Émile Ollivier, « Et me voilà otage et protagoniste » – Boutures 1.2

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Réflexion
vol. 1, nº 2, pages 22-26

 

Nous écrivons les ténèbres, 
nous faisons ce que nous pouvons. 
Henry James

Pour établir quelque chose de durable, il faut une base fixe.
L’avenir nous tourmente et le passé nous retient. Voilà pourquoi
le présent nous échappe.
Flaubert

Il me semble que ce ne sont pas les écrivains qui doivent résoudre des questions telles que Dieu, le pessimisme, etc. L’affaire de l’écrivain est seulement de représenter les gens qui parient de Dieu et du pessimisme ou qui y pensent, de quelles façons et dans quelles circonstances ils le font.
Tchekov

     Les questions qui nous préoccupent dans le cadre de cette rencontre me paraissent lourdes, compliquées, voire démesurées. Ma première tentation était de me tenir en retrait, me disant que d'autres sont mieux outillés pour faire ce travail, que des disciplines savantes telles que l'histoire, la sociologie, l'esthétique sont bien équipées pour affronter de telles difficultés. À la vérité, me disais-je, ce n'est pas que l'écrivain doive se désintéresser de ces questions. C'est qu'en s'y intéressant, il ne fait pas spécifiquement oeuvre d'écrivain puisqu'il fait ce que d'autres catégories d'acteurs sont capables de faire alors qu'il ne fait pas ce que lui seul peut faire, à savoir produire une oeuvre littéraire. S'intéresser aux questions d'identité, de territoire, de drapeau n'est ni interdit, ni inutile: c'est seulement contre-productif, parce que peu spécifique de sa compétence. En fait, il faut une bonne dose d'audace, sinon de mégalomanie, pour croire qu'en tant qu'écrivain, je peux répondre, les yeux secs, à une question sur le rôle et la place de l'écrivain dans un monde où s'implante un «nouvel humanisme». Puis, je me suis dit que ce n'était pas là de bonnes raisons pour abandonner l'examen de la problématique proposée. Sartre, de son temps, était confronté à cette même question: «Que peut la littérature contre un enfant qui meurt de faim?» Il semblait avouer qu'après avoir longtemps pris sa plume pour une épée, il avait découvert son impuissance. Plusieurs décennies après, la même question se pose à nous. Que peut la littérature actuellement? Quelle est sa place dans le monde moderne, monde où l'idée de démocratie a triomphé mais où règnent sans partage le flux des marchés, le conformisme de l'argent, la religion de la massification? Autrement dit, aux démons de la Mondialisation victorieuse, la littérature qui se fait sous le régime de la singularité peut-elle être imaginée comme contrepoids? Si oui, comment? Si la littérature occupe une place dans les sociétés contemporaines, quel usage social on continuera à en faire? Au delà de cet usage, la question de la responsabilité de l'écrivain se posera-telle encore au tournant du troisième millénaire? Peut-être qu'ultimement la question n'est pas de savoir quel rôle jouera l'écrivain au XXIème siècle (ce qui renverrait à une pluralité de fonctions plus ou moins connues) mais plutôt d'expliciter comment il jouera son rôle.
     Je ne pense pas pouvoir répondre de façon satisfaisante à cet ensemble de questions tant la tâche me paraît délicate car il ne fait pour moi aucun doute que pour oser des avancées, il faut éviter tout dogmatisme, ne pas désespérer de la Raison, s'apprêter à couvrir de vastes champs de connaissance, toutes attitudes qui réclament une bonne santé, une acuité d'esprit peu courante, une bonne dose d'enthousiasme et d'endurance. Mon ambition est d'essayer de voir clair, de comprendre où nous allons. Pour ce faire, je présenterai quelques considérations qui sont, somme toute, une manière de poser des questions plutôt qu'une véritable réponse aux interrogations qui nous préoccupent. 
L'Histoire comme réservoir d'expériences
