Michel Monnin, « Café-Amer »

Michel Monnin boit son café sans sucre. Du peintre Fritzner Lamour, cette toile a été exécutée après la publication de Café-Amer. 20x16, huile sur toile, collection particulière de Michel Monnin, photo de Patrick Woog; © 1997 Fritzner Lamour (cliquez pour agrandir l'image)

Michel Monnin boit son café sans sucre.
Du peintre Fritzner Lamour, cette toile a été exécutée après la publication de Café-Amer. 20×16, huile sur toile, collection particulière de Michel Monnin, photo de Patrick Woog; © 1997 Fritzner Lamour
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à Livoi, Thérèse et Guy

Notre garçon de cour s’appelait Livoi. Il paraît que ses yeux ne s’étaient éclairés que trois jours après sa naissance. «Il voit, il voit!», s’était écriée sa mère. Livoi fut son nom. Une voisine vaguement initiée prédit qu’il serait un peu voyant. C’est vrai, Livoi Civil avait un don pour préparer les coqs de combat, et il faisait souvent des rêves prémonitoires.

À dix-neuf ans, il était descendu de Miragoâne avec un coq tout rouge, et ma mère n’était pas très d’accord pour l’engager avec son coq, mais il fit le serment de le garder dans sa chambre. Chaque soir, avant de se coucher, il le coiffait d’une chaussette noire et le perchait sur le dossier d’une chaise placée à la tête de son lit. Soucieux de ne prendre aucun risque, Livoi coinçait des chiffons entre porte et chambranle pour masquer l’aube. Mais ces précautions-pas-capon ne durèrent que le temps pour lui de se familiariser avec nous et avec la cour, le temps qu’il lui fallut pour m’ensorceler avec ses histoires de combats effraïques, paris tués tête-noire, coups d’éperons dévastateurs, yeux crevés, plumes qui volent et jamais ne retombent, sommes fabuleuses amassées dans lesgaguères de l’Anse-à-Veau et de Petit-Goâve. Une seule fois une seule il avait consenti un nul, et pas dans n’importe quelles conditions! «Contre un gros gris – coq méchant, coq divino, coq monté, Msié Michel, combat dont on se souvient jusqu’au jour d’aujourd’hui à l’Éperon d’Or chez Prévilon Présumé», avait-il affirmé. Autant j’y pense et plus je crois que ce papa-coq était un coq sans viande!»  Et, il s’était tu, comme si l’évocation d’un tel souvenir risquait de provoquer la colère des mauvais esprits toujours prompts à nous précipiter dans le malheur.

Pressé de questions il avait fini par avouer: «Tu vas chez le houngan. Il t’envoie acheter un coq. N’importe lequel. La couleur qui te fait plaisir. Vraiment, tu achètes un coq selon ton goût. Tu retournes chez le houngan. Il dénoue la ficelle enserrant la patte de l’oiseau. Il te la passe autour du cou. T’ordonne de t’asseoir au pied du poteau-mitan avec une tasse d’eau dans la main droite et une bougie allumée dans la gauche. Puis, sans aucune autre explication il disparaît à l’intérieur du houmfor avec ton coq. Juste avant que la bougie ne s’éteigne, il revient, s’empare de la tasse, arrose copieusement le coq, le soulève à bout de bras; le présente au quatre points cardinaux en invoquant les loas, abobo! Ensuite, il te débarrasse de la ligne et la noue à un clou planté sur le poteau-mitan. Enfin, il te redonne ton coq et dit: « Tu peux aller, rentre chez toi et mange-le. » Tu ne sais pas trop quoi faire, mais il insiste: « Ce que tu as entendu! mange-le, mais il ne faut pas briser les os. Mange la viande et rapporte-moi les pattes, le bec, les plumes et les os. C’est tout ».

O.K., tu fais ce qu’il t’a dit. Tu manges ton coq en surveillant la famille et tu lui ramènes les précieuses reliques. Il les prend, compte les os, soupèse les plumes. Puis, te redonnant la ligne qu’il avait accrochée au poteau-mitan, il te renvoie avec le sentiment d’avoir perdu ton argent.

« Le lendemain matin, grand matin, tu entends le chant d’un coq dans la cour, tu te précipites pour voir de qui prévient et, miracle, perché sur l’entourage, tu retrouves le coq que tu as mangé la veille. Un coq zombi. Des plumes et des os. Un coq sans viande. À la gaguère il est imbattable. Ne sent pas les coups. Ne saigne jamais…»

 

Un autre jour, Livoi me raconta une histoire encore plus ahurissante qu’il tenait de son oncle du côté maternel. Celui-ci connaissait un homme signé Engrand devenu très riche grâce à une conversation surprise dans les halliers, entre Carrefour-Dufort et Carrefour-Fauché, où il s’était réfugié afin de satisfaire à un besoin naturel et pressant. Alors qu’il était accroupi en se soulageant, il vit, un peu plus loin, un inconnu qui s’adressait à un coq juché sur la plus basse branche d’un manguier: «Je t’en prie Gros-Sirop, cesse de me mépriser, descends de là et dis-moi sans plus tarder, comment tu vas me faire gagner dimanche prochain, à la gaguère de Petite-Rivière-de-Nippes…»

