Stéphane Martelly, « Silence » – Boutures 1.2

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vol. 1, nº 2, pages 20-21

 

Je dis «soir» parce que je voudrais que tombe la nuit. Les rires glacés d’antan se bousculent en volutes inachevées. Mais rien ne vient. Je prie pour racoler un corps qui ne soit un puits de vide. Où mes voix se tairaient à l’embouchure.

Rien.

Les choses que je dirais si je savais parler! Mais seule la farine pluie et je joue les cartes postales. Les éclats du sommeil se dispersent.

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Je dis «soir» parce que la souffrance vole bas et cherche par quel bout se prendre la queue. Les fossés éclatants du réveil ont ramassé les heures. Cela ne veut rien dire. Mais je ne sais pas parler. Je rafistole des phrases. Qui ne veulent jamais rien dire, sauf mon incapacité et le refus de me taire.

Je cherche des déploiements de voiles moirées là où il n’y a plus de vent et où la pluie creuse goutte à goutte sa faille. Je déploie ma pauvreté comme une nappe du dimanche: quand ils comprendront, je saurai alors que j’ai assez menti. Car le temps n’aura pas fait décanter les formules de leur sens.

Je marche le long des murs, surprise de ne pas voir les autres se retourner sur mon cri perpétuel.

Je ne peux rien écrire. Les étés se sont perdus. Alors je fais semblant d’écrire pour me convaincre moi-même que je ne sais pas parler. Que je sais parler. Cependant, ma bouche s’ouvre et fait jaillir du vide. Je ne connais rien d’autre.

Il n’y a aucun ventilateur ici. Donc rien ne peut voler. Comme un mauvais pauvre, ma langue fuit entre mes jambes.

Je dis soir. Jeudi soir. Il n’y a plus de musique à faire trembler les hanches de la terre. Les chaises restent assises. Tout est fade et tué. Mais il n’y a pas de mort. Il n’y a que du blanc. Et je ne sais pas parler.

 

Je dis «soir» parce que c’est faux. Il n’y a pas de nuit et je ne dors jamais. Les palmes assombries ont achevé le fil qui pend. Et nocturnes, les stries sont des enfants qui dorment.

Tout part dans sa fin.

Il n’y a rien que du sang et de l’eau.

Même pas assez de sang pour que pleurent les sambas.

 

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Je dis «soir» parce que ça ne veut rien dire et que je cherche l’autre bout de la rivière. C’est bien et c’est une chance. Je ne suis pas à plaindre. Car le jour a connu des blessures plus tristes et la cave a vomi ses portes alcooliques. La nuit fait semblant, glisse et se baigne en dormant.

Je dis «soir» parce que les trouées sont pâles et le jour crucifié. Qu’il n’y a pas de paroles capables de dissimuler la laideur essentielle du temps. Les gammes chantent leur montée et redescendent sur une dissonance.

On peut s’enterrer dans des pages. Ou s’obstiner à creuser le sable pour déterrer des cigognes et des crabes. Je n’ai pas de paroles cannibales à moitié. Je ne sais pas passer à l’action sur commande. J’ai mes voluptés lumineuses et tranquilles sous les voûtes successives où s’arquent les lambris. Les lambis malnutris sont à manger et à clamer la liberté.

Je dis «soir». Je le dépose là, je m’en débarrasse. Cela me laisse tranquille comme les banalités d’où on se parle et se cache. J’ai dégrafé mon ventre et je n’ai rien trouvé qui en vaille la peine.

Je caricature mon propre rôle pour me rendre visible.

J’aimerais tant pourtant, tant et tant avoir l’orgueil à niveau et la souffrance généreuse. Mais le malheur que je porte n’a pas le chant des rivières et se refuse obstinément aux complaisances du regard. C’est le seul moyen de rester entier. Je n’ai pas d’île mythique où me réfugier: les îles qui marchent se sont noyées, mais je refuse de participer à votre voir.

Je n’ai pas de semblable.

Je guette le silence.

 

Je guette le silence.

Je dis «soir», et les marcs de café me fixent douloureusement du fond des tasses sales.

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Stéphane Martelly
Écartelée entre l’éducation, la poésie et la peinture, Stéphane Martelly, née à Port-au-Prince en 1974, garde l’espoir de trouver dans la création quelque chose qui serait vrai, un supplément de voix.

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mis en ligne : 9 avril 2001 ; mis à jour : 26 octobre 2020