     Nous savons depuis Kant et Schopenhauer que le temps et l'espace moulent notre représentation du monde et quadrillent les formes a priori de notre sensibilité. À une époque que l'on peut qualifier en gros de l'après des «grands récits» (Lyotard), nous vivons un moment qui nous amène, du moins nous le croyons, à vivre sans béquilles, sans certitudes. L'imaginaire d'aujourd'hui est celui de la perte des repères, des alignements, des dogmes. Et, de plus en plus, nous avons le sentiment de renégocier, sur le mode de l'accélération, le rapport avec ce que les philosophes appellent, je crois, des «universaux»: la Lumière, le Mouvement, l'Espace et le Temps. Il n'y a pas de doute que nous assistons à une percée mondiale: l'apparition d'une grille nouvelle de lecture du monde qui rend, dit-on, obsolètes d'anciennes façons de faire et de penser. Toutefois, nous traînons un inconvénient majeur: nous ne sommes jamais tout à fait contemporains de notre présent. L'histoire s'avance masquée: elle entre en scène avec le masque de la scène précédente, et souvent nous ne reconnaissons plus rien de la pièce. Le moment est peut-être venu où il nous faut rechercher les voies d'une action volontariste. De quelle littérature les sociétés modernes et contemporaines sont-elles porteuses?
     L'histoire est un réservoir d'expériences qui permet de voir la réponse apportée à des problèmes similaires. Plusieurs acteurs ont recours à l'idée de «moment privilégié» de «tournant mondial» pour évoquer l'avènement de la modernité entre la fin du XXème siècle et la Première guerre mondiale et mettent en évidence le fait qu'entre 1880 et 1914, une série de mutations scientifiques, technologiques et artistiques ont convergé sur une double base: celle de la mondialisation et celle de l'accélération du temps. On peut citer comme point de départ de ce tournant la naissance du premier train électrique (1879), suivie de l'électrification du métro de Londres (1890), l'envoi de la première dépêche journalistique par téléphone (1887), la montée du taylorisme (1883), la théorie de la relativité (1905) et surtout, la «création» du temps universel qui permettra de standardiser le temps d'une région à l'autre; il a donc fallu attendre la fin du XIXème siècle pour assister à l'émergence d'une mesure mondiale du temps au détriment du temps local.
     Certes, ce sentiment de vivre un temps mondial accéléré n'est pas interprété partout de la même façon. Mais partout, il enseigne un débat sur le sens et la valeur de la vitesse et l'élargissement de la perception. Serions-nous dans la même situation et devant le même impératif que durent affronter tant de créateurs du début du siècle? Gide, Claudel, Valéry ont dû renégocier très fortement leur rapport au temps. Ils ont dû saisir l'instant, comprendre la nouveauté, émanciper leur regard par rapport au passé, à la continuité ou à l'éternité. Il y avait donc, pour eux, une nouvelle donne: aux yeux de plusieurs, cette période correspond à une période de basculement idéologique, caractérisé par le rejet du scientisme et du positivisme et l'essor symétrique de l'idée d'inconscient. Les créations de Proust, de Joyce, ou de Pound (littérature), de Matisse, de Picasso, de Klee, de Braque ou de Kandinsky (peinture), de Stravinski, de Schoenberg et de Bartok (musique), de Saussure (linguistique) sont des réponses culturelles à cette nouvelle donne. Que l'on me comprenne bien, la mise en évidence de ces coïncidences, de ces basculements temporels ne doit pas nous conduire à penser qu'ils s'opèrent tous dans le même sens. L'important, dans la saisie d'un moment ou d'un événement, tient moins à la cohérence des faits qu'à leur manifestation simultanée. On peut tirer leçon d'une période comme celle-là et comprendre que la compression de l'espace et du temps et l'accélération de la mondialisation nous mettent en face d'une nouvelle donne qui nous force également à réagir et à recalibrer nos façons de faire et de penser. Notre responsabilité est de mettre à jour les formes culturelles de ce moment charnière, de proposer une esthétique. Il va sans dire que nous ne sommes pas en mesure de faire des avancées pleines sur des questions d'une telle amplitude. Nous ne pouvons que suggérer quelques pistes de réflexion.
     Tout d'abord, notons que la mondialisation est un imaginaire. Il a besoin pour se développer, pour prendre forme et signification, pour se convertir en pratique sociale, de se fixer, de se territorialiser. En ce sens, il ne faut pas s'empresser de chanter les funérailles des littératures nationales. Celles-ci semblent avoir un bel avenir devant elles. Nous vivons un temps qui a besoin de médiations culturelles, religieuses, politiques ou territoriales. Ces médiations sont importantes. Mais encore faut-il en mesurer la signification. Trop souvent, la médiation est envisagée comme une situation intermédiaire entre le global et le local. Mais cette représentation est par trop géométrique. Suivons ici Michel Serres qui oppose à la géométrie - la science des distances -, la topologie - la science des plis, des voisinages et des déchirures. Alors que la géométrie mesure les distances, la topologie mesure les propriétés invariantes dans la définition des objets. C'est la «parabole du mouchoir» que Serres décrit en ces termes: «Si vous prenez un mouchoir et que vous l'étalez pour le repasser, vous pourrez définir sur lui des distances et des proximités fixes [...]