René Depestre par lui-même (entretien)


entretien avec Frantz Leconte

Frantz Leconte: René Depestre, bienvenue à New York. Vous êtes né le 29 août 1926 à Jacmel. Parlez-nous de cette ville où vous avez vécu une bonne partie de votre enfance, de votre adolescence et de son importance dans votre œuvre.

René Depestre:  Je n’ai rien oublié. C’est comme si j’avais déjà le sentiment très précocement que j’allais passer ma vie à l’étranger, donc, au fond, Jacmel a toujours été présente dans ma mémoire. Même quand j’écris très loin de Jacmel, que ce soit à la Havane, à Paris, à São Paolo, à Santiago de Chili, enfin partout, j’ai toujours eu le sentiment que ma table se trouvait à Jacmel…

Alors vous avez un peu emporté une partie du territoire dans votre cœur?

Oui, j’ai emporté avec moi Jacmel, mon enfance.. C’est ce qui fait d’ailleurs – comme je l’expliquais lors de ma conférence à l’Université de New York hier – qu’au fond je n’ai jamais eu le sentiment d’être un exilé, c’est-à-dire que je n’ai jamais souffert de l’exil parce que depuis la plus haute Antiquité comme vous le savez, il y a eu une sorte de dolorisme attaché à la notion de l’exil, à la notion de nostalgie, à la notion de saudade au Brésil, en portugais… Moi, je n’ai jamais connu cette sorte de malaise existentiel dû à l’exil, parce que j’emporte avec moi partout où je vais Haïti, mon chez-soi haïtien; mon chez-soi insulaire m’a toujours accompagné, mon natif natal fait parti de mon nomadisme si je peux dire.

Remontons maintenant à 1946. Je sais que c’est très difficile, mais si on parle de la problématique de 1946, quelles sont, d’après-vous, les composantes…. doit-on parler de préjugés de couleur méprisants après l’occupation, aggravation du chômage, rupture de l’équilibre entre la petite bourgeoisie et le peuple, choix, enfin, entre le chômage et la politique, alors, en 46, d’après-vous, a-t-on voulu édifier une société plus égalitaire?

Oui. Je crois que tous les éléments que vous venez de citer sont des ingrédients si je peux dire, qui ont contribué à cette explosion de 1946. Cela a été plutôt une explosion d’abord juvénile, des étudiants, des jeunes de La Ruche

Dont vous faisiez partie…

Oui. …notamment des jeunes de La Ruche. Nous avons été le détonateur de tous ces événements. On a parlé, un peu d’une façon métaphorique, de «révolution» de 1946, mais en réalité, il n’y a pas eu de révolution en Haïti depuis 1804. Il n’y a jamais eu d’autres révolutions, bien que ce soit un mot qu’on a beaucoup employé dans l’histoire haïtienne, surtout au XIXe siècle! Chaque passe d’armes, chaque coup d’état était considéré comme une révolution. Mais 1946 a eu sa particularité, parce que, quand même, c’était le résultat d’une vieille crise, une vieille crise sociale, une vieille crise profonde dont il faudrait chercher les origines en remontant jusqu’à l’occupation américaine de 1915 à 1934; puisque la crise de 1930 n’avait rien résolu avec la présidence de Sténio Vincent [1930-1941]. Elie Lescot [1941-1946] n’a fait qu’aggraver les conditions de vie du peuple haïtien après les années de Vincent. Certainement, la question de couleur avait pris une plus grande importance puisque Lescot s’était carrément appuyé sur le secteur disons mulâtre de l’oligarchie haïtienne pour en faire son personnel administratif, politique… Tous les cadres supérieurs étaient mulâtres. Il y a eu vraiment une attitude anti-démocratique très marquée dans la politique de Lescot et du fait de la guerre il y a eu en effet du chômage… les conditions de vie, à la campagne notamment, s’étaient aggravées….

Mais on a dit que c’était le départ des Américains qui avait provoqué cette crise parce que, même pendant l’occupation, il y avait encore cet équilibre entre la petite bourgeoisie et le peuple… Tandis qu’après le départ des Américains, le chômage s’est aggravé, alors…

Oui, tout s’est aggravé parce qu’au fond, Vincent, lui, dans ses discours démagogiques avait promis une seconde libération. C’est comme ça qu’il avait caractérisé le départ des Américains. En fait, il n’y avait pas eu de seconde libération. Les choses se sont empirées après le départ des Américains. Au fond, cette crise avait commencé avec le début du XXe siècle puisqu’il y avait toute une série d’autres crises aux environs de 1910-1911 qui ont abouti, ou ont été le prétexte d’ailleurs, pour une intervention américaine en Haïti avec la mort du président Villebrun Guillaume Sam [mars-juillet 1915].  C’est ça: Haïti est en crise, au fond. Haïti est en crise peut-être depuis toujours, si l’on peut dire.

C’est permanent.

C’est permanent: une crise chronique. C’est l’une des caractéristiques politiques de l’histoire haïtienne. Il y a même des observateurs – peut-être un peu durs – qui ont été jusqu’à considérer que Haïti, sur le plan politique, depuis sa fondation en 1804 jusqu’à nos jours aurait vécu dans une sorte de parenthèse vide. Il est certain que la nation haïtienne s’est constituée sur le plan culturel, sur le plan littéraire, sur le plan esthétique, sur le plan religieux… Haïti s’est constituée en tant que communauté originale, historiquement constituée de particularités qui lui sont propres. Mais sur le plan politique, on n’a pas beaucoup avancé. Ce qu’il fallait faire c’était – depuis Christophe, depuis Pétion, sans parler de la fin du XIXe siècle – un État. Un État organisé. On a eu parmi les plus belles constitutions du monde. Peu de pays ont eu autant de constitutions qu’Haïti, et de bonnes constitutions d’ailleurs. J’ai rencontré un historien polonais qui avait fait une étude brillante sur les constitutions d’Haïti; c’est un modèle de vie constitutionnelle! Mais cette vie constitutionnelle n’avait pas de racines dans la vie quotidienne et dans les institutions du pays. On n’a jamais eu un État haïtien.

On parle très souvent d’une sorte de processus de désinstitutionnalisation en Haïti. C’est comme s’il y avait un génie du mal qui s’affairait simplement à détruire, à effacer, à annuler…

Ce n’est pas la gomme qui est au crayon de Dieu qui efface les réalités démocratiques du peuple haïtien! Mais on n’a pas constitué de société civile non plus.

Haïti a toujours été militarisée.

Voilà. Le pays dès le début a été le champ clos de rivalités militaires entre des groupes qu’on disait féodaux – ce n’est peut-être pas le mot [juste] – mais des groupes d’intérêts, soit à Port-au-Prince, soit en province, entre les régions. Quand on regarde Haïti [de ce point de vue], cela a l’air d’être une histoire militaire.

Au sujet de cette mésalliance, c’est-à-dire ce processus assez curieux de coloration de la politique, de la politisation de la couleur, est-ce que vous pensez que cela va avoir une place dans l’Haïti contemporaine?

Je pense que cela a laissé des traces parce que en Haïti, plus que partout ailleurs, il y a eu dans l’histoire de la colonisation une épidermisation de la lutte des classes, une épidermisation des conflits sociaux comme l’une des conséquences directes de l’esclavage et de la colonisation puisque nous Haïtiens, même après notre indépendance, aussi bien chez les noirs que chez les mulâtres, il y a eu une tendance à donner à la peau une signification politique, une signification esthétique, une signification culturelle et même une signification religieuse puisque souvent les mulâtres étaient considérés d’emblée comme des catholiques et les noirs comme des vodouisants. Même sur le plan religieux il y a eu ce décalage de la couleur qui est l’un des avatars de la colonisation.

Cela me rappelle en politique qu’il y a eu à peu près deux partis communistes en Haïti dont l’un était essentiellement mulâtre.

Oui, cela a marqué même la gauche haïtienne. En principe la théorie marxiste devait permettre de transcender, d’aller au-delà de cette affaire [de couleur], mais cela ne s’est pas fait. C’est comme une donnée, une constante enracinée dans la conscience du pays, dans l’imaginaire haïtien. Cela est dû à la formation historique d’Haïti, du fait qu’il y a eu un métissage génétique entre Français et Haïtiens, entre colons et esclaves. Mais ce n’est pas une fatalité historique, c’est une chose que l’on va surmonter, puisque les Haïtiens ont pu vivre, notamment ces dernières années, [et ils ont pu] voir: que ce soit un pouvoir noir ou un pouvoir mulâtre, Haïti continue à être l’un des pays les plus sinistrés de la planète, [où continuent] les mêmes gâchis, la même absence d’État… Certains croyaient que des hommes, du fait qu’ils avaient la peau noire, comme Estimé, Magloire et Duvalier, seraient peut-être plus proches du peuple haïtien, seraient plus à l’écoute des intérêts majeurs de la paysannerie et des travailleurs d’Haïti. Mais ce n’était pas le cas, parce qu’au fond, [la couleur de la peau] n’est pas le facteur déterminant de l’évolution d’un pays. Cela fait partie des représentations dans l’imaginaire d’un peuple. J’ai essayé d’expliquer, notamment dans mon livre Bonjour et adieu à la négritude, comment le mythe racial s’est constitué depuis le temps de Christophe Colomb, puisque, c’est à partir de cette époque qu’on a commencé à avoir une perception de soi, non à partir des choses fondamentales de l’être, mais à partir du signifiant le moins important qui est la couleur de la peau qui exprime plutôt la grande diversité d’adaptation des ethnies de la planète aux conditions climatiques, aux conditions historiques qui [expliquent] qu’il y a des épidermes différents, mais cela n’a aucune signification morale, ni éthique ni esthétique. Au contraire cela exprime l’heureuse diversité de la condition humaine. On voit dans la nature aussi que toutes les couleurs sont présentes. Je n’imagine pas qu’il y aurait un conflit entre les arbres parce qu’il y a certains qui donnent des fleurs rouges ou des fleurs mauves ou des fleurs bleues… [La question de couleur] est l’une des aventures de la conscience dans l’histoire de la perception puisque antérieurement à la colonisation, dans les époques les plus éloignées, dans les sociétés antiques notamment en Grèce et à Rome, le Romain ou le Grec ou le Phénicien ou l’Égyptien n’avait pas une conception de soi qui était liée à la couleur de la peau. [Elle] était liée à la religion, au totem, ou à la culture en général.