Et l’homme le caresse de la voix, lui fait mille promesses, tant et si bien que le coq consent à descendre, mais il semble encore fâché, gratte le sol avec colère, comme si avant de se décider à parler il voulait obtenir quelque chose. Excédé, l’élément finit par sortir trois petites fèves de la poche de son pantalon et les lui donne à manger. Aussitôt le coq chante et dit: «D’accord mon compère, voici ce que nous allons faire. Au début du combat je vais me laisser malmener… Dès que nos adversaires seront convaincus que ma cause est perdue, tu prends un maximum de gabelle. Une fois les mises ramassées, tu te grattes le front. Ressuscité, je tuerai mon adversaire d’une seule espante bien placée dans le trou de son oreille.»

Engrand remonta son pantalon et suivit ce couple étrange durant plus d’un an dans toutes les grandes gaguères du pays. Il amassa un tel magot, qu’à l’heure où je te parle, il possède cinq maisons à louer, trois tap-tap baptisés Bon-Sirop, Ventre Fait Mal et Merci l’Éternel, une vingtaine de vaches, sans compter les poules, cochons et cabris…

* * *

Les galéjades de Livoi marchèrent si tant bien dans le bois de ma tête, que je me mis à regarder son coq d’un oeil différent, allant jusqu’à le comparer au roi Arthur, au Cid, à d’Artagnan. N’était-il pas la réincarnation de l’un de ces preux chevaliers, vétérans des croisades qui, porté par le vent paraclet au-delà des siècles et des océans, serait venu jusqu’ici mettre sa bravoure au service des malheureux opprimés? Dans son armure de plumes étincelant au soleil, ce galliforme de race avait droit à plus d’égards et de respect. Son bec était une hache guerrière. Son cou dénudé: le bras vengeur. Ses éperons: deux fers de lance. Son chant: le clairon appelant à l’insurrection.

Au gré de mes lectures, de mes leçons d’histoire et de religion, il fut tour à tour: Ogou, Samson, Spartacus, Saint Michel, Attila, Dessalines, Capois-la-Mort, le Che avec un fil à la patte, prisonnier dans la cour derrière chez moi. Obligé de passer la nuit dans la chambre d’un domestique, privé de lune et de liberté, ce demi-dieu ne pouvait plus continuer à vivre dans de telles conditions. Honteux, je fis libérer Café-Amer pour le jouquer au crépuscule, sur le pied-corossol tout près de la baie vitrée du salon, convaincu que le serein fortifierait ses jeunes plumes.

Afin de se protéger contre une éventuelle grosse colère de ma mère, qui aurait pu lui coûter son job, Livoi m’investit du titre solennel de parrain exclusif, seul responsable de son coq devant elle et devant l’Éternel. Il profita de l’occasion pour m’annoncer que nous allions commencer le soignage, et qu’il fallait vite-vite trouver une poule pour faire baisser les chaleurs, très important!

Conscient de mes lourdes responsabilités, quelques jours plus tard, je subtilisai une oiselle, une belle jeune poule dont le destin allait s’achever sur la table familiale en compagnie d’autres volailles, à l’occasion de la fête de ma frangine, et pour obliger Cia, notre cuisinière, à tenir sa bouche, je la menaçai de mettre du verre pilé dans le gâteau d’anniversaire. Peu après, Livoi s’introduisit dans sa chambre et glissa un crapaud dans sa mallette. Cia fit un tel saisissement qu’elle dut boire trois thés amers pour se remettre de ses frayeurs. «Ne surveille pas ta langue et c’est un hibou frisé qui va passer par-dessus ta chambre!», lui dis-je, au petit déjeuner, pour maintenir la pression.

Coq-pintade de Fritzner Lamour. 30x24, huile sur toile. Collection Michel Monnin, photo de Bill Bollendorf. © 1986 Fritzner Lamour.

Coq-pintade de Fritzner Lamour.
30×24, huile sur toile. Collection Michel Monnin, photo de Bill Bollendorf. © 1986 Fritzner Lamour.

Alors, elle dormit-rêva que son cousin Amédé décédé aux Cayes depuis cinq ans déjà la conjurait de se méfier de Livoi et de son bel coq: «C’est un gros wangateur qui a enterré une tortue sous ta cuisine, lui avoua-t-il, avant de retourner dans sa tombe».

Dès lors, mort ne sachant point mentir, Cia refusa de partager sa nourriture avec Livoi et, durant la cuisson, ils se surveillaient dessus dessous leurs chaudières respectives. Le climat était tendu. Même la lessivière fut mêlée à l’affaire.

