Jean-Claude Fignolé, Les faux bourdons – Boutures 1.1

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vol 1, nº 1, pages 21-22

 

     …Mais pouvait-elle nommer l’amour? Cette dédicace au verso d’une carte postale, source de ses malheurs, les sourires contraints, les regards vite détournés quand le prince croisait ses élans retenus par la vigilance jalouse des grandes soeurs, était-ce cela l’Amour? Le jour où elle lui céda tout de suite, sans un cri, le silence, encore un autre dont elle ne se remettra pas, marqua sa déchirure comme une malédiction. Ce n’était pas chose normale. Elle l’apprendra plus tard de ses amies averties. Elle ne se consolera jamais de n’avoir pas senti, avec l’explosion de la douleur, monter en elle le cri libérateur qui eût annoncé, bienveillant, les transports de ses sens. Castrée, s’accorda-t-elle à dire, sans connaître l’exacte signification du mot. Je m’emmurai dans un silence qui était par-dessus tout le salaire d’une déception. Comprends-tu cela? Comprends-tu?

Bientôt le port. L’homme entendit-il, à travers la tension de brume qui paralysait son esprit, la femme corner deux fois un appel de détresse? Tout près de lui, un coeur malade s’illuminait de toutes sortes de folies et c’était vraiment miracle qu’il assît une harmonie nouvelle sur ses douleurs anciennes. La femme avait parlé de l’amour comme en s’excusant. L’excuse étant dans ce cas une façon de s’étonner. Par pudeur, elle avait entouré son étonnement d’un éclat naïf dont elle était souverainement maîtresse. Cela ajoutait à l’exaltation de son coeur, l’organisant autour d’une saison unique de fantasmes, recréant l’existence dans les paysages d’une enfance sans âge. Elle n’était pas femme sans raison qui savait construire son clair pays de légendes: une histoire de fille qui s’éveille, la terre déclarée retient son cri. Elle aurait dû en être fécondée mais la légende a nié la part de sang tout en revendiquant l’autre part de béance. Emmurant ma déchirure dans le silence, j’ai choisi. Pourquoi n’ai-je pas aussi choisi d’élire les raisons de ce choix?

L’homme à jamais ignora la question, releva les manettes de gaz, mit les moteurs au point mort, laissant le yacht glisser sur son erre. Il appuya sur le bouton du winch électrique qui commandait la manoeuvre de l’ancre, mouilla le bateau dans un déroulement bruyant de chaîne, un bouillonnement d’eau trouée. Il s’étira pour tromper sa lassitude. Il était brisé d’avoir supporté la tension d’une présence à la fois torture et bénédiction, harassé d’avoir porté sa faiblesse à bout de bras, de s’être retenu aux bords d’élans inavoués. Épuisé, il aspirait à se tremper dans la mer, retrouver sur ses muscles la lente caresse de l’eau, le net frisson de l’écume, la tentation du bonheur. Une secousse. L’ancre avait accroché. Il coupa les moteurs. Le bateau, maintenant affranchi de sa course, commençait une immobile attente. Nous sommes arrivés, annonça l’homme, content. La femme le fixa intensément, comme si elle tardait de comprendre. Elle avait sans doute parcouru une longue route d’exploration intérieure, de ressouvenance, de renoueraient de soi avec soi. Pour arriver où? Là où ses songes l’avaient terrée? Abolir la mémoire! Là où nulle joie, nulle odeur ne sauraient prendre chair? Recréer un destin! « Nous sommes arrivés, répéta l’homme. Au royaume des vents. (Toujours l’emphase de la parole!) Ici les passions sont tributaires de la légende, c’est-à-dire de leur propre déraison. Pour deux jours, oubliez l’ordre du monde, moissonnez plutôt sa splendeur. »

Quelle splendeur? Elle voyait partout la misère, nue, humide, agglutinée à une quinzaine de cases qui moisissaient aux bords festonnés des vagues, défiant leur insolente faconde. Entre deux falaises couvertes d’une végétation rabougrie le mouillage de Tigonâve déployait son eau limpide et sa petite plage de sable blanc. Des algues tapissaient le fond de la minuscule baie. La coque répercutait leurs vagissements ponctués des frétillements de deux oursins qui déplaçaient leurs échasses avec une exagérée lenteur. Était-ce cela la splendeur? Était-ce encore le soleil pesant tout son poids de chaleur sur le revêtement blanc du fiberglas, faisant du bateau maintenant qu’il était à l’ancre un four incandescent? Était-ce enfin le marigot derrière les cases, croupissant dans ses odeurs de coquillages? L’homme devina ses interrogations, se fit attentif. La femme aperçut, débouchant derrière la pointe, un pêcheur qui avançait sa barque de l’effort habile et musclé d’une pagaie. Il était nu. Pudiquement, elle détourne la tête. Comme s’il pressentait qu’elle allait poser une question, l’homme la mit en garde.

– Chut! Ne parlez pas! Écoutez le silence. Il est ici d’une extraordinaire qualité qui le dévoile. En cette qualité gît la vraie splendeur.