Pour en revenir à votre vie personnelle, vous aviez voulu étudier la médecine?

Oui. Vous savez, je suis fils de pharmacien. Il y avait une tradition dans ma famille et ma mère considérait que je devais faire le bond de la pharmacie à la médecine à l’hôpital. On pense qu’un médecin est toujours quelqu’un dont la sécurité est assurée, parce qu’il peut ouvrir son cabinet, il peut travailler… Ma mère considérait que ce serait une promotion sociale. Quand je suis arrivé à Paris je me suis inscrit d’emblée à la Faculté de médecine. Quand j’ai commencé à fréquenter les amphithéâtres de médecine à la Faculté, à fréquenter notamment la salle d’anatomie, ça m’ennuyait. Je me suis dit que je vais passer ma vie [à voir cela]. Comme je suis d’une très grande sensibilité, je serais trop ému par les scènes d’horreur dont tout médecin est témoin dans les hôpitaux, dans la chirurgie par exemple, n’est-ce pas? Puisque j’ai fait des débuts dans la littérature avec mes premiers livres – Étincelles et Gerbes de sang – donc il fallait mieux aller vers la littérature, vers les sciences politiques et c’est ce que j’ai fait. J’ai changé. Mais parfois je l’ai regretté parce que, autour de moi à Paris, mes plus proches amis haïtiens étaient des étudiants en médecine. Il y avait Gérard Charlier… il y avait Elmké, qui est devenu le docteur Elmké, qui était étudiant très chic, compatriote… il y avait un jeune Estimé aussi. Ils étaient plusieurs [qui] faisaient la médecine, il y avait le docteur Peignant…

Vous êtes venu d’une famille nombreuse?

Oui, enfin, cinq enfants. C’était une famille nombreuse, et ma mère nous a donné beaucoup d’affection parce qu’on a été orphelins de père à partir de 1936, donc très précocement. C’est grâce aux sacrifices de ma mère avec une machine à coudre (c’est pour ça que dans mes poèmes la machine Singer occupe une place aussi importante) [que nous avons pu faire nos études]. Elle voulait absolument qu’on fasse tous des études, qu’on aille au moins jusqu’au baccalauréat et même, dans mon cas, elle voulait que je sois médecin.

Ils sont éparpillés également aux quatre coins de la planète?

Un frère est au Venezuela, à Caracas. Mes deux sœurs sont au Canada [et] ont des enfants. Et un frère, Maurice, est resté en Haïti. C’est le seul en ce moment qui vive en Haïti. Nous sommes restés en contact les uns avec les autres. Vis-à-vis de notre mère qu’on a adorée, on a tenu plus ou moins les promesses d’essayer d’améliorer notre vie parce qu’on a eu de très grandes difficultés pour étudier. Vous connaissez bien l’épreuve des familles en Haïti. On les a connues aussi, à partir de la fin des années 30, 40… Les années 40 de la deuxième guerre mondiale ont été très dures pour ma famille. On a étudié dans des conditions épouvantables. Parfois je me demande même comment on a pu. Toutes proportions gardées, dans d’autres sociétés, les gens qui auraient connu les mêmes difficultés que nous n’auraient pas continué à étudier. On les aurait mis en apprentissage dans un atelier où on leur aurait appris un métier manuel. Mais ma mère tenait absolument à avoir des intellectuels dans sa famille. Et puis, depuis l’école primaire, j’aimais lire, j’aimais raconter des histoires, j’aimais écouter des histoires. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main. L’un de mes drames quand j’étais adolescent c’est que je n’avais pas de livres. Pendant la deuxième guerre mondiale, les livres français arrivaient rarement en Haïti. Vous savez qu’il y a la tradition de prêter des livres mais souvent les gens ne les rendent pas. Je n’avais pas accès, comme c’était le cas d’autres Haïtiens qui appartenaient à des familles fortunées, à des bibliothèques. Si j’avais eu accès dès l’âge de douze ou treize ans à une bibliothèque constituée, je suis sûr que j’aurais été un peu plus loin dans mes études, dans mon travail, parce que cela m’a manqué beaucoup. Entre quatorze et dix-huit ans, les livres, dont je savais l’existence du fait de mes études primaires et secondaires, étaient inaccessibles. J’ai lu, à droite et à gauche…

Mais cela n’a pas quand même diminué votre courage révolutionnaire! Ghislain Gouraige a perçu votre littérature comme une sorte de littérature de révolte. Pradel Pompilus, de son côté, a vu en vous un accusateur public. Max Dominique, dans L’Arme de la critique littéraire, a parlé de votre militance révolutionnaire, active et inlassable. Maintenant nous sommes en 1995. Voulez-vous changer le monde, ou simplement le décrire?

C’est une très bonne question; je vous remercie. Je suis entré dans la vie comme un jeune homme en colère. Dès l’âge de quinze ans, j’étais en colère. J’étais révolté très précocement par les malheurs que j’avais autour de moi en commençant par ceux de ma famille, et par [ceux] des paysans. Je fréquentais beaucoup la campagne haïtienne; c’était poignant, déjà, la situation de nos paysans. Donc je suis entré avec un esprit de révolte. Mais c’était d’abord une révolte métaphysique, une révolte de jeune poète, une révolte qui s’inspirait plus d’Arthur Rimbaud, de Lautréamont et des poètes français avancés du XIXe siècle que de Marx dont j’ignorais l’existence ou de Lénine ou d’une révolte bien structurée. C’était la révolte. J’étais en révolte contre tout ce qui était injuste en Haïti, contre le régime de Lescot, contre tous les abus qu’on avait sous les yeux à cette époque.

Mais ce qui est étonnant, c’est que [cette révolte] n’est pas restée dans le rêve; elle est descendue sur terre.

À un moment donné j’ai pu avoir accès à certaines lectures. Un livre qui m’a beaucoup marqué, c’est La Condition humaine d’André Malraux. Quand j’ai lu La Condition humaine je pensais que la révolte pouvait déboucher sur l’action. Donc j’ai voulu être l’homme d’action. Après Malraux, j’ai lu Maxime Gorky, puis j’ai lu les poètes de la Résistance française comme Aragon, Paul Éluard, Robert Desnos,…

Ils ont voulu faire la révolution politique avec le surréalisme.

Oui, c’était la révolution. Puis après j’ai eu accès à des œuvres théoriques. J’ai essayé donc de structurer ma révolte, de lui donner un contenu précis. C’est comme ça que j’ai rencontré le marxisme. Même à l’époque de La Ruche, notre révolte était une révolte existentielle, aussi bien chez Jacques-Stephen Alexis, chez Bloncourt, Théodore Baker et moi.

Arrêtons-nous là un moment. Vous citez très souvent Jacques-Stephen Alexis, mais je n’entends pas Jacques Roumain, je n’entends pas Jean Brierre. Jacques Roumain, Jacques-Stephen Alexis, Jean Brierre et René Depestre sont considérés par plusieurs générations comme les quatre grands «monstres sacrés» de la littérature haïtienne. Est-ce qu’il y a eu des rapports entre vous quatre? Vous étiez très jeunes d’ailleurs.

Oui, il y a eu des rapports entre nous, je vais vous en parler. Je citais le plus souvent Alexis parce que nous sommes de la même génération; nous avons fait notre baptême du feu ensemble au moment des grèves contre Lescot. Mais, ce qui m’a conduit à rencontrer Alexis, ce sont Roumain et Brierre, parce que je connaissais très bien Jean Brierre très jeune, qui m’a aidé dans ma poésie, qui m’a donné beaucoup de conseils. Parmi mes admirations, quand j’avais quinze-seize ans, il y avait Jacques Roumain, Jean Brierre et Price-Mars. J’aimais beaucoup Price-Mars, même si sur certains points je n’étais pas d’accord; je me méfiais de certains aspects de sa pensée que les noiristes ont exploitée. Mais il n’y était pour rien car c’était un homme d’une grande rigueur intellectuelle, c’était un grand esprit, c’était quelqu’un de très bien. Quand je l’ai connu je l’ai beaucoup apprécié, même quand je le critiquais, c’était sur cette idée de la négritude qui devait déboucher d’ailleurs sur le duvaliérisme. Des gens sans scrupules comme René Piquion, Duvalier, Lorimer Denis, des gens au fond peu préparés, sans foi ni loi, ont détourné l’esprit [des idées] de Price-Mars: d’une idéologie de revalorisation de l’Afrique vers la papadocratie, vers le noirisme, vers des théories absolument fumeuses et meurtrières, puisqu’on a eu avec ça une trentaine d’années d’ignominie duvaliériste.