Indifférent à cette querelle de cuisine, Café-Libéré ne laissait pas souffler la poulette, et nous étions embrouillés dans nos calculs – bâtons et croix tracés au charbon sur le mur du garage – tant l’appétit de mon filleul était boulimique et expéditif. Selon le plan d’entraînement, il devait la couvrir au moins cent dix-sept fois en sept jours. Au sixième jour tout fut accompli. Livoi était aux anges, et la poule aux abois s’envola sur le dos de la cuisine; le coq aussi, où, plus près du ciel, il la prit une cent dix-huitième fois sur la tôle.

Devant ses réchauds, Cia qui, depuis l’affaire du crapaud, s’était mise à parler toute seule, ne manqua pas de réaffirmer ses convictions: «Si c’est bon pour lui, Livoi le verra!… Nègre-morne gros souliers paresseux mal éducation… Plus tard, plus triste… Port-au-Prince n’est pas Miragoâne… Pauvre diable Msié Michel… Livoi lui a pris la tête!»

Et la poule qui n’avait plus sa raison se mit à chanter-coq. Un cri rauque et saccadé. Caquetage grotesque et désespéré. Il lui poussa un éperon. Folle d’amour, elle s’en allait, ivre et chantant avec des trémolos dans la voix, conter fleurette aux canards, aux chiens et aux pigeons. Se livrait à toutes sortes d’extravagances le long des jambes de nos pantalons. Paranoïa somme toute bien naturelle quand on pense aux Brésiliennes du Bois de Boulogne – des coqs qui font les poules!

Par contre, je doute encore que les gallinacés soient de la famille des mammifères édentés bien que Cia m’ait montré les six tétines d’une poule qu’elle venait de vider pour la découper en morceaux: «Quand les poussins rentrent sous son ventre, c’est tété qu’ils tètent, Msié Michel!» Vous admettrez qu’il y a de quoi s’interroger! Considérant l’ambivalence et la promiscuité de l’appareil génital chez le coq, il peut arriver, fait rarissime, qu’un ovule fécondé se retrouve où tu penses, bien au chaud, quand l’épée est remise au fourreau… «En aucun cas l’oeuf d’un coq ne sera plus gros que celui d’un pigeon», nous apprend le Larousse illustré de la vie des animaux, tandis qu’ici en Haïti les coqs pondent à qui mieux mieux des oeufs aux pouvoirs magiques et aphrodisiaques très recherchés.

En Haïti les coqs chantent jour et nuit.
Toutes qualités coqs et coqs-qualité.
Poules-pangnol, gaudrons, zingas.
Bols, pintes et patcharas.
Bénézuels et cannels.
Jaunes et blancs.
Rouges et noirs.
Crève-coeur, Chili-frisé, Nagasaki.
Nègre-sol, Sommerati.
Bankiva et de la Flèche-Bréda.
Coqs Cuba, Saint-Domingue, Porto-Ico!
Même des Russes et des Chinois.
Chantent tous à la fois: pinga!
À la radio, dans les églises, à la pointe des fusils.
Du Portail Léogâne à la Pointe-des-Irois,
De Saint-Joseph à Môle Saint-Nicolas,
Diaspora, et ra, erra,
Tous candidats seul-coq-chanté!
En Haïti les coqs chantent l’aube toute la nuit,
Et le peuple reste dans l’obscurité.

Ayant brillamment réussi à faire tomber les chaleurs de notre coq, sans plus tarder, il fallait le préparer pour la gaguère selon un rituel fort compliqué dénommé: l’occupation.     1. Dès qu’on lui a coupé la crête, le coq est attaché à l’aide d’une ficelle appelée ligne dont la nature, la longueur, l’épaisseur, ainsi que la provenance sont de la plus haute importance. Une fois choisie, la ligneaccompagnera l’oiseau durant toute sa vie guerrière. Dans un «combat à la plume», la perte du coq entraîne automatiquement celle de la ligne. Laissée en possession de l’ex-propriétaire ou d’une main criminelle, elle suffit pour gâter le coq auquel elle appartenait, et faire d’un champion un minable qui s’enfuira tout de suite après l’ouverture du combat.

     2. Il est recommandé de déplumer le cou du guim afin de rendre plus difficiles les prises de bec de l’adversaire. Ainsi dénudé, le cou est, par contre, beaucoup plus vulnérable aux coups d’éperons, d’où la nécessité de durcir la peau par un traitement au gingembre.

     3. Indispensable de lui raser le dos, le ventre et les cuisses. Ainsi allégé, il «monte» mieux, s’essouffle moins, résiste davantage aux chaleurs. Se méfier des jeunes plumes dont la tige regorge de sang. Les arracher trente-six heures avant le combat.

     4. Chaque jour, le coq est arrosé. Le soigneur mâche du gingembre, ajoute un peu d’eau et d’alcool dans sa bouche avant de pulvériser le mélange sur l’oiseau. Ensuite, crachant la pulpe dans ses mains, il masse et presse les membres: c’est l’opération du «râlage».

