Mireille Nicolas, Haïti, d’un coup d’État à l’autre

(Entretien)

Propos recueillis par Lilas Devenel

La journaliste Lilas Devenel, qui avait interviewé Vairaumati No R’aiatea sur Arioi (paru en 2001 aux éditions Au Vent des Iles à Papeete*) a retrouvé la même personne, mais sous son nom de naissance, Mireille Nicolas, revenue en France.

Si Raïatea a été le dernier poste de Mireille Nicolas, elle a aussi enseigné quatre ans au Lycée Alexandre Dumas de Port-au-Prince de 1988 à 1992. C’est ce séjour qui l’a amenée à écrire Jistis, murs peints d’Haïti (1994). Le 31 mai 2006, Lilas Devenel a rencontré Mireille Nicolas au sujet de son second livre sur Haïti, Haïti d’un coup d’État à l’autre, qui venait de paraître aux éditions L’Harmattan.

Lilas Devenel : Entre Jistis et Haïti, votre dernier livre, douze ans et quelques ouvrages sur la Polynésie, sur l’Algérie, votre pays natal et une anthologie de littérature antillaise. Qu’est-ce qui vous a ramenée à Haïti ?

Mireille Nicolas : L’indignation, l’impossibilité à supporter, sans rien tenter de faire, les mensonges et les nouvelles biaisées imposées par les media français depuis janvier 2004. Je crois que beaucoup des questions que vous me poserez trouvent leur réponse dans mon livre. J’ai voulu écrire un témoignage ; voilà pourquoi je parle beaucoup de moi et de mes rapports avec le pays d’Haïti. Ainsi j’ai conçu mon livre en trois grandes parties : l’époque qui va d’octobre 1988 à juillet 1992 où je découvre le pays en profondeur, ses classes sociales, ses injustices, puis la montée de la démocratie, les élections dont sort vainqueur Jean-Bertrand Aristide ; et ensuite les deux coups d’état contre lui, en janvier 1991 – qui échoue – et celui du 29 septembre 1991 qui le force à s’exiler.

La deuxième partie du récit, s’enchaînant chronologiquement, couvre la période de son exil, l’embargo puis le retour du Président Aristide en octobre 1994 ; avec mon retour aussi en Haïti puisque, par une série d’événements, je vais travailler un moment à ses côtés.

La troisième partie commence plusieurs années après. En janvier 2004, je suis accablée par le lynchage médiatique qui soudain, déferlant, veut imposer, au citoyen français, que le président a fui un pays qui, toutes classes sociales confondues, le mettait à la porte, exigeait son départ. C’est là que je veux montrer que ce 29 février 2004 est aussi un nouveau coup d’état, orchestré par les putschistes d’antan, le gouvernement américain, une partie des plus riches haïtiens, des intellectuels et des membres de l’Église, auxquels se joignent des membres du gouvernement français. Ma thèse se résume en quelques mots : le 29 février 2004 est un nouveau coup d’état ; et je présente sept points de ressemblance avec le précédent de septembre 1991 :

  1. Violation de la Constitution.
  2. Lettre de démission imposée.
  3. Intervention de puissances étrangères.
  4. Intimidation.
  5. Accusations sans preuves.
  6. Désinformation de nombreux organes dits d’information.
  7. Répétition des mêmes moyens, de la même stratégie.

Si j’ai trouvé beaucoup de monde pensant comme moi, parmi les Haïtiens bien évidemment, mais aussi parmi des intellectuels américains de grand renom, tels Noam Chomsky, Paul Farmer, Jeffrey Sachs et le canadien Michel Chossudovsky, si j’ai eu la joie de rencontrer le cinéaste Nicolas Rossier – dont le film Aristide and the endless revolution ne dit pas autre chose –, si l’universitaire résidant au Danemark Gérard Lehmann défend la même thèse dans Haïti 2004, radiographie du 29 février, il n’en reste pas moins que la France, dans son ensemble, veut rester sourde à cette évidence : le 29 février 2004, un nouveau coup d’État en Haïti renverse le président démocratiquement élu, et il a été orchestré par deux grandes puissances qui se veulent les porte-drapeaux des droits de l’homme et des valeurs universelles, les États-Unis d’Amérique et la France.

L.D. : Il n’y a pas eu de grand nom pour défendre cette thèse en France ?

M.N.: Non, au contraire ; des voix se sont imposées dès le début qui ont accaparé le discours, Régis Debray, Christophe Wargny, René Depestre, Lyonel Trouillot. Et quand on veut s’exprimer à son tour, on nous repousse sous le prétexte que nous sommes à contre-courant. Comme si être à contre-courant est forcément un défaut dans un débat d’idées. C’est le reproche que m’ont fait deux éditeurs par exemple : « Vous êtes à contre-courant » et rien d’autre.

L.D.: Et qu’est-ce que cela entraîne de ne pas vouloir reconnaître que le 29 février est un coup d’État ?

M.N. : C’est d’une importance capitale. Tout dernièrement, au moment de l’investiture du nouveau président René Préval, les Etats-Unis se flattaient d’avoir prêté les avions qui avaient permis à l’ex-président Aristide de s’enfuir. Voyez les vaillants saint-bernards dont la générosité sauvait un homme honni de tous et surtout de son petit peuple ! La perfidie est sournoise, insidieuse et pénètre ainsi partout les gens qui ne parviennent plus à se méfier. Ces petites phrases multipliées ont transformé complètement, comme de si rien n’était, les informations imposées au monde entier. Mais si beaucoup de Français se sont laissé abuser, heureusement que ni la CARICOM, ni l’ensemble des pays africains, ni un grand nombre de penseurs américains du Nord, ni la majorité des pays américains, ni surtout le peuple haïtien ne s’en est laissé compter.