Pour revenir à Roumain, [il était] au centre de tout pour ma génération. Alexis a écrit des pages admirables sur Roumain. J’écrirai sur Roumain. Je ne l’ai pas fait encore, mais c’est un projet, j’ai toutes les notes [qu’il me faut]. Il faut que je fasse un texte cohérent sur Jacques Roumain. Je rendrai hommage à un moment donné à de nombreux auteurs qui m’ont intéressé. Il y aura certainement Jacques Roumain, Jean Brierre, et puis j’ai aimé la poésie de Carl Brouard, j’aimais Magloire-Saint-Aude, les frères Marcelin, Edris St-Amand… Ma génération a eu de la chance parce qu’on a été précédé de gens intéressants; outre Jacques Roumain, il y avait des journalistes éminents comme Max Hudicourt, Étienne Charlier, Anthony Lespès, Max Sam… Il ne manquait pas d’hommes dans les années 40 qui pouvaient guider notre révolte en Haïti.

Est-ce que vous aviez pu trouver dans les années de votre révolte quelqu’un que vous aviez vraiment aimé beaucoup plus que les autres?

C’était Jacques Roumain. Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois. Il m’a fasciné. Je faisais de l’auto-stop sur la route de Pétion-ville. Il m’a pris en voiture. C’était peu de temps avant sa mort. Il était sans doute malade. Il était rentré du Mexique où il était chargé d’affaires à Mexico. On a parlé et il s’est intéressé à moi brusquement parce que je lui posais des questions qu’il trouvait étonnantes. Il m’a conduit chez lui. Je me souviens, je suis reparti avec deux ou trois livres. C’était la première fois que je lisais Faulkner. [Il y avait] Faux passeport de Charles Plinier, Lumière d’août de William Faulkner, et peut-être des nouvelles de Hemingway.  Donc [Roumain] m’a initié à la grande littérature contemporaine. Il est mort peu de temps après et j’ai rapporté les livres à sa veuve. Il m’avait dit, «cette bibliothèque est à vous», quand c’était la première fois de ma vie que j’aie vu une bibliothèque constituée. J’étais fou! C’était la grande maison d’une grande famille haïtienne: les Roumain au Bois Verna. J’étais très impressionné et il a vu ma fascination devant ses rayonnages. Toute la littérature moderne était là; j’étais fasciné. Il m’a dit «C’est à vous, quand vous voulez. Je suis au Mexique mais je reviendrai, et mon épouse peut vous prêter des livres». C’était un généreux. En très peu de temps j’ai compris que j’avais affaire à…

…quelqu’un d’extraordinaire.

Il n’avait pas encore publié Gouverneurs de la rosée. Je connaissais quelques poèmes, quelques nouvelles publiées dans les années 30. J’ai vu que c’était un Haïtien exceptionnel [ …]. Tout de suite j’ai compris une rigueur, une sensibilité, une tendresse, une sorte de bonté qui émanaient de sa personne. Roumain m’a fasciné. Comme [pour] tous les hommes d’ailleurs de notre génération, après Price-Mars, c’était Roumain. C’est peut-être comme ça que je suis allé vers le marxisme. Il est mort en août 1944. Par fidélité à Jacques Roumain, on sentait le devoir de continuer, d’aller dans la même direction, puisqu’on se disait que si quelqu’un d’une si grande culture, qui par-dessus le marché appartenait à une grande famille haïtienne [et] qui était mulâtre – c’est-à-dire quelqu’un qui aurait pu s’enrichir, devenir un homme politique éminent dans la société haïtienne – avait pris des risques à gauche et même à l’extrême gauche, avait fondé un parti communiste en Haïti, c’était vraiment la voie qu’il fallait suivre. C’est comme ça que j’ai suivi Jacques Roumain.
Et puis avec Alexis, dès la fondation de La Ruche, Théodore Baker et moi, nous avons fait appel [à lui]. Le noyau de La Ruche était essentiellement au départ [Baker et moi]. On est à peine mentionnés quand on parle de La Ruche, mais c’était Baker et moi qui en avions été les initiateurs – je tiens à le souligner parce qu’on l’oublie –, à l’origine de La Ruche. On a décidé de créer La Ruche après la publication de mon livre Étincelles qui avait eu un accueil exceptionnel dans la presse et dans l’opinion publique d’Haïti. Ce n’était pas facile de faire un journal sous Lescot, il y a avait une censure terrible, pesante. Donc Baker et moi, on a dit qu’on allait faire un journal d’enfants, c’est ce qu’on a dit à Gontran Rouzier quand il nous a convoqués. Après, il nous a insultés, en tenant en main un exemplaire de La Ruche: « C’est ça votre journal d’enfants? Bande de voyous! » Alors que c’était un brûlot qu’on avait sorti contre le régime! Heureusement qu’on avait averti Ballin, le sous-secrétaire d’État, le seul noir du gouvernement de Lescot, et Ballin était intervenu car il était notre voisin au Bas-peu-de-chose, et Rouzier a reproché amèrement à Ballin de nous avoir présenté comme des enfants, comme des adolescents qui voulaient faire un petit journal de divertissement.

Bernadette Crosley, dans [Haïtianité et mythe de la femme], a parlé de cette aventure quand vous avez fait publier dans les presses nationales un réquisitoire contre le gouvernement Lescot. Cela a été déjà révolutionnaire.

C’était un coup de maître. C’était presque impossible de publier à l’époque. Quand j’ai réuni mes premiers poèmes, j’étais en première au lycée. J’étais très précoce, j’ai commencé à écrire des poèmes à l’âge de quinze ans mais j’ai déchiré, j’ai jeté mes premiers essais poétiques parce que, quand j’ai découvert la poésie moderne avec Apollinaire, Blaise Cendrars, Langston Hughes, Nicolas Guillén, Jacques Roumain et des poètes haïtiens comme Brierre, Carl Brouard et Magloire-Saint-Aude, j’ai renoncé à la rime. Je connaissais bien la poésie française du XIXe siècle; je pensais continuer. J’aimais beaucoup Musset, j’aimais Hugo, j’aimais Nerval, j’aimais Baudelaire… j’aimais les très grands poètes français du XIXe siècle. Mais j’ai vu qu’il y avait eu une nouvelle aventure du vers en lui-même, donc je me suis mis au vers libre, c’est comme ça que j’ai écrit Étincelles avec presque une expérience d’adolescent. J’étais encore intérieurement une sorte d’adolescent attardé quand j’ai publié Étincelles. J’ai demandé un rendez-vous au directeur de l’Imprimerie de l’État, M. Bayard, qui m’a reçu d’ailleurs. Il a failli se renverser de son fauteuil quand je lui ai dit: «Monsieur, je vous apporte un manuscrit de poèmes que je voudrais faire éditer à l’Imprimerie de l’État». Il me dit: «Mais vous n’avez pas une idée! Nous sommes une institution d’État. Nous ne publions que des textes officiels et puis quelques travaux de ville qu’on fait. Nous sommes une imprimerie, nous ne sommes pas une maison d’éditions, jeune homme». Puis il m’a dit: «Laissez-moi donc voir un peu ce que vous faites». Les poèmes lui ont plu et ont plu à sa secrétaire qui était assise à ses côtés et qui avait l’air d’être une fille intelligente, et qui a lu. Puis ils ont fait une messe basse entre eux: ils parlaient, faisaient des commentaires sur la poésie. Puis il m’a dit: «Bien sûr, il faudrait vous publier, mais comment? Il faut des crédits, vous comprenez, ça coûte cher. Bon, faites donc une souscription, si vous m’apportez entre cent cinquante et deux cents dollars, je vous ferai un petit livre». À l’époque, dire à un jeune homme comme moi qui avait à peine dix-huit ans de lui apporter cent cinquante dollars, c’était une fortune. J’avais jamais vu d’ailleurs tant d’argent chez moi. Mais j’ai suivi son conseil et j’ai réuni près de deux cents dollars avant quinze jours. C’est là un facteur de chance parce que du matin au soir j’arpentais les rues de Port-au-Prince sous un soleil de plomb et j’allais montrer mes poèmes aux commerçants. Je peux dire aujourd’hui que je sais gré à tous ceux-là qui m’ont tendu la main. Personne n’a refusé [de m’aider]. À toutes les portes où j’ai frappé, [on m’a répondu,] que ce soit chez des avocats comme Me Cassagnol, sans oublier les intellectuels qui m’ont aidé, comme Roussan Camille, Jean Brierre, Piquion lui-même, Price-Mars, Dantès Bellegarde… J’allais chez eux avec une copie du manuscrit et ils achetaient un ou deux exemplaires. Certains même étaient généreux et achetaient cinq exemplaires du livre. Il fallait que je vende avant même la parution du livre. J’allai même chez l’évêque Vaugley qui était un évêque épiscopal en Haïti et qui m’a pris plusieurs exemplaires, et aussi des prêtres. J’ai eu une chance exceptionnelle pour trouver près de deux cents dollars en quinze jours. Et quand je suis revenu, Bayard m’a vu revenir et il était étonné. Il m’a dit: «Déjà?». Je lui ai dit: «Oui, ça y est, c’est fait». Alors il m’a dit: «Vous irez loin». Il a vu mon dynamisme, mon enthousiasme, et il m’a fait une belle petite édition d’Étincelles. Ce n’était pas mal fait pour Haïti. Je lui avais demandé d’ailleurs d’imiter la [présentation] des Éditions Gallimard, avec la couverture blanche et des lisières rouges et noires. Aujourd’hui, à s’y méprendre, on peut croire qu’il s’agit d’un livre édité par Gallimard. Après j’ai été très bien reçu. Il y a eu des articles remarquables, notamment un article de Roger Dorsinville dans le Nouvelliste qui occupait plusieurs colonnes. Il y a eu un article puis une lettre que Léon Laleau m’a adressée. Malheureusement j’ai perdu le texte, mais ça doit exister dans les bibliothèques en Haïti. Un article remarquable de Léon Laleau. C’était à l’époque l’un des hommes les plus éminents sur la scène littéraire haïtienne. Bellegarde m’a envoyé un mot, Price-Mars…. enfin tous ceux qui comptent dans l’intelligentsia haïtienne à l’époque, y compris Magloire-Saint-Aude, Carl Brouard. J’ai eu de la chance. On m’a célébré, on m’a cajolé, on m’a fêté. Quand j’allais dans les bals, je pouvais danser avec les plus belles filles du pays. C’est une joie qu’on n’a pas tous les jours. Pour un jeune homme qui arrivait sur la scène dans les conditions où j’arrivais, pour être reconnu par une mince plaquette de poèmes, c’est un fait extraordinaire. Cela ne s’est plus reproduit d’ailleurs en Haïti depuis. Je me demande si avant il y avait eu peut-être un tel début dans la littérature. J’ai fait une entrée, si je puis dire, fracassante, comme ça. Cela a attiré l’attention des Français aussi, puisque Pierre Mabille qui était en Haïti m’a lu et m’a invité à dîner. C’est la première fois que je dînais avec un éminent intellectuel européen, c’était la première fois tout court: personne ne m’avait jamais invité à dîner dans un grand restaurant. J’ai dîné en compagnie de Mabille et il m’a donné des conseils. Il m’a dit: «J’ai lu avec beaucoup d’intérêt vos poèmes. Je ne dirais pas que ça annonce un nouveau Rimbaud, mais ça promet beaucoup. Il y a un ton nouveau dans la poésie haïtienne; vous avez trouvé un créneau à vous». Il m’a demandé ce que je voulais faire. Je lui ai dit que je voulais étudier et je lui ai fait des confidences à propos des difficultés à avoir des livres et il m’a dit: «Ne vous en faites pas. Aussitôt la guerre terminée (c’était au début de 1945 avant la fin des hostilités en Europe, pendant le débarquement de Normandie), je vous fais avoir une bourse en Europe. Si les Haïtiens ne vous aident pas, moi je vous aiderai». Puis il m’annonçait qu’il inviterait Breton en Haïti et il m’a introduit d’ailleurs auprès de Breton. Donc, Étincelles, cette mince plaquette de poèmes, a ouvert mes horizons. C’est là que tout a commencé, et je suis né dans ces circonstances-là, une deuxième fois, à Port-au-Prince, après ma naissance de Jacmel, quand j’ai publié Étincelles. L’année suivante, j’ai publié Gerbes de sang, et c’est ce qui est à l’origine du journal, La Ruche. Avec Étincelles, j’avais déjà un nom et c’est pour cela que Baker a voulu que je sois le rédacteur en chef de La Ruche.