On attribue à l’odeur forte et poivrée du gingembre, en plus de son action tonifiante, des vertus combatives aussi mystérieuses que les liens subtils et tenaces qui unissent le coq à son soigneur par l’intermédiaire de la ligne. À se demander si les effets combinés de la ligne et du gingembre ne sont pas aussi bénéfiques et redoutables que les correspondances édulcorées, méthyliques et méphistophéliques, existant entre la mandragore et la corde d’un pendu.

     5. Déjeuner: un jaune d’oeuf, un doigt de rhum, une poignée de maïs en grains, la moitié d’une banane (banane-franc de préférence) et une pincée de sel. Quelques piments-zoiseau et du persil en guise de vitamines.

Dix heures: arrosage au gingembre, massage à mains nues, râlage avec un mouchoir rouge.

De onze à douze heures: chauffer soleil.

Seize heures: exercices d’endurance, suivis d’un bain de sable.

Souper: maïs moulu, mouches et cancrelats.

La nuit: le jouquer sur un arbre aromatique (oranger, citronnier ou corossolier), dont les effluves ont un effet soporifique. Choisir un arbre convenablement orienté.

* * *

     Un après-midi, au retour de l’école, je trouvai Livoi armé d’un coq-pays sautant et cabriolant à la barbe de Café-Amer – pirouettes et galipettes ponctuées par les cris joyeux de la domesticité accourue du voisinage. Seule, Cia était restée dans sa cuisine à bougonner.

Bouillonnant de rage, Café se lance à l’assaut du «pays», mais, chaque fois qu’il va atteindre sa cible, Livoi se dérobe, et notre champion se retrouve le cul dans la poussière…

«Je t’attendais avant de passer aux choses sérieuses», dit Livoi en m’apercevant et, afin d’éviter un accident malheureux susceptible de compromettre les chances de mon filleul, il casse l’un après l’autre les éperons du pays avant de le lâcher pour de bon.

Prip! les deux coqs montent ensemble, se soufflettent, s’entrechoquent, se repoussent et se lancent à nouveau l’un contre l’autre, tant et si bien qu’après une dizaine d’échanges furieux, le leurre, malmené et sanglant, se met à reculer sous le feu nourri des pattes et des ailes de notre coq fanatisé par les hurlements de la foule. Poursuivi par son bourreau et la horde des domestiques en délire, le voici qui s’enfuit en direction du Manoir-des-Lauriers. «Les coups sont trop chauds! Le pays n’en peut plus», crient les uns. «Coq l’esprit, intelligent», constatent les autres. «Le voici qui gagne l’ambassade!» et chacun y va de sa plaisanterie sans se rendre compte que nous nous enfonçons de plus en plus en terre étrangère. L’ambassadeur, (Grand-Croix, Croix de Guerre, Croix de Lorraine) somnolant bien au frais sur sa terrasse aérienne, ne fait qu’un bond et, croyant à une charge de cavalerie, se précipite à la recherche de son sabre de quatorze juillet, casse une potiche, tombe à la renverse. Au rez-de-chaussée, la sentinelle, elle aussi à faire la sieste, se réveille en sursaut, dégaine et, apercevant son reflet dans le grand miroir du salon, tire trois balles sans sommation dans la glace Louis XVI qui vole en éclats… «Coq-là bien soin, bien occupé et li méchant, Msié Michel!», exulte Livoi avant de battre en retraite. Chacun de prendre ses jambes à son cou…

Dire que cet incident a failli provoquer une rupture de relations diplomatiques!… Il courut bruit qu’une bande de va-nu-pieds conduite par un petit blanc, sorte de nain grimaçant et volubile, un agitateur qui, sans doute, appartenait à la C.I.A., avait fait irruption en territoire tricolore, gros cinq heures de l’après-midi. Commando armé de pioches, râteaux, balais, plumeaux, torchons, sécateurs, fers à repasser – précédé de deux coqs de combat n’ayant rien de gaulois, et qui, vraisemblablement allaient être sacrifiés dans les jardins de l’ambassade aux esprits guerriers de Guinée et du Pic Macaya lors d’un rituel faisant irrésistiblement penser à celui de la cérémonie du Bois-Caïman, lourd présage d’événements aussi sanglants que ceux qui engendrèrent l’épopée de 1804…

Heureusement, ma mère était chez le coiffeur, et Cia, à plat ventre dans sa cuisine, n’osa point nous dénoncer, car elle vivait toujours dans la crainte de voir le hibou frisé, passer au-dessus de sa tête ululant.

Après le dîner, Livoi mima ce premier combat de stature internationale et conclut en ces termes: «Café-Amer souffre encore de quelques chaleurs malvenues, ainsi que d’une certaine raideur dans la cuisse gauche mais, avec la lune en troisième boulevard, il sera fin prêt pour la gaguère». D’autant plus prêt, pensai-je, qu’à cette date, la lune serait en parfaite conjonction avec sa paye!… Il se frappe les flancs des deux mains. Chant du coq dans le corossolier. Victoire infaillible.

* * *

     La veille du jour J., nous juchâmes Café-Amer sur la plus haute branche d’un flamboyant face au lever, face au destin, libre de vaincre ou de mourir.

