Sylviane Vayaboury, 5 Questions pour Île en île


Sylviane Vayaboury répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 20 minutes réalisé à Cayenne le 23 juillet 2010 par Thomas C. Spear.

Notes de transcription (ci-dessous) : Anderson Dovilas.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Sylviane Vayaboury.

début – Mes influences
01:49 – Mon quartier
04:06 – Mon enfance
08:14 – Mon oeuvre
17:17 – L’insularité


Mes influences

Quand j’étais jeune lectrice, et en classe de terminale, mes premières lectures ont été les textes comme Des souris et des hommes et Rue de la sardine de John Steinbeck, parce que j’aime beaucoup les atmosphères qui se dégagent dans cette littérature, qui se dégagent aussi de l’homme, de la misère humaine. Ce sont des textes qui m’ont beaucoup happée. Par la suite, j’ai été très captée par tout ce qui tourne autour de l’enfance : Rue case-nègres de Joseph Zobel, L’Enfant de Jules Vallès, Antan d’enfance de Patrick Chamoiseau. Tout ce qui tournait autour de l’enfance et qui me ramenait aussi quelque part vers ma propre enfance. Cette enfance que j’allais par la suite pouvoir déployer dans le premier roman autobiographique.

Mon quartier

J’habite à Montjoly depuis mon retour en Guyane en 2005. C’est un quartier qui dit résidentiel, parce qu’on a la chance d’être à quelques minutes, d’avoir voir les pieds dans l’eau. Et c’est un quartier ou encore les gens se côtoient, et c’est un peu un arc-en-ciel encore, mais on a des populations diverses qui sont aux couleurs de la Guyane. Tout près de chez nous, il y a des ressortissants haïtiens et des gens qui ont vécu en Guyane, qui étaient partis et qui sont revenus, dont je fais moi-même partie. Donc, il y a toutes ces couches de populations et c’est un endroit qui est très endroit agréable. Parce qu’il a une dimension balnéaire, on est tout près de la plage, c’est tranquille ; il y a une certaine sérénité qui se dégage des lieux. Et puis, on est dans cette Guyane où l’on trouve ce métissage, ce brassage : tout près, il y a l’épicier asiatique comme il y a les grandes surfaces… Il y a donc ce mélange, cette espèce de chatoiement à la fois de temps, de divers lieux et de diverses époques. C’est un endroit où je me sens bien vivre et où j’ai le plaisir à me poser au quotidien pour pouvoir continuer à écrire.

Mon enfance

Mes premiers souvenirs d’enfance commencent à partir du moment où je me suis agenouillée sur un petit tabouret dans l’espace qui nous sert à la fois de salon et de cuisine à Fort-de-France autour de mes grands-parents d’adoption, ma grand-mère et mon grand-père : Bonne Maman et Sèsène. Je pose cette question à Bonne Maman, en disant que j’aimerais tellement avoir 10 ans, et que j’aimerais tellement être plus grande parce que chez nous « plus grand », c’est plus âgé. J’ai le souvenir qu’elle m’a répondu en créole en me disant : « Ti Kochon té di so manman, pou ki so djòl ou long konsa sa ? », ce qui signifiait : « Tu verras, ça arrive toujours assez vite, un jour ça t’arrivera aussi, ne t’en fais pas ». Ce sont des souvenirs dans cette petite case créole à Fort-de-France : on va le dimanche à la messe, on va au marché, on va à la plage… J’en ai un souvenir assez poignant, parce que j’ai toujours été attirée par la mer et par le rivage. Ma grand-mère a toujours eu cette phobie de l’eau, de la mer. Chaque fois qu’on allait au marché à Fort-de-France, je voulais me baigner, elle me déshabillait. Comme ça, j’étais en culotte et je restais un peu sur le bord, sur la déferlante. Un jour, elle a vu arriver un monsieur qui m’a prise dans ses bras et elle a poussé un grand cri. En fait, il lui a dit qu’il m’emmenait un peu plus loin pour que je ne puisse pas rester sur le sable comme ça et que j’aille voir ailleurs.

Le souvenir d’école et de classe, c’est peu de temps après, quand on quitte la Martinique et qu’on arrive en ici, en Guyane. On est en cours d’année, donc, je ne pouvais pas avoir un CP, un cours préparatoire ordinaire, alors on m’inscrit chez une institutrice retraitée, dans une vieille maison de la place Schœlcher. C’est elle qui va m’apprendre à lire suivant les codes et les principes de l’école Jules Ferry. C’était assez rustique, parce que c’était quelqu’un de très rude, qui avait encore les vieilles méthodes de dressage. C’est dans cet univers que j’ai appris à lire.

Mon œuvre

J’ai eu envie d’écrire à un moment, et ce déclic s’est produit après la mort de mes grands-parents, parce que j’ai considéré qu’ils étaient pour moi des passeurs de mémoire. Je ne m’autorisais pas à écrire de leur vivant, j’avais eu une espèce de blocage par rapport à cela. Et donc, compte tenu de tout ce que j’avais pu stocker tout au long de ces années que j’avais passées avec eux, et avec cette enfance particulière. Avec une vie à leurs côtés où j’ai dû être très disponible de par leur double handicap. À ce moment-là, je me sentais assez forte et assez libérée pour pouvoir écrire Rue Lallouette prolongée.