Est-ce qu’il y a eu, entre Étincelles et Gerbes de sang (il y a une différence de quelques mois entre ces deux publications), une sorte de réorientation…?

Il y a eu une réorientation, parce que Gerbes de sang est venu après le mouvement de 1946 où déjà j’avais eu l’expérience d’un échec à partir du moment où les militaires ont donné un coup d’état pour nous couper l’herbe sous les pieds et faire avorter les aspirations démocratiques du mouvement de 46 et préparer le terrain pour la prise du pouvoir par ceux qu’on appelle les « authentiques », dévier notre expérience démocratique – parce que nous étions des jeunes démocrates, nous n’étions pas encore communistes ou marxistes; [nous étions] de jeunes démocrates avancés, un peu radicaux, un peu libertaires sur les bords. On voulait un changement de société en Haïti: plus de justice, un État, une société civile, une presse libre, des syndicats. On a obtenu certaines choses d’ailleurs, on a eu des syndicats à partir de ce moment-là pour défendre les travailleurs haïtiens de la campagne et de la ville. Au point de départ, c’était ça. Puis les noiristes sont intervenus tapageusement et ont détourné [le mouvement]; il y a eu un détournement d’idéal dans 1946. Et vous m’aviez demandé, aujourd’hui en 1995, qu’est-ce que je pense? Je pense que c’est plus complexe que ma génération ne le pensait. Je m’étais frotté au surréalisme grâce à Breton et à Césaire – parce que je n’ai pas cité Césaire jusqu’ici, mais c’est une autre personnalité qui nous a marqués parce qu’il a fait un séjour en Haïti en 1944 où il a donné des cours à l’université d’Haïti. Le passage de Césaire a été un événement dans notre vie. Avant Césaire, il y avait Alejo Carpentier [qui] avait fait un séjour aussi en 1942 et qui nous avait marqués. C’était peut-être la seule chose positive de cette époque étouffante de Lescot. Mais Lescot n’y était pour rien. C’était Pierre Mabille qui invitait des gens importants, étant donné son ouverture d’esprit, c’est un très grand homme. C’était grâce à Mabille que des Français importants, des intellectuels comme Carpentier qui avaient été précédés par des gens comme André Mauroy, comme madame Tabouy comme d’autres gens de la France Libre. [C’était] des gens qui nous ouvraient des fenêtres dans l’étouffoir qu’était le système de Lescot, l’obscurantisme des gens de Lescot. On voulait changer la vie, on voulait aller plus loin, n’est-ce pas? Pas seulement changer la société, mais changer le mode de vie comme les surréalistes le voulaient aussi dans les années 1920. Et puis, finalement, on n’a rien changé du tout, ni la société, ni la vie. Tout ça a été détourné; on a connu plutôt l’exil. Je pense aujourd’hui qu’il est certain que la société change, la vie change, et que les mouvements sociaux ont de l’importance pour cela. Mais que c’est plus compliqué, c’est plus lent, et que rien n’est jamais acquis parce que avec l’expérience qu’on a de l’effondrement du socialisme… Il y a eu un détournement d’idéal, pas seulement dans les conditions d’Haïti mais même dans un pays au lendemain de la Révolution d’octobre qu’on pensait partie pour durer des siècles, [et qui] s’est effondrée. Ça veut dire que rien n’est acquis, qu’il y a des possibilités de régression dans la vie sociale, le système, dans la mesure où [certains régimes] ne respectent pas les fondements mêmes de leur raison d’être et se sont embarqués dans des aventures despotiques, comme c’est le cas du socialisme. Aujourd’hui, je suis plus prudent, plus sage, sans être pour autant conformiste. J’ai gardé en moi un fond de révolte, mais de révolte réfléchie. J’ai vécu, j’ai connu des épreuves et je me suis battu beaucoup. J’ai le sentiment qu’il faut toujours se battre, mais avec beaucoup plus de rigueur peut-être, un peu plus de sérieux intellectuel et une autre vision puisque le monde a changé considérablement et je crois aujourd’hui aussi à l’importance des grandes réformes.

Cette frustration, ou du moins une partie de cette frustration qui est restée après le détournement d’idéal de 1946, vous ne diriez pas que cela se reflète un peu dans Végétation de clarté? Est-ce queVégétation de clarté a marqué votre vie d’une façon plus spéciale?

Non, parce que Végétation de clarté, quand je l’ai écrit, c’était plutôt un livre… ce sont peut-être les textes les plus engagés que j’aie écrits et consacrés à tous les leaders, les révolutionnaires, les hommages… J’étais en plein sectarisme si je peux dire. Minerai noir marque un tournant dans ma poésie qui est devenue beaucoup plus diversifiée et qui ouvre, finalement, l’œuvre d’un poète de la négritude. D’ailleurs, dès le titre Minerai noir

J’ai l’impression que vous êtes passé par des modèles de pensées – des facettes, si vous voulez, de l’esprit – tout à fait différents, je ne dirais pas opposés, mais il y a des gens qui disent que c’est presque paradoxal. C’est-à-dire, la chrétienté, les valeurs du socialisme, les valeurs de la négritude…

Parce que je suis un homme qui se cherche. C’est pour ça que je vous dis aujourd’hui que j’ai eu des sincérités successives du fait même des changements qui s’opéraient sous mes yeux dans la société. Souvent même j’ai été victime des inconséquences de la société et j’ai dû me réadapter, réajuster mon tir, rectifier ma trajectoire par ce que je voyais sous mes yeux. C’est pour ça que j’ai été, à mes risques et périls, un homme à sincérités successives. J’étais chrétien. À un moment donné je n’avais plus de grande satisfaction de ce que je voyais faire dans le clergé haïtien en Haïti, le clergé étranger aussi. Je pensais qu’ils géraient un peu la religion chrétienne en Haïti. Moi, je n’étais pas un homme de gestion: je cherchais autre chose. Après, dans le marxisme aussi… Et puis, j’étais pour la décolonisation or, les grands ténors de la décolonisation étaient les hommes de la négritude, comme Senghor et Césaire, donc je devais être proche d’eux.