Tout de suite après, Livoi s’enferma dans sa chambre avec une compresse de feuilles de mombin, nouée sur le front. Il ne réapparut qu’au petit matin, chiffonné: «Mauvais rêve Msié Michel! Il faudra attendre dimanche prochain», dit-il sans égard pour la lune. «Tenez, voici mon argent, gardez-le, j’ai trop peur de le dépenser…»

Sept jours plus tard, même heure: «Parlez-moi de ça!», dit Livoi en se précipitant à ma rencontre. J’ai dormi-rêvé que le cheval d’Elixon, cheval blanc, chargé couler-bât de bauxite, tombe au milieu de la route, quatre pieds longs. Refuse de se relever, malgré la flamme d’un briquet allumé sous sa queue. Nous allons perdre un cannel!… Rêve aussi clair que l’eau d’une noix de coco. Dommage que nous n’ayons plus d’argent.» S’emparant de Café-Amer, il le fait sauter d’une main à l’autre, lui donne des petites tapes affectueuses dans le dos, le présente aux quatre vents à des ennemis imaginaires, le lance en l’air, le rattrape, le lance loin devant lui, et le coq s’envole, décrit des arabesques, revient se poser délicatement à quelques pas de nous, gratte le sol en colère, chante!

«Nap touye frèt» répond Livoi… la vie est belle!

* * *

La Photo à Saint-Louis de Gonzague, toile du peintre Jacques-Enguerrand Gourgue (1930-1996). Le personnage qui tient l'ardoise n'est autre que Michel Monnin... 30x40, huile sur toile. Collection Michel Monnin, photo de Bill Bollendorf © 1989 Jacques-Enguerrand Gourgue

La Photo à Saint-Louis de Gonzague, toile du peintre Jacques-Enguerrand Gourgue (1930-1996). Le personnage qui tient l’ardoise n’est autre que Michel Monnin… 30×40, huile sur toile. Collection Michel Monnin, photo de Bill Bollendorf © 1989 Jacques-Enguerrand Gourgue (cliquez pour agrandir l’image)

Livoi m’avait donné rendez-vous sur le Pont-Morin, après la messe à Saint-Louis-de-Gonzague – chaque dimanche en uniforme pantalon blanc veste bleue souliers noirs sous peine de péché mortel, Chapelle Saint-Louis, implorant la béatification du vénéré Père Jean-Marie de Lamennais fondateur de la congrégation des Frères de l’Instruction Chrétienne, mes professeurs. Durant l’office je me demande ce que Livoi est en train de faire avec son coq. Odeurs d’encens, relents de bière et de soutanes, vibrations des orgues, chants grégoriens, clac, clac! le claquoir du préfet de discipline: une fois debout, deux fois à genoux, priez pour nous…

À la consécration j’entends trois pièces sonner dans la poche de mon pantalon, Tonton Nord, Salomon et un cuivre, les trois pièces que Livoi m’avait tout spécialement confiées le matin même. «Il ne faut pas oublier de les ajouter aux mises, juste avant le combat, 0 gourde 35, très important!» Saisi, je faillis les donner à la quête, et Dieu seul sait ce qui aurait pu nous arriver!

Après la messe, tous les élèves, en rang par deux, devaient retourner en salle de classe et en silence, écouter le Très Cher Frère nous parler de Saint Augustin, Jésus, Marie, Joseph, Barabas… Les Pensées d’Alain… Liste des films à proscrire… Endurer le coeur cassé la lecture d’une page de savoir-vivre annonciatrice de l’inexorable distribution des cartes de diligence: rose c’est bon!, vert malheur, blanc, ti mâle ou chiré.

Foutus: le billet de cinq gourdes bien rose de papa, et la «Femme-Panthère» 6ème et 7ème épisodes, suivis d’un grand film de cow-boys au Paramount, séance de trois heures, entrée générale une gourde, pâté chinois, trois Splendid et un kola bien frappé à l’entracte. Adieu Place du Bicentenaire, fontaine lumineuse et petites demoiselles tournant autour de la vasque à jets d’eau intermittents, belles mulâtresses en tenue de soirée, griffes parfumées, marabouts de mon désespoir, passant et repassant dans les allées fleuries en se tenant par la main, chuchotant et riant, les petits messieurs en sens inverse Prip! les regards se croisent – sourire de Joconde, coup d’oeil tuatoire, petit geste de la main, pincements de lèvres – un mouchoir se déplie tel un sémaphore, est-ce une promesse, un au-revoir? et les jets montent ensemble de toutes les couleurs, tourbillonnent au son de la Septième de Beethoven, ô vent, et ils redescendent.

* * *

J’avais trouvé une roue-libre jusqu’au Club Camaraderie, tombé veste et cravate. Sur le Pont-Morin, Livoi m’attendait portant le coq comme le saint sacrement.

Une dernière fois j’avais soupesé le patchara, vérifié les ailes et les éperons, pressé le gésier pour être sûr qu’il n’était pas trop gonflé de nourriture et, tous les trois, nous avions remonté la rue du Bois-Patate.

