dans une ex-colonie le même rapport de force qui prévalait au temps de la colonisation, c’était opérer une substitution de personnes mais on pas effectuer un véritable changement de rôles comme le passage de la dépendance à l’indépendance l’aurait exigé. Une idéologie du ressentiment résulte alors d’un refus commun à deux acteurs de généraliser le déplacement que devrait provoquer normalement un tel changement mais surtout du dépit de l’un des acteurs de se sentir doublement floué par l’échec de ses prétentions.

Refus, dépit, aveuglement aussi. Car passer de l’absence de liberté à l’exercice de celle-ci, ne consiste pas à changer de case ni même à remplir une case vide, mais à changer d’état, à passer de l’état sans droit à l’état de droit qui est en fait l’état d’égalité. Il ne suffit pas d’être libres, encore faut-il que tous soient égaux dans l’exercice de cette liberté. D’où peut déduire que l’exigence démocratique ne s’oppose pas à l’exigence technocratique. Les deux s’additionnent plutôt. II ne faut pas alors proposer l’une ou l’autre mais leur combinaison.

Mais ce serait exiger du guerrier qu’il se métamorphose en fonctionnaire, en commerçant, en, en éducateur. D’homme de guerre devenir homme de paix, en somme. Or l’idéologie du ressentiment réactive plutôt la guerre en la relançant sur de fausses pistes.

La frustration d’un sujet à la suite d’une rétrogradation se traduit par un refus du changement et par l’utilisation de techniques de manipulation destinées à masquer ce refus en substituant des arguments spécieux aux véritables arguments. On laisse ainsi croire qu’on adapte à un nouveau contexte alors qu’on s’efforce d’en bloquer les manifestations concrètes.

À aucun moment donc on ne posera la question d’une application, et pour le bien commun, de principes généraux et abstraits, certes louables, mais sans portée véritable aussi longtemps qu’ils sont brandis sans qu’on accepte d’en démontrer la pertinence et la validité par leur application pratique.

Rhétorique du non-dit illustre la volonté d’éviter de dire bien plus que le refus de dire. Discours qui demeure discours. Le dire sans le faire, en somme. D’ailleurs on n’hésitera pas à dire et à faire le contraire, comptant sur la faculté d’oublier de ceux qui écoutent. Ce faisant le sujet du discours du ressentiment n’est nullement en contradiction avec lui-même puisque, pour lui, le temps n’est pas successif mais rétroactif. Et c’est pourquoi il s’en tiendra à un discours passéiste, ressassant de vieilles nostalgies plutôt que de songer à l’avenir. Back to the future serait plutôt son rêve. Son intérêt n’étant pas en effet d’aller de l’avant mais de retourner au bon vieux temps.

Pour résumer, on peut dire que la frustration éprouvée par un sujet victime d’une rétrogradation est à l’origine d’une idéologie du ressentiment. Celle-ci consiste pour commencer en une inadéquation de la réponse trouvée par ce sujet pour remédier à sa situation par faute d’adaptation à cette dernière. De là une recherche de compensation à cet échec. Alors se mettent en place une fausse représentation de la réalité qui inverse l’ordre des choses et puis des discours qui viennent conforter cette vision tronquée de la réalité.

Il y a en somme une dissociation chez ce sujet qui le porte à séparer les ordres de causalité. Cela est évident, par exemple, dans le discours duvaliériste qui a prétendu trouver au problème haïtien deux solutions successives. D’abord une solution politique, avec Duvalier père, puis économique, avec Duvalier fils, comme s’il ne fallait pas opérer leur synthèse pour résoudre la contradiction haïtienne, laquelle est, on le sait, une contradiction marassa.

Mais déjà pareille dissociation est reconnaissable chez les Nationaux et les Libéraux : les premiers prétendant trouver la solution chez le plus grand nombre, sans s’interroger sur la capacité de celui-ci et les seconds croyant cette capacité entièrement logée dans un modèle étranger, sans se demander si la capacité du plus grand nombre n’aurait pas surtout besoin d’être modernisée et non pas niée purement et simplement.

Finalement on peut soupçonner que pareille dissociation est à l’œuvre, paradoxalement, dans l’association que d’aucuns font entre couleur de peau et infériorité ou supériorité raciale.

Les Africains, les Asiatiques, les Moyen-Orientaux ont de tout temps su faire le commerce, pour ne prendre que cet exemple, s’associant même très bien entre eux dans des entreprises dont malheureusement on ne peut pas dire qu’elles étaient toujours justes. Ce qui prouve fort bien que leurs capacités à bien mener leurs affaires ou plus exactement à défendre des intérêts particuliers ont toujours été égales. Ce n’est qu’au moment de se mettre au service d’un bien commun que chacun se met à juger les autres à l’aune de ses intérêts particuliers.

Mais le discours idéologique ne commence-t-il pas par ce premier et étonnant renversement qui fait prendre le particulier pour l’universel, la rétrogradation personnelle, par exemple, que l’on subit pour une déchéance universelle. L’Histoire n’est peut-être que dans la répétition de cette illusion qui fait prendre un ego pour le nombril du monde. Voilà pourquoi les idéologies du ressentiment s’accompagnent volontiers de certaines formes de messianisme.

Il faut savoir lier et en même temps séparer ressentiment et idéologie du ressentiment. Car dans ce dernier cas, il s’agi, à partir du sentiment de frustration, d’une construction mentale et verbale par laquelle on se cache à soi-même et aux autres la réalité qu’on prétend représenter.

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Maximilien Laroche est né au Cap-Haïtien. Professeur et chercheur à l’Université Laval, Québec, il a écrit entre autres L’Image comme écho, 1978 ; La double scène de la représentation, 1991 ; Bizango, 1997 de la connaissance, tenu à Port-au-Prince du 24 au 30 septembre 1944.

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mis en ligne : 29 mai 2009 ; mis à jour : 17 octobre 2020