. Prenez ensuite le même mouchoir et chiffonnez-le, en le mettant dans votre poche: deux points très éloignés se trouvent tout à coup voisins. [Inversement], deux points très rapprochés peuvent s'éloigner beaucoup» (Michel Serres, Éclaircissements, Entretiens avec Bruno Latour, Flammarion, 1992, p. 92-93). Autrement dit, le temps mondial joue comme un puissant révélateur de la localité. Mais les formes et les conséquences de cette «révélation» du local n'ont aucun caractère prévisible ou linéaire. Et c'est en cela que le temps mondial est topologique. Paradoxalement, la mondialisation joue comme «révélateur» de fragilité et de particularité. Elle est dans bien des cas un mode de redécouverte de soi, de son identité culturelle, de sa place dans le monde, surtout si elle est vécue avec maturité et non comme injonction, prescription ou diktat... Les créateurs ont leur mot à dire dans un tel contexte, ne serait-ce que comme vigile, ou veilleur de nuit.
     Dans un monde en proie au chaos, à l'incertitude, il faudrait s'interroger sur nos manières fictionnelles. Quel est le statut du narrateur? Peut-il être encore une voix individuelle? un collectif? ou une collectivité? Ne faudrait-il pas mettre en avant des formes de narration chorale? Les répercussions du temps mondial sur nos territoires et sur nos sociétés fragmentées n'invitent-elles pas à réexaminer l'espace et le temps fictionnel? Nous avons connu le réalisme social, le réalisme merveilleux, que deviennent ces formes de réalisme dans le cadre virtuel?
     J'ai l'impression que nous sommes aujourd'hui placés devant une urgence: celle de sortir des eaux profondes de «la mort du sujet» où nous nagions allégrement depuis les années 60. Ne faudrait-il pas renouer avec une idée, longtemps discréditée, l'idée de sujet, discréditée jusqu'à transformer son corollaire l'humanisme en un attachement suspect aux illusions de la métaphysique. Des courants aux affluents divers depuis ces vingt dernières années n'ont cessé de dénoncer les philosophies de la mort du sujet qui ont relégué le sujet rationnel, libre et responsable au placard des notions périmées.
     Cela a certainement eu des effets bénéfiques dont, au moins, un éloignement du concept d'engagement, au premier degré, et la découverte de la littérature comme jeu. Jeu de formes. Jeu de langages. Jeu de signes. Jeu de sens.
     Ma position est celle-ci: le retour au sujet n'est pas un retour à cet ego souverain jouissant d'une sorte d'accès direct à l'absolu et à l'infini. Plusieurs philosophes l'ont montré à satiété: le ciel des idées métaphysiques s'est bel et bien vidé pour toujours, et si sujet il y a, celui-ci n'a pas rien à voir avec l'âme immortelle de la philosophie classique. Si tel est le cas, quels sont les attributs du sujet moderne? Tout porte à croire qu'il est un sujet limité, désubstantiahsé dont la finitude constitue l'essence même et dont l'horizon s'inscrit dans l'Histoire et non dans l'Éternité. On peut, comme le montre Alain Renault (Kant aujourd'hui, Aubier, 1997) retourner à Kant et voir cette idée de sujet comme étant l'héritage qu'il a légué aux Modernes. On peut relire quelques grands textes littéraires de ces vingt dernières années (Guy Scarpetta, L'âge d'or du roman, Grasset, 1996) et voir le traitement donné dans cette perspective au sujet et plus particulièrement au narrateur. L'enjeu me semble de taille. Le problème est de montrer maintenant qu'il peut exister un sujet fini et responsable à la fois mettant à contribution une philosophie de l'homme et de ses droits dans un monde désenchanté, selon le voeu de Max Weber. 
Vers un pacte narratif