L.D.: Le problème n’est donc pas si grave ; la France pèse-t-elle bien lourd actuellement dans l’échiquier mondial ?

M.N.: Certes. Mais je suis française et il m’est insupportable d’entendre encore et toujours un pays se réclamer sans arrêt des droits de l’homme et qui impunément les bafoue. Encore il y a quelques jours, le ministre français des Affaires étrangères M. Douste-Blazy partant pour Haïti pour l’investiture du nouveau président René Préval, le 14 mai, se gargarisait du même sirop, la France, les droits, les valeurs universelles. Cela entraîne aussi – puisque la France-championne-de-la-démocratie-et-des-droits-de-l’homme a aidé les USA à forcer le président Aristide à monter dans un avion pour l’éloigner de son pays – que, C.Q.F.D., cet homme avait fait pis que pendre ! Et les medias s’en sont donné à cœur joie. Honte aux medias dans cette affaire ! Oui, honte aux medias et aux journalistes qui salissent leur métier ! Car il n’est plus pour informer mais pour imposer une ligne de pensée, pour déformer !

L.D.: C’est vieux comme le monde ! Repensez à l’affaire Dreyfus !

M.N.: Cela n’en est que plus douloureux ; on rêverait d’un progrès éthique aussi. Heureusement que sur internet, des réseaux se sont mis en place. Risal, Voltaire, Bellaciao, Rezo, etc. ont permis de lire autre chose. Et il est douloureux aussi de constater combien ceux qu’on appelle « les élites » en Haïti se sont comportées une fois de plus de manière étroite, en partisans de classe. Aussi bien les élites intellectuelles que politiques et religieuses. Et on n’a pas permis la parole à ceux d’entre elles qui réagissaient différemment. Ou bien on les a mis en prison. Yvon Neptune a passé deux ans en prison. Le Père Gérard Jean-Juste a payé aussi dans sa personne son honnêteté intellectuelle. Monseigneur Romélus a été contraint au silence.

L.D.: Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage dit le proverbe… Pensez-vous alors que c’est pour justifier cette nuit du 29 février 2004 qu’on a accusé les partisans du président Lavalas et le président lui-même de tous les maux ? Comme tout le monde j’ai entendu parler de nouvelle dictature, de narcotrafic, de vols, des « chimè », ces bandes qu’on comparait aux tontons macoutes de Duvalier.

M.N.: Et, par une pente facile, Jean-Bertrand Aristide devenait ce nouveau dictateur dont il fallait se débarrasser pour sauver le pays ! Les opposants au Président Aristide ne sont pas parvenus à éloigner son peuple d’Aristide. Et ils n’ont rien prouvé de ce qu’ils affirmaient. Le tuer ? En faire un martyr ? Ils ont préféré le tuer politiquement. Régis Debray qui dans cette affaire s’est comporté de lamentable façon n’a eu qu’un mot intelligent : il a comparé Aristide et Allende. Et oui, certes, voici deux hommes qui voulaient vraiment faire sortir leurs peuples d’une indigne misère dans laquelle les maintiennent les mêmes forces. Et les deux subissent un coup d’état.

L.D.: Y a-t-il un rapport entre Aristide et le coup d’État ?

M.N.: Oui et non. On pourrait parler du coup d’État sans envisager la personne du président Aristide. On peut se placer au-delà. Aristide ou pas, reconnaître qu’il y a eu violation ce jour-là de la Constitution. C’est ce que fait Gérard Lehmann dans son Haïti 2004, radiographie du 29 février. J’ai rencontré des Haïtiens qui n’appréciaient pas la politique du président Aristide mais qui ont été indignés de son renversement, par respect pour la Constitution. Ce sont les mêmes en général qui ont déploré que, sous prétexte d’opposition à Jean-Bertrand Aristide, soit sabotées les fêtes du 1er janvier 2004, le bicentenaire de l’indépendance du pays. D’autres, en revanche, et souvent ceux qui se gargarisent de s’appeler « l’élite » intellectuelle, sociale ou religieuse, ont oublié tous les principes civiques. Mais, selon moi, il y a eu coup d’Etat parce qu’Aristide était le président, le troisième coup contre lui, parce qu’il a toujours été haï, et pour les mêmes raisons dont la principale est son désir d’aider les plus pauvres à émerger.

L.D.: L’élection toute récente de René Préval, un ancien premier ministre du président Aristide apporte-t-elle une lumière nouvelle ?

M.N.: Oui, selon moi. Même si le président René Préval s’est démarqué de Jean-Bertrand Aristide, il a triomphé en défendant une politique semblable. Le peuple haïtien, dont on se moque si souvent, ne s’y est pas trompé. Une fois de plus il a dédaigné les candidats poussés par la France ou les Etats-Unis qui ont obtenu des résultats risibles.

L.D.: Et qu’attendez-vous maintenant ?

M.N.: La justice, une fois de plus. Une politique qui mettra le progrès social au cœur du travail politique. Mais aussi la vérité. Il faudrait aussi des études sur le comportement de ces « élites » dont je parlais précédemment.

L.D.: Un nouveau livre en cours ?

M.N.: Pourquoi pas ? Et crever le couvercle médiatique qui pour l’instant conserve la parole à ceux qui l’ont prise, sans jamais apporter de preuves de ce qu’ils affirmaient. C’est ce que nous souhaiterions, Nicolas Rossier, Gérard Lehmann et moi.

31 mai 2006

* Entretien avec Vairaumati, par Lilas Devenel, à Raiatea (février 2002). [retour en haut de la page]


Cet entretien de Mireille Nicolas, par Lilas Devenel, est publié avec permission pour la première fois sur Île en île.

© 2011 Lilas Devenel


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mis en ligne : 13 décembre 2011 ; mis à jour : 25 avril 2021