Rue Lalouette prolongée est mon premier roman totalement autobiographique où je raconte toutes ces années-là, depuis les rues de Fort-de-France avec eux dans cette case créole, notre arrivée ici à Cayenne, au Vieux Port dans les bâtiments des Douanes, en passant par la place Schœlcher, par la rue Christophe Colomb pour arriver jusqu’à cette rue Lallouette prolongée, baptisée depuis Avenue Voltaire et où j’ai vécu avec mes grands-parents. Dans Rue Lallouette prolongée, j’ai voulu faire (re)vivre toute une question d’atmosphère, tout ce que j’avais vécu avec eux ces années-là, avec tout ce qu’il y avait de convivialité, le voisinage… et une série de flashbacks par rapport aux histoires que mes grands-parents m’avaient racontées sur ce qu’ils avaient eux-mêmes vécu dans la Guyane des années 1930-40 : toutes ces histoires autour du bagne, de leurs déambulations et pérégrinations sur les fleuves, et jusqu’aux années que j’ai qualifié d’années « difficiles », puisqu’ils ont vécu le lourd handicap de la double amputation de leurs membres inférieurs. J’ai voulu aller jusqu’au bout, racontant ce parcours avec cette relation quasi fusionnelle avec mes grands-parents, jusqu’aux derniers instants. C’est un roman où se joue cette dimension affective, historique et très fusionnelle.

Mes grands-parents étant décédés, je me suis autorisée à écrire Rue Lallouette prolongée. Certaines personnes m’ont encouragée après, me disant que j’avais encore d’autres choses à dire. Je me suis remise à l’écriture et j’ai écrit La Crique. « La Crique » est le quartier emblématique de Cayenne, un quartier populaire avec ses premières populations indochinoises, ses populations de pêcheurs. Il s’agit à la fois de ma crique et la crique de tout le monde, un regard projeté du dedans et du dehors sur ce quartier, tel qu’il a été, tel qu’il sera. Je me suis interrogée, j’ai regardé ce quartier vivre quand je suis revenue en Guyane. Je me suis demandé comment, et pour combien de temps, un quartier – tel qu’il a évolué et tel qu’il est devenu, très insalubre – pouvait-il résister à la modernité ? J’ai imaginé ce quartier rasé, pour céder la place à un nouveau quartier, une nouvelle Crique. Je décris l’histoire de cet élan de résistance de toutes les couches de populations qui composent le quartier. Mené avec passionaria, avec à la tête du mouvement social Félicia qui va prendre à bras le corps toutes les manifestations, qui sera en tête du cortège. Et qui va essayer de crier haut et fort : « Oui, nous existons, oui, nous comprenons qu’au 21e siècle, nous ne pouvons plus vivre dans ces conditions. En même temps, nous sommes l’âme de ce quartier ». Et que l’on doit être sur un autre schéma, d’autres enjeux de réhabilitation sans forme d’exclusion. Le quartier sera rasé et chacun doit se débrouiller pour pouvoir réinvestir et habiter d’autres lieux.

La Crique ne se situe pas uniquement dans le quartier ; c’est aussi une ballade sociologique. J’ai voulu tisser mon histoire dans les faits culturels, dans des différentes couches sociales qui composent ce quartier et puis largement la Guyane, tous les maillons, tous les gens qui font partie du mouvement de la manifestion et font partie de cette chaîne de résistance.

Il y a un déplacement géographique : on part de la Crique en passant par la place des Palmistes, en allant se réfugier dans les quartiers brésiliens comme la BP 134 ; la ballade continue sur Saint-Laurent… Chaque personnage a son rôle à jouer dans cette chaîne de résistance. Tout l’enjeu est de savoir comment ce peuple de Rot bo krik – compte tenu de toute cette diversité, de toutes les couches de populations diverses qui la composent – comment est-ce que cette communauté va pouvoir se rassembler et faire face. Et revenir à ce quartier quel qu’il soit, d’une façon ou d’une autre revenir à ce quartier auquel il tient.

L’Insularité

Pour la question de l’insularité, la Guyane est concernée de par les différentes vagues de populations qui sont arrivées : les Saint-Luciens et les Antillais, à la période dite de l’El Dorado en 1855. Elle est concernée, mais quand on parle de la Guyane, c’est quelque chose de beaucoup plus large, plus vaste. On est concernés par d’autres espaces, par sa position géographique. C’est un espace excessivement pluriel, mais il peut y avoir une dimension insulaire par les hommes. On peut se sentir comme ça quelque part sur une île, parce qu’on a, d’un côté, cette immense forêt amazonienne qui peut sembler comme pour faire écran, et puis il y a la mer, l’océan, les fleuves, les criques. Quand je pense à la Guyane, je pense à cette dimension de la forêt et à ses éléments [de la mer et des fleuves…]. Elle est plurielle, brassée, métissée ; elle est insulaire, française, européenne, amazonienne, brésilienne… Elle intègre tout cela et en même temps elle est beaucoup plus que cela. Elle est fondamentalement continentale aussi. Sa force et son énergie sont puisées dans tout cela, dans l’espace, dans les hommes, dans tous ces éléments qui la composent.


Sylviane Vayaboury

« Sylviane Vayaboury, 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Cayenne (2010). 20 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 1er juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 16 août 2011 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Anderson Dovilas.

© 2011 Île en île


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mis en ligne : 16 août 2011 ; mis à jour : 26 octobre 2020