     Ce détour par la philosophie permet de mesurer la lourdeur d'une telle question sur le plan esthétique. Peut-être faudrait-il demander s'il n'y a pas un «pacte narratif» qui lie tacitement un certain nombre d'écrivains contemporains. J'emprunte l'expression «pacte narratif» à un ensemble d'articles paru dans Le Magazine littéraire (n° 330, mars 1995) qui visaient à faire le point sur le travail des écrivains espagnols qui pour la plupart ont commencé à publier à la fin des années 60. Il s'agit, entre 1975-1995, de deux décennies qui ont apporté un souffle nouveau, souffle que j'ai moi-même ressenti confusément au moment où j'ai commencé à écrire. La question que je me posais avec quelques autres écrivains haïtiens, (Frank Étienne, le Groupe d'Haïti littéraire en particulier) c'était celle-ci: Comment renouveler les modes narratifs? Beaucoup d'eaux depuis ont coulé sous les ponts. Le numéro du Magazine littéraire présente quelques balises, à mes yeux, intéressantes, qui nous invitent à:
     1.  Prendre résolument parti pour une conception narrative, c'est-à-dire pour l'art de raconter des histoires. Trop longtemps, le roman a souffert de simplisme psychologique, de simplisme de situation. Cette exigence est présente dans toutes les littératures, il est vrai, mais ici, la différence réside dans l'intensité.
    2.  Opter pour la suprématie de l'intrigue, y compris au détriment du message idéologique. Tester à chaque fois la dynamique de la structure en essayant d'intensifier les procédés les plus spectaculaires de la narration: la transparence du développement narratif, le maniement de la coïncidence ou de la surprise, la suprématie de l'intrigue comme axe dynamique de la structure, l'appui «sur la causalité narrative», la clarté des artifices utilisés (symétries, circularité, méta-littérature), l'atmosphère de mystères, etc.
     3.  Rompre avec le réalisme plat, avec le roman comme représentation d'idées au profit d'une idée du roman comme artifice ou fable. Il me semble qu'il y a là une avancée de poids susceptible de donner naissance à une conception radicalement nouvelle de l'art de faire des romans et de sa signification.
      4.  Refonder une nouvelle légitimité du récit et paradoxalement retrouver - sans que cela soit pour autant un retour - la veine des grands récits du passé, ceux de Cervantes, de Dostoïevski ou de Faulkner pour ne citer que ces quelques exemples.
     5.  Prendre son bien où on le trouve. L'incorporation à la narration de procédés et de matériaux qui jusqu'alors semblaient limités au roman policier, au roman à énigme ou au roman rose est susceptible de faire passer une bouffée d'air frais dans nos manières fictionnelles.
     Tourne-t-on le dos pour autant aux contenus sociaux? Cette simple question ouvre la porte à un ensemble d'interrogations redoutables. Jusqu'où un intellectuel doit-il s'engager? Doit-il entrer dans la religion d'une idée? Être adepte d'un mouvement? d'une organisation? Est-il possible de garder son indépendance d'esprit tout en militant pour un changement social? Ce sont des questions capitales qui se posent, encore aujourd'hui. Il faut beaucoup de courage, de nos jours, pour refuser de «prendre du service», pour rester en dehors des cercles de pouvoir et demeurer froid (de marbre) vis-à-vis des héros du jour et de leur culte. Il faut beaucoup de courage pour assumer sa condition d'homme du «double pays» pour paraphraser l'écrivain libanais Salah Stétié (Esprit, janvier 1997) désignant par là, la coexistence au coeur d'un individu de plusieurs cultures, de plusieurs langues et d'un système multiple de valeurs. N'est-ce pas là la chance et le risque de tout migrant? 
Du bon usage de la migrance
     Migrer à n'en pas douter est une tragédie, mais c'est aussi un salut. Il faut essayer de faire avec ces deux versants, et l'on se trompe soi-même si on en oublie un. J'ai forgé le mot migrance pour indiquer que la migration est une douleur, une souffrance (la perte des racines, d'une certaine «naturalité») et, en même temps, une posture de distance, un lieu de vigilance. Je vois très bien les pertes que cette situation inflige: le bain utérien, la langue maternelle, le sol, l'éclatement de l'identité, mais dans le même temps, il y a une contrepartie à cette violence et à cette brutalité, celle d'une individualité polyphonique, celle de naître à un univers décloisonné qui est irisation, rhizome, foisonnement, bourgeonnement de vie et de liberté.
     L'identité, aujourd'hui, subit une opération à coeur ouvert au point où l'on arrive à se demander s'il ne faut l'évacuer du paysage tant la notion même est enjeu de contrôle social, enjeu de pouvoirs territoriaux sur la scène individuelle. Sous ce chapitre, deux mouvements semblent, au Québec, se dessiner dans une coexistence pour l'instant pacifique. L'un prône le repli des communautés sur elles-mêmes; l'autre milite pour la laïcisation de la société et d'adhésion consensuelle à la démocratie.