À la porte de la gaguère, nous sommes accueillis par des hurlements frénétiques. Un coq passe par-dessus la tête des spectateurs, et tombe lourdement dans la cour: «Belle espante! s’écrie Livoi en acquittant les droits d’entrée, s’il n’est pas qualité, il va courir!»

Nous nous précipitons. Arrivés au sommet de la pyramide humaine entourant l’arène, nous voyons le coq refuser de reprendre le combat et s’enfuir, lamentable, toutes plumes dressées, tandis que les gagnants envahissent le ring en dansant. Les perdants, eux, restent cloués sur les bancs, se tiennent la mâchoire, se tâtent les poches en pestant contre le fugitif qui vient de lever le pied avec leurs économies. «Quand on a un tel tocard, on ne vient pas à la gaguère faire perdre les honnêtes gens! ça un coq? Son propriétaire aurait mieux fait de le manger!»

Ceux à qui il reste quelque argent finissent par se lever et partir, qui vers les tables de jeux, qui vers les étalages des marchandes pour s’envoyer coup sur coup des petits verres de tafia, sans oublier les morts, trois gouttes versées sur le sol, dans la poussière.

* * *

Environ quinze minutes après la fin d’un combat, des coqs frais sont introduits dans le cercle, pour l’interminable cérémonie des demandes, au cours de laquelle, les coqs sont présentés les uns aux autres, jaugés, tâtés, toisés, soupesés. «Ton coq est un gros-nègre! Celui-ci trop haut! Celui-là trop zépon!» Palabres interminables. Les coqs, fil à la patte, se regardent méchamment, battent des ailes, chantent tous à la fois. Et les joueurs consultent les amis, envoient des espions aux renseignements. Les vieillards, les enfants, les marchandes, même les mendiants sont interrogés.

Enfin, un pari semble trouvé. Le juge s’approche. Pour s’assurer du sérieux des futurs adversaires, il prélève une caution. Les canifs s’ouvrent. On va aiguiser les éperons, quand un homme au visage chafouin se dirige vers l’un des galiadors et lui chuchote quelque chose à l’oreille. Aussitôt le soigneur arrête les préparatifs. Jetant un regard anxieux au propriétaire de l’oiseau, il lui fait signe de venir. Ils échangent quelques paroles, consultent leurs supporters. C’est fini! Le soigneur reprend sa ligne des mains du juge et, l’ayant passée trois fois sous sa jambe gauche, deux fois autour de son cou, il la remet à la patte du coq. Ceux qui ramassaient les mises sont si contrariés, qu’ils s’embrouillent dans leurs calculs en restituant leur argent aux joueurs. Ils comptent et recomptent ces pauvres gourdes, s’en mettent quelques unes entre les dents.

* * *

À treize heures, un cannel vint faire sa demande.

«Le voici!», me disent les yeux de Livoi dans un éclair. Un Livoi imperturbable jouant à celui qui n’a rien vu.

«Eh toi, l’homme à la chemise jaune! Je te défie…», dit l’homme au cannel en s’accroupissant pour présenter son coq: «Je te défie!… Si tu…» et plop! Livoi Civil dépose Café-Amer sur le sol.

Aussitôt, les coqs se menacent cou tendu, grattent le sol, tirent sur leur ficelle, tremblent de colère. D’un hochement répété de la tête, le propriétaire du cannel nous presse de prendre une décision tandis que Livoi, détendant légèrement sa ligne, laisse les deux coqs se livrer à une joute d’essai, évalue les risques, sous les regards intéressés de nombreux parieurs qui déjà nous entourent. L’un dit: «Ce petit blanc et son gérant-lakou, sont fous pour oser croire qu’ils ont une chance contre le pangnol grande race du redoutable Philistin», et il rit. «Tais-toi, dit un autre, laisse-les commettre cette erreur et nous pourrons donner de la gabelle d’entrée de jeu.» Alors je dis: «Vous allez voir!» Et je ne dis plus rien, conscient de l’imminence du danger. Brusquement, j’ai très peur pour l’avenir de mon filleul qui me semble si vulnérable et fragile face à l’ogre de Philistin.

«Je ne hais pas leur coq», dit une voix derrière moi, et je me sens aussi fort qu’un taureau-boeuf.

Livoi semble réfléchir. Fait-il l’addition de ses dormi-rêvés? Pense-t-il à sa famille restée là-bas à Miragoâne? Adresse-t-il une prière muette au Très-Haut?

Enfin, d’un large geste de la main, geste fort, empreint de noblesse et d’élégance (respect-mépris-fatalité) il signifie à Philistin de marcher.

* * *

Les coqs sont aux éperons. Le cousin fait la caisse. «Quatre dedans et six dehors», me dit Livoi. J’ajoute mes cinq dollars, un pour Cia et quarante gourdes pour le voisinage.

«Combien avez-vous?», demande avec morgue le secrétaire de Philistin laissant ainsi entendre bien haut qu’ils ont beaucoup plus d’argent que nous.