En somme, c’est une addition d’humanités.

J’aime bien ce que vous dites là. Maintenant vous touchez le noyau même de mes préoccupations actuelles quand vous dites – j’aime beaucoup cette formule, «addition d’humanités» – parce que moi, je pense en termes d’humanités au pluriel. Vous voyez, il y a les humanités de la planète et ces humanités apportent chacune une contribution, inventent des idéologies, des esthétiques, des poétiques si vous voulez. Moi, je voulais absolument inonder toutes les rives, faire l’expérience. Naturellement il y a des idéologies qui ne m’ont jamais attiré de par leur nature même. Mais aujourd’hui, ce que vous appelez les «additions d’humanités», c’est une sorte de mutation d’identité qui s’opère en moi, qui essaie de constituer une espèce de synergie. Comme je le disais l’autre jour, «synergie» est un terme médical qui signifie que diverses fonctions contribuent dans l’organisme humain ou animal à un effet unique. On peut te faire une transposition de ça sur le plan de la création, c’est-à-dire que dans ma formation je suis donc tributaire du réalisme merveilleux que je dois à Alejo Carpentier, à Jacques-Stephen Alexis, et il y a ensuite eu la négritude qui a été un grand mouvement esthétique. La reconnaissance que j’ai aujourd’hui – je suis resté leur ami pour cela, à Senghor et à Césaire – c’est qu’ils ont fait un usage purement esthétique de la négritude. Ils n’ont pas fait de la négritude une idéologie politique pour Duvalier.

Vous avez relevé chez Senghor et chez Césaire une révolution esthétique.

Oui, esthétique. Quand j’ai eu des polémiques avec Césaire à Paris au moment de Présence Africaine en 1955, c’est parce que j’avais des craintes qui étaient peut-être justifiées étant haïtien, puisque Duvalier a versé carrément dans la négritude totalitaire. Il a fait de la négritude [et] du noirisme une théorie absurde de l’Afrique; il avait une vision crochue.

Comme si la négritude devait avoir une application politique.

C’est ce qu’il a fait. Il a détourné complètement de ses origines la notion de négritude. Il est tombé dans une sorte de racisme, de gobinisme renversé… une aberration idéologique. Tandis que Césaire et Senghor sont des hommes de culture, ce que n’était pas Duvalier. Il n’a jamais été un homme de culture. C’est un très pauvre type finalement dans l’histoire de notre pays, ce François Duvalier. Un jour peut-être je réglerai des comptes avec lui d’une façon plus systématique.

Puisque nous parlons de Duvalier… Il y a des périodes de notre histoire qui méritent des [éclaircissements]. Des historiens essaient d’appréhender ce M. Duvalier. Quelle serait votre contribution, vous? Vous l’avez rencontré.

Oui, je l’ai rencontré. J’ai eu même des conversations très approfondies avec lui. Je pense que c’est un peu une sorte de cristallisation de tout ce qu’il y avait eu d’obscurantiste dans l’histoire d’Haïti. Je pense à des gens comme Soulouque, je pense même à Salomon parce qu’il y a eu un mythe de Salomon aussi. Tous ces gens-là, ça finit par déboucher sur la papadocratie. C’est-à-dire que ce sont de vieux satrapes qui ont dirigé Haïti – noirs ou mulâtres, d’ailleurs – pendant tout le XIXe siècle, qui étaient des militaires sans foi ni loi souvent, qui n’avaient pas d’idées, qui n’avaient aucune conception de l’État, qui n’avaient aucun sens du citoyen ou de la République. C’est-à-dire qu’ils n’avaient rien retenu de notre héritage de la Révolution française. Ils n’ont pas su tirer un discours politique de l’expérience de 1804 et de la Révolution haïtienne. Tout cela s’est transformé en idées absolument fumeuses et prétentieuses, mais articulées à des armes et à l’armée. Ils ont terrorisé le peuple haïtien pendant toute cette époque. Duvalier est l’aboutissement de cette longue crise politique dans l’effort pour construire un État – les paysans haïtiens notamment se sont battus pour qu’ils aient un État. Et pour qu’ils n’aient plus à considérer l’État (ce qu’on appelle abusivement l’État en Haïti, qu’ils plaçaient, eux, avec raison) sur le même plan que les cyclones, que la sécheresse, que le paludisme, que tous les fléaux… Donc l’État a été un fléau parmi d’autres…

Quelqu’un qui a fait une étude politique sur les Antilles a dit que Duvalier était justement un cyclone.

Un cyclone politique. Peut-être le plus meurtrier qui se soit abattu sur Haïti, notamment dans la Caraïbe. C’est un cyclone caraïbe parmi les pires dans l’histoire des cyclones ravageurs et destructeurs depuis des siècles. Pour revenir à notre synergie, il y a eu le réalisme merveilleux, la négritude; moi-même j’ai inventé pour mon usage esthétique la notion d’«érotisme solaire» par rapport aux femmes, par rapport à l’amour, par rapport à mon expérience. J’ai accordé, comme les surréalistes d’ailleurs, une grande importance à l’amour, à l’acte d’amour – pas à l’amour platonique seulement – à la fête que représente la rencontre de tout homme avec une femme, et la réciproque est encore plus vraie. Au fond, aujourd’hui j’essaie de soumettre à un seul mouvement pour aboutir à un effet unique à la fin de ma vie, de créer à partir de ce que je considère comme des fonctions pour l’imaginaire la fonction du merveilleux, la fonction de révolte raciale qui s’est cristallisée dans la négritude. Au fond c’était une façon de nous réaffirmer face au racisme blanc. Mais il faut éviter de tomber dans l’inverse, parce que souvent on donne dans l’histoire, la philosophie une tendance qui n’est que l’inverse d’une tendance qu’on veut combattre; on lui reprend sa nocivité. C’est pour ça qu’à propos de Duvalier j’ai parlé de gobinisme renversé. Mais on peut faire, les grands poètes nord-américains l’ont montré aussi – des gens comme Langston Hughes, Countee Cullen, le professeur Dubois – ont montré qu’à un moment donné il fallait bien assumer… Puisqu’on avait créé une condition noire dans la plantation américaine, il fallait changer cela en esthétique.

Laissez-moi partager avec vous un petit souvenir. Je regardais la télé: il y avait Bernard Pivot, on passait tous les gens, tous les invités qu’il a eus… On leur a consacré quelques secondes, juste quelques secondes, et puis, vous voilà, vous, pour quelques secondes. Mais les seuls mots que j’aie pu entendre étaient «Ah oui, mais il faut parler du Dieu seul me voit». Alors je me suis dit: «Ce [sacré] Depestre!»… Vous avez conservé un souvenir de cette émission?

Oui, bien sûr, parfois je les revois…

Vous avez quand même parlé du «Dieu seul me voit»…

Oui. Vous savez, l’expérience érotique des jeunes en Haïti…

Ça fait encore partie de l’érotisme solaire?

Oui, bien sûr, parce que dès mon plus jeune âge j’ai toujours eu une vision solaire, éclairante, presque illuminée, des choses de l’amour. J’ai essayé et j’essaierai dans mes prochaines œuvres de rattacher l’expérience érotique à une sorte de merveilleux. Je suis convaincu qu’il existe un réel merveilleux féminin. Cela m’a toujours paru bizarre qu’on ne l’ait pas constitué – bien qu’on l’ait fait dans le domaine religieux autour des choses de l’amour. Au Moyen Âge il y a eu un peu de ça, mais c’était l’amour courtois. Cela restait sur le plan strictement platonique puisque la religion était très importante dans cette affaire. Il fallait un esprit païen pour rattacher tout ce qui concerne l’amour au merveilleux, pour constituer autour de la femme et réciproquement autour de l’homme une expérience du merveilleux original. C’est pour cela que moi je ne relève pas du libertinage pur et simple. J’ai une autre conception de l’amour, de la femme, des choses qui choquent d’ailleurs pas mal de gens.. Tout cela en moi va être soumis à une synergie esthétique dont les résultats seront les œuvres que j’ai en chantier dans mon travail.

Parlez-moi des projets d’avenir.

Je reviens à cette notion de synergie. J’ai cherché beaucoup ces derniers temps, surtout après l’effondrement [de l’Union Soviétique] – moi, j’ai rompu par exemple avec le socialisme dès le début des années 70. Vivant à Cuba, j’avais été déçu profondément par les choix fondamentaux de la révolution cubaine, notamment dans ses rapports avec ce qu’on appelait le camp socialiste. J’ai commencé à ruer dans les brancards à partir de 1971 au moment de l’affaire Padilla à la Havane. Cela m’a conduit de fil en aiguille à une rupture pure et simple avec Cuba, avec le «castrofidélisme». Et j’ai profité pour faire d’une pierre plusieurs coups: j’ai rompu également avec l’Union Soviétique, avec le maoïsme, avec les Vietnamiens où j’avais des amis, j’ai rompu aussi avec le mouvement communiste haïtien. J’ai rompu avec tout le monde à un moment donné. J’ai fait une seule rupture..