     Le premier mouvement ne m'intéresse pas. Pour au moins deux raisons: d'une part, il traîne avec lui des pesanteurs d'exclusion, pour ne dire que cela et de l'autre, j'ai la ferme conviction que cette option est passéiste et ne tient pas compte des exigences d'une société ouverte, moderne et pluraliste. La deuxième option m'interpelle davantage. Elle m'apparaît une voie plus fécondante, en ce sens que l'irruption de l'hétérogène est à la fois un miroir et un stimulant incontournable. En plus clair, je dirais que le migrant est la chance des sociétés d'accueil, du fait qu'il est à la fois protagoniste et otage. Il est un otage en ce sens qu'il a perdu sa terre d'origine et est en urgence de terre d'accueil et dans la majorité des cas n'a pas d'autres terres d'accueil en vue, même si les flux migratoires ont tendance à suivre les marchés dont on sait aujourd'hui qu'ils se déplacent en fonction de la relocalisation de la richesse, des événements politiques, des législations et des réglementations courantes.
     En se déplaçant, le migrant nourrit l'espoir que la terre d'accueil lui offre un certain nombre de valeurs sûres: la valeur d'existence, la valeur de non-violence, la valeur éducative, la valeur de dignité, la valeur positive d'héritage pour les générations futures. (Il n'y a pas beaucoup de lieux sur la planète qui offrent autant de possibilités et des biens aussi précieux.)
     En ce sens, il se retrouve sur sa trajectoire de migrant l'otage de la terre qui lui fournit potentiellement ce socle de valeurs. Il est également un protagoniste car, qu'il le veuille ou non, il est obligé de s'ouvrir à la communauté d'accueil, ne serait-ce qu'en réclamant un statut de vraie citoyenneté. Sous ces conditions, il y a de fortes chances qu'il participe à ce combat toujours recommencé, le combat pour l'autonomie et la perfection de l'individu et de la Société.
     Cette chance est maximale dans le cas d'un écrivain migrant au Québec, même s'il doit démêler l'écheveau des langues en frayage, même si une autre langue maternelle, utérine, l'habite. Il est un passeur, un ouvreur de mots. Et cela n'est pas rien, car aujourd'hui on sait que sans étrangers, sans immigrés, sans traductions, toute langue nationale se fige, se nombrilise et entre en léthargie.
     Amis écrivains du Québec, au risque de vous paraître prétentieux, je suis votre chance. Vous vivez objectivement dans une société en crise et subjectivement vous êtes des gens en crise. Objectivement, puisque vous vivez dans un système de relations tendues, une histoire traumatique qui revêt le masque de tant d'inhibitions, de tant d'angoisses, tout symptôme qui ne peut pas être levé par le repli sur soi. Vous vivez cette crise subjectivement dans votre chair, avec toute la passion et la causalité du destin au sens hégelien et séculier du terme (Hegel, L'Esprit du christianisme et son destin, Vrin, 1988, p. 53-54). Vous portez dans vos oeuvres le poids tragique de votre destin; le tragique ici réside dans le fait de ne pouvoir devenir autre que soi-même.
     Qui mieux qu'un migrant, cet être dont le ressort premier est de chercher le mouvement de la vie, peut comprendre les processus de scission, de conflit, de déchirement, de séparation, d'aliénation, mais aussi de distorsions de la communication, de non-dits, de malentendus, d'oublis, de refoulements, bref tout ce qui fait le tragique de l'histoire québécoise. Je suis votre chance, car ensemble nous sommes les promoteurs possibles de l'avenir en ce sens que nous pouvons nous aider l'un et l'autre (l'un avec l'autre), à repenser la demeure de l'être et à refonder la communauté. Levons-nous de bonne heure, car la tâche est immense et nous ne disposons pas de beaucoup de temps. 
(Texte paru dans Actes de la 26ème Rencontre québécoise internationale des Écrivains: «Écriture, Identités et cultures», Les Écrits, N° 95, avril 1999.)

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Émile Ollivier

Né à Port-au-Prince (Haïti), en 1940. Professeur à l’Université de Montréal. Publications récentes: Passages, roman, Montréal, l’Hexagone, 1991, Paris, Le Serpent à plumes, 1994. Regarde, regarde les lions, nouvelles, illustrations de David Mohror, Paris, Éditions Myriam Solal, 1995. Les Urnes scellées, roman, Paris, Albin Michel, 1995. Mille Eaux, roman, Gallimard, 1999.

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mis en ligne : 9 avril 2001 ; mis à jour : 26 octobre 2020