«Cent gourdes», répond le cousin misérable. Et nous voudrions ne pas être là, dans cette chaleur, tout petits devant Philistin, avec la patte de Café-Amer à l’horizontale dans la main de Livoi.

J’entends le bruit des dés secoués dans la marmite, les chants des coqs comme des épées, les dominos qui s’abattent, l’un après l’autre avec fracas.

Philistin nous regarde avec dédain. Livoi jouant une fois de plus l’indifférence, caresse la chaîne de son canif qui pend le long de la jambe de son pantalon. Il l’enroule autour de son index, à gauche, à droite, enroule, déroule, toujours plus vite. Le juge se rapproche… Déjà, comme dans un mauvais rêve, la ligne du cannel réapparaît quand, un personnage, tel Joubert observant la scène, sort de la poche de sa veste, un billet de cinquante gourdes, aussi frais que notre coq déjà copieusement arrosé et tremblant. D’autres parieurs se joignent à lui. Livoi, comme si rien ne s’était passé, se met à faire les ailes.

Taillées juste à la bonne longueur, les plumes de l’extérieur des ailes sont aussi redoutables que des dagues, et peuvent péter-plat, l’oeil de l’adversaire.

En fin de compte notre caisse se chiffra à plus de cinq cents gourdes. Mais quand Philistin découvrit les trois pièces: Tonton Nord, Salomon et Abraham Lincoln, consacrées le matin même dans ma poche, à la messe de Saint-Louis-de-Gonzague, il hésita. Il les tourna, retourna dans la paume de sa main. S’orienta côté Sud. Regarda les montagnes. Murmura quelques mots. Se signa. Frappa trois fois le sol des talons en crachant.

L’argent est remis au juge qui recompte patiemment les deux caisses. Satisfait, il les glisse séparément dans les poches de son pantalon. Regagnant le centre de l’arène, il secoue sa clochette pour inviter les spectateurs à prendre place.

Après avoir accroché les lignes à un clou réservé à cet usage sur le poteau-mitan, il siffle pour inviter les galiadors (Livoi et Philistin) à se soumettre au soucé-carré, opération consistant à sucer la tête et les éperons de leurs coqs respectifs, puis à passer leurs mains sur le dos et les ailes et le cou et le ventre de leur oiseau, avant de les essuyer sur ses yeux. Preuves irréfutables que, ni poudre magique, ni liquide empoisonné susceptibles d’aveugler ou de ramollir l’adversaire, n’ont été placés à ces endroits stratégiques. Mais comme on n’est jamais à l’abri d’un ultime coup de poudre lancé en traître, l’opération terminée, Livoi et Philistin s’éloignent lentement l’un de l’autre, reculent tout en surveillant l’assistance.

Le juge encore une fois fait tinter sa clochette, siffle pour faire évacuer les lieux. Impatienté par la lenteur de certains récalcitrants, il s’empare d’un coco-macaque et décrit des moulinets à ras le sol.

* * *

Le combat débute mal, très mal. Le cannel haut en jambes monte bien et frappe comme l’orage, coupe comme rasoir. Café-Amer pris à la gorge reste sans réaction.

«Cinq à trois, cinq à deux, à la cannelle cinq gourdes» hurlent les parieurs offrant leur argent à bout de bras, et notre coq acculé contre la palissade reçoit trois patasuèls.

«Gé-li pété, son oeil est crevé», scande la foule tandis que des enfants perchés dans les arbres jettent des feuilles dans l’arène, pour inciter Café-Amer à prendre la poudre d’escampette. Les tables de jeu sont désertées. Les marchandes abandonnent leurs paniers. Même les mendiants et les éclopés se précipitent pour assister à la curée.

«Cinq à un, à le cannel cinq gourdes!», mais il n’y a plus personne à oser risquer un seul centime-cuivre sur mon filleul présumé borgne. Alors, pour conjurer le mauvais sort, je mise stoïquement nos derniers deniers, tandis que des assoiffés de meurtre et de lucre envahissent déjà le cercle en criant.

«Juge, juge, juge-gaguè», s’époumone Livoi complètement dépassé par les événements. Bon Dieu!, pourquoi nous as-tu laissé venir dans cette gaguère, et ceci malgré les préparations, les exercices, le dormi-rêvé du cheval blanc d’Elixon, étendu quatre pieds longs sous une montagne rouge de bauxite, incapable de se relever. N’est-ce pas Toi qui nous l’a envoyé ce bon rêve ô Jésus tonnerre m’écrase. Ressaisis-Toi…

Tentant d’insuffler de nouvelles forces à notre coq moribond, Livoi se suce violemment le pouce, ouvre son canif, le plante sept fois dans le sol étincelant.

Pauvre coq, pauvre Café-Amer, pauvre petit poussin. Et j’ai envie de voler jusqu’à lui, de le prendre dans mes bras pour l’emporter loin de ces monstres hurlants et dansants.

