Daniel Maximin, « Vigie-Caraïbe »

Pour édifier un nouveau monde
aux cargaisons humaines échouées des continents
tous les désespoirs antérieurs ont requis d’inventer
un destin d’insulaires improvisés sans secours de l’espace ni du temps:
les Antilles
gouttes de désert jetées à l’eau
germées hors-sol entre nos mères et l’océan
chairs à nu tramées à neuf sous les races masquées
avec l’exil et le naufrage au départ des genèses,
la mer comme une fatalité au bout de chaque sentier.
Oui, malgré la mémoire de noyages et brûlures
l’archipel caraïbe toujours fidèle à la soif et au feu

Chaque île parle la langue puissante des éléments : tressages de sources, de sèves, de lames et de laves,
chaque île délivre aux tambours le secret des lucioles pour marronner les nuits: tissages de rythmes, de révoltes, de dissidences, de musiques, de beautés insoumises, d’injures et de diamants

Et cependant partout aussi partout ici :
les résidents semblent de passage
la foule désertée la servitude splendide le fatalisme fatal
les raisons d’être asservies aux avoirs
le paysage plus essentiel que le pays
Terreau d’excès d’abus, de révoltes fauchées de récoltes non semées de persiennes trop étroites de mépris généreux
Terres saturées de prophètes aveuglants, de recolleurs de chaînes, de déguisés en dominés, d’humains très relatifs préposés à filtrer nos couleurs à leurs masques d’occasion, à solder le futur à leur antan.

Mais cependant ici, malgré tout malgré tous, malgré tous les malgré :
tout le passé s’est démortalisé
sans refleurir l’enfer de paradis ratés
l’oriflamme liberté à l’ombre du soleil
à ouvert un espace aux destins confinés :
chaque île a traduit en nos chairs la langue puissante des éléments : tressages de sources, de sèves, de lames et de laves, à mots-tissus à mots-tisons
chaque île a édifié un peuple et livré son avenir aux tambours et lucioles pour marronner les nuits

esclaves en surface
nous avons gagné la profondeur
la cale et les grands-fonds où s’ancrent les envols
et nos îles émergent en filles-caraïbes la chair vive battant fière sous la dentelle des cœurs et l’arc-en-ciel des peaux, à l’ombre rouge des flamboyants.

Sorcières et sourciers
sans sources sans magie sans cartes ni boussoles
nous avons enraciné
l’illégale plantation de nos corps légitimes
en flèches de cannes dressées contre les balles de coton
en roseaux déchaînés contre le mal bien fait
pour l’abolition du désespoir

Nous avons recouvert l’Amérique
déshabillé les conquérants
domestiqué le déracinement
gardé le rythme même sans tambours
sauvé l’amour même sans le partager
nous avons même sans rancœur accepté de paraître accepter
nous avons invité la révolte sans le ressentiment
la puissance sans papiers la résistance sans chiens
la patience volcanique plus forte que l’espérance
Et par nature pays sans bêtes sauvages,
(inutiles aux oppresseurs assez cruels pour les suppléer toutes)
nous élevons en liberté l’oiseau-colibri
pour édifier au monde son nid fragile et sûr
les Antilles
en collier de grains d’or au cou de l’Amérique :
îles nues advenues bien venues
îles battues îles combattues îles belles îles bâties
pieds nus mains nues
de la chaîne à la danse
et du silence au chant.


Daniel Maximin

photo des archives de la famille Maximin, D.R. 2004
Cliquer pour agrandir, avec le pianiste Alain Jean-Marie

 

« Vigie-Caraïbe », poème inédit de Daniel Maximin offert aux lecteurs d’Île en île. Mise en ligne le 8 juillet 2020.

© 2020 Daniel Maximin

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mis en ligne : 8 juillet 2020 ; mis à jour : 26 octobre 2020