Encore une fois, il se moque de moi. Ne devrais-je pas maudire son manque de tact? Offensant. M’offrir la splendeur du silence, à moi qui suis déjà un univers clos? D’ailleurs quel silence? Alentour ce n’est que voix. L’herbe crie sa poussée dans l’anfractuosité des falaises. La mer geint de l’immobilité pesante du bateau. Le marigot clapote contre la pierraille des lambis. Le sable crisse sous l’agression des vagues. Le vent géant de la morsure du soleil. Tout est bruit. Jusqu’au pêcheur qui frotte sa nudité contre les parois de sa pirogue. Qu’ai-je fait pour mériter que cet homme se gausse ainsi de moi? La lumière grésilla quelque part. La femme sursauta, prit conscience alors qu’elle était écoutée. Franche et entière. En ville, elle appréciait son propre silence, s’évertuant à se protéger de la confusion, de la cacophonie de la rue. Elle ne connaissait que son mutisme. Ici? Inconsciemment ouverte aux bruits, elle parvenait en très peu de temps à les isoler, à les identifier tous et, mieux, à entendre leur harmonie.

Choisir le recul, la distance, l’imposition, la fugue, l’exil. Ou mêler chaque bruit comme autant d’instruments brassés en un surréel orchestre, fondus l’un dans l’autre pourtant distincts, limpides. Découvrir comme la clarté solitaire des sons. Elle comprenait maintenant. C’est en cela que résidait la véritable splendeur du silence. Un apprentissage, une leçon dont elle se souviendra.

Il était reparti vers d’autres solitudes, lui imposant du coup la nécessaire confrontation de soi avec soi. Un exercice salutaire pour les snobs de la ville, se réjouit-il. Chaque fois qu’il amenait des amis croiser en mer, il attendait que la découverte du silence déterminât en eux une vocation à la solitude. Il était à chaque fois déçu. Habitués à leur univers de bruit, les gens de la ville (ainsi il les nommait, le couperet du mépris sur la maigre broussaille de leurs jours) refusaient son monde. Par refus de la pureté? On ne peut pénétrer dans le silence (et si c’était lui qui nous pénètre et nous envahit) qu’en étant disponible pour la pureté. Se débarrasser des scories d’être pour changer de vie. Une façon de se sauver des autres et de soi. Qu’avait-il donc à tant s’inquiéter du sort des autres? Il en devenait parfois ridicule: « Le silence de ces espaces infinis m’effraie ». Ces mots témoignaient d’une inquiétude métaphysique qui procédait d’une quête: un besoin d’être. Mais les gens de la ville? Il les croyait loin, très loin, d’une telle quête car vautrés dans la facilité, dans la routine du quotidien. Entre leurs sacs d’argent et leurs maîtresses. Confondant leur soif de la belle vie, platitude et lieux communs, et les mesquineries de leurs ambitions. Et maintenant, cette femme. Pour elle, aussi l’épreuve de la vérité. Sans grand espoir. Se rappelant sa coquetterie et son élégance, il la rangea dans le lot des femmes futiles, catégorie qu’il détestait par-dessus tout. Il se surprit à souhaiter méchamment que l’épreuve fût pénible. Que la femme en souffrît mille tortures.

La voix de son ami le rappela à d’autres réalités. Il s’était oublié an point de croire qu’il était pèlerin en ces lieux d’absolue désolation, à la recherche de soi. La voix se fit insistante. Je viens, cria-t-il.

Ce qu’il avait toujours espéré (mais au fond redouté) venait enfin à sa rencontre. Il connaîtrait bientôt l’exaltation et la lucidité de l’action, loin de l’inoccupation des jours heureux. Ses amis voyaient sa quête de solitude comme un enfoncement infertile dans l’oisiveté. Certains lui reprochaient de dilapider son talent. D’autres, qui certainement l’enviaient, feignaient d’admirer et d’encourager ses dispositions à la paresse. Méchants avec délectation. Ils racontaient qu’il s’était embourgeoisé. Et jamais mots ne recalaient autant de sarcasmes ni de mauvaise foi. Les cancans flottaient sur des lèvres perfides, égaillant des rumeurs avivées de leur propre hargne. Elles lui arrivaient fielleuses, rancunières et jalouses. Au début, elles le travaillaient obscurément, blessant un orgueil qui exagérait les tourments dans la criée du dénuement. Et puis cela passa. Elles glissèrent sur lui, contournant la zone innommée de son mépris. Il avança dans son silence, le nécessaire plongeon en soi, mesurant sa force, éprouvant la tonifiante ivresse des jours. Les rumeurs mouraient à sa porte car il avait appris à vivre hors de leur monde. Hors de leur temps, au-dessus des souffrances (les blessures d’amour propre), maîtrisant les défaillances. Il avait bâti sa solitude, organisant sa passion de la plaisance et de la mer comme le seuil obligé d’un partage quotidien. En deçà, l’apaisante sérénité d’une âme fermée désormais aux turbulences et aux désordres d’autres passions. Au-delà, l’indifférence aux mues d’une société qu’il fuyait résolument. La solitude orgueilleuse de l’ennui lui avait lancé une amie qui n’appréciait pas de le voir concentrer tout son regard sur lui-même, inquiète de l’absence de regard à porter sur les autres et sur le monde. Il s’était ce soir-là obligé aux aveux, cédant à la toute-puissance de son coeur qui se soulageait enfin (et malgré lui) d’un trop plein d’amertume. Et depuis?

(Extrait d’un roman à paraître prochainement aux Éditions Mémoire)

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Jean-Claude FIGNOLÉ
Né à Jérémie en 1941, critique littéraire et romancier. Il a publié au Seuil Les possédés de la pleine lune, 1987; Aube tranquille, 1990; Hofuku, 1993; Éditions Mémoire, La dernière goutted’homme, 1999, Bibliothèque haïtienne.

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mis en ligne : 24 mars 2001 ; mis à jour : 17 octobre 2020