«Juge, juge!», recommence Livoi à bout de nerfs. «Juge!» Enfin le maraud se décide à chasser les envahisseurs, empoigne son coco-macaque, décrit des moulinets au ras du sol, frappe les retardataires en dessous des mollets, siffle, et je vois mon filleul ivre de coups, pissant le sang, qui se met à courir, courir – court, court avec notre honneur et toutes nos économies.

Livoi a viré au gris. Ses yeux sont morts. Je le vois se raidir. Dans un dernier spasme, il déboucle sa ceinture et, l’utilisant comme un noeud coulant, il se serre brutalement la taille, tire sur les jambes de son pantalon.

Aussitôt, notre coq redresse le cou, s’arrête sur ses pas et, revenant en arrière, il frappe le cannel des deux pattes en même temps. Puis, il se remet à courir, promène son adversaire de long en large, et prip!, se retournant face à l’Espagnol, il l’éperonne de plein fouet. On entend yap!, et déjà il repart en avant avec le coq blanc à ses trousses. Stop et brip! «C’est ça!, bali, bali conça! Li-bon, mettez zéprons!» Douce mélodie. Symphonie d’uppercuts. Plumes qui volent. Coups de becs, coups de timbales. Fortissimo… pianissimo…

Grâce à Dieu, l’oeil droit de notre protégé n’était que légèrement griffé et, par Saint Jacques Majeur, Café-Ressuscité réussit toutes ses attaques, tant et si bien que, dans jeu comme-çà, le cannel prend unecervelle et tombe à la renverse. Philistin, stupéfait, lance des regards angoissés du côté de ses partisans et, tous ensemble, ils font craquer des allumettes qu’ils jettent enflammées sur leur coq titubant; s’agenouillent, enlèvent leurs chapeaux, les agitent frénétiquement pour éventer leur oiseau.

Manès, adossé au poteau-mitan, tient l’enfant par la main. Joubert est resté dans la cour avec sa mule. Et de penser qu’il est là tout près de nous, avec sa mule et son chapeau bien planté sur sa tête, m’apporte la certitude que rien de mauvais ne peut plus nous arriver. Mais, après toutes ces années: coups d’État, événements, coups de fusil, têtes cassées, déchoukages, sang dans les rigoles – je ne sais plus si Joubert, Manès et le petit étaient vraiment là, en ce dimanche de juin mil neuf cent cinquante-trois, dans cette gaguère à Bois-Patate, là pour nous assister dans le combat.

Et dans l’arène, le cannel se teinte en rose, cerise, coquelicot, écarlate: rouge de plus en plus sang de très bon augure…

* * *

Presque aveugle avec les années et sept enfants à nourrir, Livoi est vendeur de loterie et de tchalas. Comme si sa tête n’était plus aussi claire, et ses dormi-rêvés de plus en plus embrouillés, indéchiffrables. Il ne s’occupe plus de coqs-qualité, ne va plus à la gaguère. Sa vie est un combat.

Tôt le matin il sort dans les rues, monte et descend en criant ses boules. Port-au-Prince n’est pas Miragoâne. Ses pieds lui font mal. Il est épuisé.

Dans son pays là-haut, sur les mornes surplombant la baie de Miragoâne, la bauxite, elle aussi, est épuisée. La Compagnie a fermé ses portes. Les bulldozers n’éventrent plus la montagne. Quand la mine à ciel ouvert était en exploitation, les routes menant au port d’embarquement étaient rouges de poussière toute la longueur de l’année. On était pauvre, mais il y avait de quoi vivre. On travaillait. Maintenant il ne reste que misère et désolation. Comme si la tête du pays en s’en allant aux U.S.A. avait emporté avec elle tout espoir.

En janvier soixante-trois, Livoi rêva d’un numéro et garda le billet. C’était bien les chiffres du troisième gros lot, mais inversés. «Msié Michel, je n’ai plus de chance.» Comme si le gros lot pouvait lui ressembler, pauvre Livoi, pauvre petit coq de province venu chercher la vie à Port-au-Prince.

Et Livoi marche, marche, marche chaque jour dans la ville immense en criant ses numéros, se fraye un chemin à la lueur de ses yeux défaillants, monte et descend Lalue, rue des Pucelles, Cinquième Avenue Bolosse, s’enfonce dans la boue rue Tiremasse, Bas-Peu-de-Chose, rue Joseph Janvier, sue tout au long du Canapé-Vert, porte sa croix jusqu’à la tête du Morne-Calvaire… habite Sans-Fil.


Cette nouvelle Michel Monnin est celle qui a donné le titre au recueil où elle a été publiée pour la première fois: Café-Amer et autres histoires de coqs et d’amour (Port-au-Prince/Montréal: Éditions Regain et Éditions du CIDIHCA, 1997), pp. 5-29. Elle est republiée sur Île en île avec l’autorisation de l’auteur et des Éditions CIDIHCA.
© 1997 Éditions Regain / Éditions du CIDIHCA


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mis en ligne : 1 octobre 2002 ; mis à jour : 22 octobre 2020