Les causes de cette rupture?

J’avais des griefs contre la gestion socialiste en URSS et en Tchécoslovaquie notamment que je connaissais bien et un peu aussi la Yougoslavie. On voit ce à quoi ça a abouti maintenant. Les causes de cette rupture, c’est qu’au fond, très précocement, ce qu’on ignore, c’est que, après mes études universitaires à Paris, j’avais étudié crayon à la main les textes fondamentaux du marxisme – je ne m’étais pas contenté d’un marxisme par ouï-dire. J’étais allé aux textes de Marx, de Engels, et puis je suis remonté à l’Antiquité. J’étais un garçon très curieux de tout. Donc j’ai lu, j’ai étudié et j’ai passé des examens à l’Institut d’études politiques de l’Université de Paris. J’avais une idée de l’histoire du droit, de l’histoire des idées politiques et quand j’ai été expulsé de France à la fin de 1950 et que j’ai été à Prague, je m’attendais donc à trouver une application des choses que j’avais lues et j’ai trouvé qu’il y avait un divorce, un hiatus dramatique entre les textes et la réalité…

Pourquoi aviez-vous été expulsé de France?

Pour mes activités anticolonialistes. On me reprochait de me mêler des affaires françaises en Afrique du nord, en Afrique noire, au Viêt-nam. Au fond c’était une affaire d’étudiants. On militait, on protestait, on faisait des manifestations d’étudiants à Paris. C’était normal [d’y participer], c’était dans l’esprit de La Ruche. Et c’est ce qui m’a permis de lier des liens solides avec des Africains, des Antillais, des Martiniquais, Guadeloupéens, des Sud-américains, d’autres gens de la Caraïbe… Enfin, Paris était un vivier extraordinaire au lendemain de la deuxième guerre mondiale où vraiment commençait, dès 1946, le processus de décolonisation. J’ai participé activement, avec la même fièvre de 1946, à tout ce qui se passait dans les facultés à Paris dans ces années-là. Donc ça a attiré l’attention sur moi. Un jour on m’a demandé de quitter le territoire français. Je me considérais un peu comme un Français, mais on m’a dit qu’il s’agit d’une immixtion grossière dans les affaires de l’État français, que je n’avais plus ma place, que j’étais venu pour étudier. «Au lieu de vous occuper de vos examens et de vos diplômes, vous avez des activités parallèles extrêmement dangereuses qui sont une atteinte à la sûreté de l’État français»! On m’a donné vingt-quatre heures pour vider les lieux. On m’a envoyé en Tchécoslovaquie et dès le début j’ai été déçu par le système, qui était un système pesant, lourd, bureaucratique, où l’on avait des formalités à remplir en arrivant pour être admis comme exilé politique. Cela a été la croix et la bannière. Je ne veux pas entrer dans les détails, mais c’est inimaginable; cela m’a déçu profondément. Puis [quand même] je me suis mis à l’étude; j’ai appris le tchèque. Je voulais même faire un doctorat dans une faculté marxiste, être docteur en philosophie ou en politique dans une faculté à Prague qui avait une grande université, l’université Charles, très connue; il y avait une grande tradition universitaire en Tchécoslovaquie. Je pensais même après, peut-être, couronner ça par un doctorat à Moscou. Enfin, j’avais des idées mais ça n’a pas marché parce que j’ai attiré l’attention de la police tchécoslovaque sur moi aussi par mes critiques. On avait un groupe d’étudiants, italiens notamment, que je fréquentais. Entre nous, nous étions des garçons curieux et plus ou moins intelligents; on posait des questions qu’il ne fallait pas poser. On disait que ça ne nous regardait pas. Donc je me suis retrouvé en porte-à-faux par rapport à mon propre système. Après avoir été expulsé de France, pratiquement j’ai été expulsé de Tchécoslovaquie à la fin de 1951. Donc, je me suis trouvé dans de beaux draps: expulsé en pleine guerre froide, derrière le rideau de fer et l’autre côté aussi. J’étais pris entre deux feux. Je n’avais ma place ni à Paris ni à Prague: dans les deux camps. Que faire? On m’a rejeté. C’est comme ça que j’ai cherché une issue en allant à Cuba. Mais alors que j’étais en mer, il y avait le coup d’état de Batista qui m’a surpris en mer. Quand je suis arrivé, Batista était au pouvoir déjà à la Havane. La police de Batista a consulté l’ambassade d’Haïti pour savoir qui j’étais, [car] on ne me connaissais pas. La dictature avait commencé à Cuba. On m’a même menotté avec ma femme [à peine] débarqués et naturellement l’ambassade d’Haïti a dit que j’étais un agitateur associé au mouvement de 46. C’était Magloire [qui était au pouvoir à ce moment-là]. Ils m’ont accablé et ont même demandé mon extradition de Cuba vers Haïti. Mais j’ai eu un avocat cubain, les socialistes cubains ont fait de l’agitation, et les syndicats… Il y a eu une petite mobilisation en ma faveur qui fait qu’ils se sont contentés de nous emprisonner pendant quelques semaines et de nous expulser de Cuba. Donc j’avais derrière moi l’expulsion de France, l’expulsion de Tchécoslovaquie et l’expulsion de Cuba. On nous met de force sur un bateau en partance pour l’Italie. Arrivé en Italie, les autorités du bateau (le Francesco Morosini) et le capitaine savaient – puisque les autorités cubaines les avaient mis au courant – que j’étais quelqu’un d’indésirable à Cuba et que j’étais un agitateur international. Donc, le capitaine dit aux autorités italiennes, à l’arrivée à Gênes, que «nous avons à bord des agitateurs internationaux». À l’époque de la guerre froide, ça suffisait pour vous rendre absolument indésirable partout. Et les autorités italiennes prennent un décret d’expulsion aussi contre nous. Donc, j’avais quatre expulsions sur le dos en peu de temps. Que faire?

C’est un record!

Oui. Alors j’ai été refoulé vers la France où je suis rentré clandestinement, et de là je me suis arrangé pour quitter la France pour aboutir en Autriche, à Vienne. J’ai vécu quelque temps à Vienne où j’ai commencé à apprendre l’allemand. L’aventure commençait pour moi. J’avais quelques contacts. J’avais rencontré à Prague des écrivains importants comme Jorge Amado, comme Pablo Neruda [ …]. Beaucoup de personnalités de passage à Prague que j’avais connues m’ont aidé à gagner l’Amérique du Sud. C’est comme ça que j’ai abouti au Chili. J’ai vécu au Chili où j’ai travaillé aux côtés de Neruda. J’ai vécu en Argentine après le Chili. Après l’Argentine, Amado m’a aidé à venir travailler au Brésil. Et c’est ainsi que j’ai été prof de français à São Paolo. Ma femme et moi nous avons ainsi gagné notre vie. En menant une double-vie d’ailleurs. J’avais un faux nom. Je rentrais dans une sorte de clandestinité et c’était très dangereux au Brésil parce que l’on risquait gros. On torturait les intellectuels de gauche, les expulsait du pays… Donc, au Brésil, ça risquait de très mal finir pour moi. Je suis parti un peu avant; quand le sol a commencé à brûler sous mes pieds, j’ai quitté le Brésil et j’ai pu rentrer encore à Paris où j’ai eu une vie très précaire, puisque l’on me rappelait sans arrêt que j’étais en résidence surveillée, puisque j’avais été l’objet d’un décret d’expulsion. Mais grâce à mes amis Césaire et Senghor qui m’ont aidé, j’ai pu avoir un statut précaire, une sorte de résidence surveillée, je dirais, à Paris où j’ai pu rester, mais à condition de ne pas me mêler de nouveau des affaires coloniales. Mais j’ai participé quand même à des débats intéressants autour de la revue Présence Africaine, avec Alioune Diop.

Au fond, vous n’avez pas changé.

Si on regarde ma vie, il y a quand même une cohérence, une fidélité à mon idéal, un peu libertaire, j’aime la vie, j’aime les gens, finalement je ne suis pas un homme de haine, pas du tout. Je souhaitais qu’il y ait une société plus juste à l’échelle mondiale, qu’on ait des relations vraiment humaines; c’est ce que je cherchais en tant que poète. Donc, je suis rentré en Haïti dans ces circonstances pour tomber sur Duvalier et de là, faire la jonction avec les Cubains… et vous savez déjà que j’ai dû rompre aussi avec eux. Après toutes ces ruptures de ma vie, j’ai eu une double rupture avec le marxisme…

Duvalier, quelle impression il vous a fait?

Il m’a laissé l’impression d’un psychopathe…

Vous savez, j’ai vu un documentaire daté de 1968 où il a accordé un très long entretien à un monsieur de la radio-télévision suisse et il a dit: «Vous savez j’ai une déformation mentale, il faut que je sorte la nuit pour surveiller, pour voir si les rues sont propres à Port-au-Prince…» des choses comme ça.

Il était fou. Le personnage m’a déplu parce que moi, je le connaissais avant. J’avais connu un médecin tranquille avec qui je jouais aux cartes d’ailleurs au Bas-peu-de-choses, à la rue Capois, par là…

D’après ce que vous savez de l’histoire de notre pays, comment est-ce qu’il a pu ravir la présidence aux autres?

