Johary Ravaloson, Les larmes d’Ietsé (extrait)


L’île enchantée

Depuis quelque temps, Ietsé se réveillait alors que rien vraisemblablement n’aurait dû troubler ses nuits. Souvent, à ces moments, aucun grillon ne stridulait, aucun hibou, chat-huant n’ululait. Les chauves-souris semblaient avoir interrompu leurs volettements voraces et ne produisaient plus ce flap-flap caractéristique de leurs ailes sans poils battant l’air. Il n’y avait même pas de brise qui aurait froissé quelque peu les feuillages des arbres. Le bois habituellement craquetant dans la vieille maison se taisait. Aucun frottement ni agitation ne se percevait sous les draps du lit conjugal. À croire que le silence le tirait du sommeil.

Pour peu que cela se prolongeât, il se persuadait, gardant les yeux fermés et le corps immobile, qu’il dormait et qu’il rêvait. Il laissait alors vagabonder son esprit, happant de-ci de-là des pensées ineptes ou profondes qu’il se refusait à suivre de toute façon pour ne pas effaroucher ses presques-songes. Certes, l’accalmie sonore, à vrai dire son isolement passager, ne durait jamais assez pour perpétuer cette errance.

Les bruits refluaient comme une marée paresseuse avec des soubresauts inopinés dans ses canaux auditifs. Ceux qui n’avaient jamais cessé comme celui occasionné par le mouvement réglé depuis plus d’un siècle de la pendule enchâssée au-dessus de l’escalier. Elle faisait tellement corps avec la bâtisse, vieillissant avec elle plutôt que battant la mesure du temps, qu’on l’oubliait parfois des journées entières alors qu’elle sonnait tous les quarts d’heures et marquait chaque seconde, ou comme la respiration de sa femme si régulière et si familière – cela faisait plus de treize ans qu’il était marié à Léa-Nour – qu’il lui fallait se concentrer pour sentir cette présence si proche, presque intérieure, souffle de son souffle, le ravit à nouveau. Des chiens reprenaient leurs concerts dans les parages. L’écho d’un camion de passage sur la nationale pouvait lui parvenir, les bourdonnements d’une mouche ou d’un cousin lui agacer les oreilles. Il reconnaissait les frôlements sur la plinthe des huit pattes d’une araignée, le son mat contre le parquet quelque peu gondolé des pieds du vieux lit-bateau que faisait basculer le petit dernier se retournant dans la chambre voisine, les soupirs et demi-phrases des rêves enfantins marmonnés par l’aînée ou sa cadette dans la pièce du fond, le crissement du sac poubelle que devait fouiller craintivement dans la cuisine au rez-de-chaussée une souris ou un cafard, et le vent qui hérissait le dehors endormi.

À ces moments-là, s’il soulevait les paupières, ce serait pour constater sans surprise qu’il faisait sombre. En dilatant les pupilles alors, il pourrait distinguer, si sa femme bougeait dans son sommeil, un bras, une partie de son dos, de son visage luisant faiblement à cause des draps blancs, et aussi des formes vagues d’objets immobiles semblant là depuis des années.

Par les interstices des volets disjoints, il apercevrait parfois l’éclat d’une étoile ou la clarté blafarde de la lune que voilaient et dévoilaient les passages frénétiques des pipistrelles en pleine chasse à leurs milliers de moustiques quotidiens. Comme elles, il aurait pu se déplacer sans lumière dans cette demeure qui l’avait vu naître.

Sans bruit, il aurait pu sortir et respirer l’air de cette campagne maintenant si proche de la ville. Il n’en faisait rien au début. Il voulait retrouver au plus vite son sommeil. Surtout ne pas interférer dans le déroulement des choses de la nuit.

Il connaissait tout cela et tout cela confortait la quiétude. La quiétude d’Anosisoa, la demeure de l’île enchantée, entre les rizières et le bois, dans ses murs d’enceinte centenaires, la quiétude du bourg voisin, de la zone industrielle, de la ville, des environs à cent kilomètres à la ronde et, sans doute, du pays tout entier. Tout cela rassurait. Tout cela devait le rassurer. Il aurait évoqué le règne de la paix, si cet état ne se disait pas ici dormir la nuit.


Johary RavalosonJohary Ravaloson, lisant les premières pages du chapitre « L’île enchantée », le début de son roman, Les larmes d’Ietsé., publié aux Éditions Dodo Vole en 2012 (pages 11 à 13).

L’auteur était à New York à l’occasion de la sortie du roman dans une traduction en anglais (sous le titre The Enchanted Island) par Allison Charette, publiée aux Éditions Amazon Crossing. Le texte de la traduction de l’extrait lu est disponible en choisissant les sous-titres en anglais pour la vidéo.

Enregistré au Hall of Fame du Bronx Community College de la City University of New York (CUNY) dans le Bronx, le 11 novembre 2019. Caméra: Thomas C. Spear.
Texte © 2012 Johary Ravaloson ; vidéo © 2019 Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 2 décembre 2019.


Retour:

Johary Ravaloson – page de présentation

/ravaloson-ietse/

mis en ligne : 2 décembre 2019 ; mis à jour : 28 octobre 2020