Parce qu’il était un homme d’une grande habileté diabolique. Il avait des ambitions démesurées mais il n’avait pas les moyens de son ambition. Donc, il a utilisé la voie la plus simple qui était traditionnelle en passant par l’armée avec Kébreau. Parce que normalement je crois que c’est Déjoie qui aurait remporté [les élections] en 1957 avec une majorité écrasante. Donc il a fait un coup d’état électoral, puisque dans un pays où il n’y a pas d’État, un coup d’état c’était simple. Il l’a fait, il s’est imposé et puis c’est lui qui a introduit en Haïti des méthodes de terrorisme d’état. Parce que le duvaliérisme, c’est un terrorisme d’État. C’était un terrorisme d’état le plus meurtrier du siècle après le nazisme qui avait d’autres moyens, le fascisme de Mussolini, peut-être Franco. Mais lui, il a développé le fascisme tropical, le fascisme de sous-développement comme Manigat a dit. C’est ça le duvaliérisme, c’est une forme de fascisme sui generis. C’est quelque chose qu’il faut étudier particulièrement, que l’on ne peut pas comparer aux autres mouvements fascistes européen ou argentin par exemple.

C’est un mouvement qui a ses propres caractéristiques…

Il a ses propres caractéristiques locales, complètement liées aux conditions historiques d’Haïti. C’est une vieille crise qui débouche sur une catastrophe politique qui s’appelle la papadocratie. Puis avec l’extrême vulgarité dans ses méthodes, dans sa pensée, dans ses œuvres dites essentielles… un monde retenu, une sorte d’impudeur qui relève de la démence pure et simple. C’est démentiel, le duvaliérisme, par ses procédés sans foi ni loi. Quand je suis rentré en 1958, déjà j’ai rencontré des tontons macoutes, qui allaient le devenir en tout cas, s’ils ne l’étaient pas déjà. Ce sont des individus les plus méprisables que j’aie jamais rencontrés dans ma vie, et pourtant j’ai voyagé dans le monde entier. Et pour montrer que ce n’est pas une affaire raciale – puisque c’était nos congénères noirs qui en principe auraient dû être près du peuple comme ils le proclamaient dans les théories fumeuses de l’authentisme et du noirisme de 1945, alors qu’au fond sur la scène politique haïtienne, en 1945-46, les gens les plus évolués, c’était peut-être les gens du parti socialiste populaire avec Max Sam, Hudicourt (il y avait noirs et mulâtres), Egnor Bernard, Édris Saint-Amand, Christian Beaulieu, et il y avait un grand journaliste très fougueux qui est mort en pleine force de l’âge dont le nom m’échappe, qui était l’une des plus belles plumes, comme on disait alors, du journal La Nation. Le nom me reviendra un jour et je lui rendrai hommage. Il y avait une équipe de gens, Étienne Charlier, Anthony Lespès… qui avaient un esprit très démocratique, qui étaient mesurés, qui étaient expérimentés, qui étaient des hommes instruits, alors que Duvalier ne l’était pas. Il n’avait qu’un petit vernis d’anthropologie, d’ethnographie… Et puis, la mort de Jacques Roumain naturellement a été une perte considérable parce que Jacques Roumain lui aurait donné du fil à retordre, et peut-être Jacques Roumain avec Price-Mars auraient-ils pu ensemble résister mieux au phénomène duvaliériste. Donc, il y avait noirs et mulâtres qui étaient intéressants. Ce qui veut dire que cette affaire de couleur, il faut la prendre avec des pincettes. Il faut reconsidérer tout ça. Il est certain qu’il y a eu une partie de l’oligarchie haïtienne qui était mulâtre, qui essayait d’exercer une certaine hégémonie dans la vie du pays, à propager des préjugés, mais on ne peut pas réduire l’évolution de notre histoire ni les conflits sociaux au seul facteur de couleur. Les choses sont d’une plus grande complexité. Aujourd’hui on est bien placé pour une analyse exhaustive de l’ensemble des données originales du phénomène, du cas haïtien.

Les critiques littéraires ont essayé de mettre ensemble dans un cadre théorique plusieurs œuvres haïtiennes, particulièrement les derniers romans, les romans les plus récents, mais on n’a pas pu trouver autre chose que le réalisme merveilleux…

Je pense que le réalisme merveilleux est l’une des composantes d’une esthétique de roman et de la poésie en Haïti. Bien sûr, il faut tenir compte du réalisme merveilleux, mais il y a une sorte de négritude parce que…

Mais il faut remarquer que vous n’y échappez pas…

Je n’échappe à aucun des courants sauf qu’aujourd’hui je les soumets à une action synergique. Je pense qu’il faut aboutir à un effet unique à la fin de sa vie et que ce n’est pas de trop d’utiliser le réalisme merveilleux, la négritude, l’érotisme solaire, l’indigénisme haïtien…. tout ce que vous voulez.

Une sorte d’éclectisme?

Au-delà de l’éclectisme, parce que l’éclectisme suppose un mélange pas trop organique, pas trop harmonieux, tandis que la notion de synergie me donne une idée de transmutation où l’on retrouve tout dans cette esthétique. Il y a tous ces éléments que l’on peut réduire à une seule composante. Le résultat sera plus qu’une addition, sera un bon qualitatif. Ça fera penser au réalisme merveilleux, à la négritude, mais ce n’est pas le résultat qu’il faut juger parce que je ne suis pas un théoricien. L’esthétique est toujours un peu courte par rapport aux œuvres, les idées retardent sur l’œuvre. On ne peut pas rentrer dans une simple formule étoile. Je vous serais gré si j’ai encore quelques années devant moi, vous verrez, puisque vous êtes bien plus jeune que moi, si je tiens ma promesse, si cette synergie, cet ensemble de fonctions esthétiques dans l’histoire de l’imaginaire haïtien aura réussi à aboutir à une œuvre avec un degré d’unité, si j’arrive à transmuer en flambées d’inventions mon itinéraire existentiel.

Vous avez déjà réussi. Votre œuvre projette une très grande cohérence. C’est-à-dire que vous ne faites pas des œuvres simplement pour pouvoir écrire. Je crois qu’il y a un certain itinéraire, je ne dirai pas simplement parcours linéaire, mais je crois qu’il y a une très grande cohérence…

C’est ce que j’appelle synergie. Mais ce qu’il faut c’est changer en flambées d’inventions le parcours existentiel très riche – même dans les épreuves, même dans l’échec – que j’ai derrière moi. Quand je me retourne derrière, je regarde les cinquante ans – parce que ça fait exactement, au moment où nous parlons, cinquante ans depuis mon arrivée sur la scène littéraire en 45, nous sommes en 95 –, ces cinquante ans chaotiques qui correspondent au chaos social du XXe siècle. Moi, j’ai eu une traversée assez tumultueuse…

Dont vous avez fait une cohésion..

Oui. Mon but c’est de faire de ce désordre un ordre esthétique, de transformer les «maladies» de ma vie et de mon parcours en suprême santé de l’art. C’est ça que je veux, parce que l’art qui réussit c’est la santé de l’esprit et de la sensibilité.

On disait il n’y a pas trop longtemps qu’il y avait Jacques-Stephen Alexis, Jacques Roumain et Jean Brierre et puis vous, René Depestre comme des «monstres sacrés»…

Il y a Magloire-Saint-Aude. J’ai beaucoup de respect pour lui, il est d’une originalité extraordinaire.

Je sais, mais on unit toujours ces quatre, on dit voilà nos quatre plus grands. C’est un peu quand on pense au XVIIIe siècle français, on dit qu’il y avait Rousseau, Voltaire… Je ne veux pas faire de comparaison parce que je sais que le cas est tout à fait différent, mais vos œuvres ont été couronnées, vous avez eu un succès international énorme…

Relatif, n’est-ce pas…

Il ne faut pas être trop modeste…

Je pense que j’ai une certaine notoriété, mais je ne suis pas célèbre. La célébrité, la grande notoriété, il faudrait passer une vitesse supérieure pour l’atteindre. Si je travaille, si j’ai un peu de santé – en touchant du bois – et si j’ai un peu de chance, peut-être que je pourrai atteindre la grande notoriété dans le travail.

D’accord. Mais est-ce que un jour, Monsieur René Depestre qui me parle-là, est-ce qu’il va se dire: «je vais rentrer à Jacmel, je vais visiter la propriété, ou bien là où j’ai pris naissance…»

…la rue de l’Église

«je vais regarder la rivière peut-être»…

…la rivière la Gosseline

«là où j’ai fait mes premiers pas»…

…mes premiers ébats!

Oui, c’est ça. Ce René Depestre, est-ce que c’est possible? Si vous avez une excellente santé, s’il y a une stabilité politique, socio-économique en Haïti, est-ce qu’il va rentrer à Jacmel pour voir cette ville qu’il a décrite comme un amphithéâtre?

Ce n’est pas exclu. Mais comme je vous ai dit, je n’ai pas vécu comme un malaise existentiel mon éloignement de Jacmel parce que je suis éloigné dans l’espace…

Vous tenez quand même à vous rapprocher de Jacmel?

Oui, parce que Jacmel est en moi. Ce n’est pas exclu que j’aie brusquement envie d’aller me retremper dans la Gosseline à Jacmel, à Port-au-Prince où j’ai vécu intensément aussi en Haïti. Bien que je n’aspire à jouer aucun rôle, naturellement aucun rôle politique ou même universitaire puisque je vais avoir soixante-dix ans l’an prochain. J’essaie d’arriver dans l’âge du vieil homme avec un peu de santé pour travailler. Rendre service à Haïti, c’est encore faire des œuvres qui puissent lui donner une autre image; parce que l’image d’Haïti dans le monde n’est pas brillante. C’est le moins qu’on puisse dire. Ce qui reste dans l’esprit et de l’imaginaire des gens que je rencontre un peu partout en Europe, c’est que nous sommes le pays de la papadocratie. L’homme haïtien le plus populaire reste encore ce Papa Doc qui est très connu. Lui, il est célèbre, tristement, de criminelle façon. Il est l’Haïtien le plus connu pour ses aberrations, comme l’un des grands tyrans dans l’histoire du XXe siècle, et Dieu seul sait si on a eu quelques-uns. Mais Duvalier vraiment, au musée de l’horreur, il occupe une place prépondérante de choix. Donc il est important qu’il y ait – à travers la peinture haïtienne, à travers l’art haïtien, la musique, les écrivains…– une esthétique. D’ailleurs il y a sur la scène à ce moment même des écrivains qui remplissent ce rôle esthétique. Je pense à Jean Métellus, je pense à Émile Ollivier qui est un écrivain remarquable, Anthony Phelps, Legagneur, un homme comme Davertige qui a écrit un livre superbe qui s’appelle Idem et autres poèmes, Frankétienne et d’autres écrivains éminents… Il y a une intelligentsia constituée, et c’est l’un des paradoxes de la parenthèse vide quand on parle d’Haïti, que malgré cette parenthèse vide sur le plan constitutionnel, sur le plan des institutions républicaines et démocratiques et de la société civile, il y a une culture, il y a un espace haïtien original qui fait une grande part aux rêves, à la beauté, à la création. C’est curieux, c’est peut-être exceptionnel dans l’observation des sociétés du XXe siècle qu’un pays qui a échoué à constituer une nation politique, une société civile organisée, et malgré une entrée spectaculaire sur la scène politique mondiale avec la révolution de Saint-Domingue, ça n’a pas pris sur le plan politique, mais il y a une nation culturelle. Et aujourd’hui peut-être c’est la nation culturelle qui sauvera l’autre Haïti parce que l’on est double. Il y a une Haïti terrible, ténébreuse qui a fini par trouver son incarnation diabolique, satanique dans le duvaliérisme, mais il y a une autre Haïti, il y a la face lumineuse d’Haïti qu’on trouve dans sa peinture, dans sa musique, chez ses poètes, chez ses écrivains, ses romanciers hommes et femmes. Je pense à des gens comme Marie Chauvet qui est vraiment un grand écrivain, et puis j’ai rencontré Janine Tavernier qui est un excellent poète. On me dit qu’il y a une jeune étoile qui monte en ce moment qui s’appelle Edwidge Danticat, on m’a dit qu’elle écrit en anglais. C’est l’une des aventures de la culture haïtienne qu’elle soit aussi d’expression anglaise, pourquoi pas, puisque il y a tant d’Haïtiens qui vivent ici [aux États-Unis], l’anglais peut faire partie d’un outil pour notre imaginaire, comme peut-être demain, l’espagnol. C’est-à-dire, qu’au fond, cette créolité qui nous caractérise, le phénomène de créolisation qui a été le creuset de la constitution d’Haïti elle-même en tant qu’imaginaire et en tant que force de créativité, peut être d’expression créole; elle l’est avec des gens comme Frankétienne, comme Georges Castera fils, Paul Laraque et d’autres éminents intellectuels haïtiens, et comme elle l’est en langue française, et demain, pourquoi pas, en anglais. J’ai même rencontré de jeunes Haïtiens qui ne parlent qu’allemand, qui n’écrivent que l’allemand, à Cologne ou à Heidelberg. Ça veut dire que Haïti n’a pas dit son dernier mot. Que c’est un pays, malgré ses grands malheurs, ses épreuves exceptionnelles – peut-être même à cause de ses épreuves exceptionnelles – [qui] doit s’élever, doit faire une percée. Moi, je vois ça pour rejoindre la pensée d’Aimé Césaire dans La Tragédie du roi Christophe: il pensait que les noirs d’Haïti avaient besoin d’une remontée à la lumière, d’une percée exceptionnelle, percée que Christophe n’est pas arrivé à réaliser, non plus les autres. Après c’était la catastrophe avec Boyer et toute la satrapie du monde au XIXe siècle pour aboutir au désastre duvaliérien. C’est ça l’espoir. J’ai tendance plutôt à être pessimiste. Je disais l’autre jour que mon optimisme c’est un pessimisme vaincu chaque matin. J’ai le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté. Je reste un Haïtien de bonne volonté qui essaie au jour le jour, dans ses travaux de faire de ce pessimisme dû a l’expérience des malheurs d’Haïti, la longue expérience de nos épreuves, de notre dispersion dans le monde, mais le fait que vous et moi, par exemple, que l’on soit aujourd’hui en train de se parler (alors que normalement [il] n’était pas fatal que [nos routes] se croisent étant donné que j’étais parti dans une autre direction), aujourd’hui, [que l’]on se retrouve… et aux États-Unis d’Amérique du Nord, c’est significatif que tout n’est pas perdu pour Haïti. Donc un dialogue comme celui-ci que j’ai eu le plaisir d’avoir avec vous ce matin est possible entre Haïtiens, donc nous nous retrouvons finalement du même bord, nous souhaitons que les choses changent en Haïti. Moi, je souhaite que le président Jean-Bertrand Aristide assume ses transitions avec un succès puisqu’il est charismatique (il est évident dans le pays). Donc il peut faire avancer la démocratie finalement – c’est le grand mot – pour constituer une Haïti libre, indépendante, prospère comme l’ont rêvée nos ancêtres que nous vénérons tous plus que jamais, parce que c’était une grande affaire comme Césaire l’a montré dans ses pièces de théâtre et surtout dans son Toussaint Louverture. Je crois que, un pays, comme disait Alexis qui a donné Toussaint Louverture, qui a donné Jacques Roumain, qui a donné Jean Price-Mars, qui a donné l’art pictural haïtien du XXe siècle, sa littérature, ne peut pas périr, ne peut pas mourir. Haïti a connu de grandes épreuves, c’est un pays mis en croix, qui a été mis en coupe réglée par la mafia duvaliériste. On s’en sort. Le mieux qui puisse arriver c’est qu’on réussit, avec l’aide des Américains et de la communauté internationale, à constituer un État, une vie nationale afin que chaque Haïtien puisse vivre en Haïti ou n’importe où, aux États-Unis, au Canada et en France, tenir les deux bouts de notre histoire, c’est-à-dire le chez soi insulaire, le natif natal haïtien et le natif natal mondial parce qu’aujourd’hui on va vers une mondialisation de la vie en société à l’échelle planétaire, donc chaque citoyen doit pouvoir conduire cette dualité à son terme, c’est-à-dire être de chez soi, être natif natal de son pays et en même temps avoir les yeux ouverts sur le vaste monde, sur tout ce qui se passe, puisqu’il y a l’ubiquité culturelle actuelle qui nous permet d’être informés à l’heure même sur tout ce qui se passe sur la planète qui devient la terre patrie. Donc, il y a la terre natale et la terre patrie. Il y a un village planétaire qui se constitue comme toutes les affaires humaines, dans l’épreuve, dans le sacrifice, dans la contradiction, dans le malheur et dans toutes sortes de dissonances qu’on voit à la télévision, des expériences douloureuses comme le fondamentalisme islamique, comme les intégristes qui sont des phénomènes que je souhaite passagers qu’on va maîtriser, après la sortie de la crise communiste. Le communisme est mort de mort naturelle, dans un grand lit à la soviétique. Ça nous fait faire l’économie d’une guerre nucléaire. Et les Américains, je l’espère, tireront des leçons de tout cela pour constituer un monde meilleur, habitable, où il y ait une autre vision de la civilité, parce qu’il faut arriver à une nouvelle civilité, à des relations humaines plus évoluées, plus agréables de fraternité. Je pense que c’est vers ça que les notions de liberté, d’égalité et de fraternité passent à une dimension supérieure. C’est ce que nous devons souhaiter de mieux à nous-mêmes ou aux autres.

Merci, René Depestre.

C’est moi qui vous remercie.


Oeuvres citées:

  • Crosley, Bernadette Carré. Haïtianité et mythe de la femme dans Hadriana dans tous mes rêves, de René Depestre. Montréal: CIDIHCA, 1993.
  • Dominique, Max. L’Arme de la critique littéraire. Montréal: CIDIHCA, 1988: 52-53.
  • Gouraige, Ghislain. Histoire de la littérature haïtienne. Port-au-Prince: Editions de l’Action Sociale, 1982: 416-422.
  • Pompilus, Pradel et Raphaël Berrou. Histoire de la littérature haïtienne. Port-au-Prince: Editions Caraïbes, 1977: 258-303.

« René Depestre par lui-même » est un entretien réalisé par Frantz Leconte à Brooklyn, New York, le 28 octobre 1995. Audio, 86 minutes. Transcription de Frantz Leconte, révisée pour Île en île où cet entretien est publié pour la première fois (2003).

© 2003 Frantz Leconte et Île en île


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mis en ligne : 22 septembre 2003 ; mis à jour : 22 octobre 2020