Maryse Condé, 5 Questions pour Île en île


L’écrivaine Maryse Condé répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 18 minutes réalisé par Giscard Bouchotte à Paris, le 8 octobre 2009.

Notes de transcription (ci-dessous) : Duckens Charitable.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Maryse Condé.

début – Mes influences
03:58 – Mon quartier
07:42 – Mon enfance
11:15 – Mon oeuvre
16:28 – L’insularité


Mes influences

Je ne peux pas dire que j’ai un écrivain précis qui m’a influencée. Il y a beaucoup d’écrivains que j’ai aimés et admirés à diverses époques de ma vie, et qui, je crois, ont laissé des traces sur mon œuvre. Par exemple, quand j’étais petite, j’avais environ quinze ans, on m’a offert un livre de Emily Brontë Les hauts de Hurlevent. C’est un livre que j’ai tout de suite adoré. Je me suis approprié ce livre, et même vingt années après, je l’ai réécrit sur fond de La Migration des coeurs. Donc, le paysage, l’environnement, les rapports entre les êtres de Emily Brontë m’ont, quelque part, profondément influencée. Je ne peux pas dire que quand j’ai lu, j’ai senti que j’avais une influence. C’est quelque chose qui s’est révélé au fur et à mesure.

Deuxième écrivain qui m’a beaucoup marquée, c’est par hasard Mishima. J’ignorais, née en Guadeloupe, que le problème de l’homosexualité pouvait exister. Pour moi, c’était impensable. On n’en parlait jamais, ni d’un point de vue féminin, ni d’un point de vue masculin. C’était une chose qui ne figurait pas dans les imaginations et là, je découvre ce problème, le rapport au corps, non pas un rapport codifié, simplifié, mais un rapport complexe au corps. Je crois que Mishima m’a énormément apporté, m’a ouvert les yeux, m’a ouvert un monde.

Troisième écrivain que j’ai beaucoup aimé, c’est Marguerite Duras. J’ai aimé ce mélange de dérision, humour, gravité. Une sorte de refus de considérer la vie sous des formes traditionnelles et morales. Il y a du bon, du mauvais dans les êtres ; tout ça paraît et ce qui donne un charme, une sorte de vérité avec ce mélange, entre toute cette espèce de tendances, de pulsions et d’aspects, d’idées. Si on peut résumer, trois écrivains très différents m’ont apporté énormément dans l’élaboration de l’univers qu’on peut appeler condéen.

Mais évidemment, il ne faut pas oublier Aimé Césaire, qui m’a appris que je n’étais pas une Française, que je n’étais pas une urbaine, que j’étais d’un autre monde et qu’il fallait apprendre à déchirer les mensonges, à regarder derrière ce que j’avais appris pour arriver à découvrir la vérité de ma société et de moi-même. Je ne mettrai pas Aimé Césaire sur le même plan. Ce n’est pas une influence du même type, c’est une sorte de révélation sur ce qu’un colonisé peut porter à lui-même.

Mon quartier

Il est très difficile de parler de villes, parce qu’il y en a beaucoup qui peuplent mon imaginaire. La ville où je suis née, Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, une ville que je connaissais mal comme une enfant bien élevée. Il y avait des quartiers entiers que je ne connaissais pas. Je la révisais en deux parties très étroites : La Place de la Victoire où on allait jouer et le lycée où j’allais tous les matins. Mais il y avait toute une série de faubourgs, que j’ai découvert après – une vie de carnaval, de masques, de bals titanes – que je me suis appropriés après, et qui donnent à Pointe-à-Pitre une sorte de valeur, à la fois réalité et mythe.

Une autre ville que j’ai beaucoup aimée est Conakry ; la première ville d’Afrique où je suis arrivée. Le jour où je suis arrivée à Conakry, il y avait un griot qui chantait. C’est très banal. Après, c’est un spectacle qui est devenu tellement familier, auquel je ne fais pas attention. Mais quand vous arrivez de l’Europe, vous entendez la voix d’un griot, le chant de la kora, instrument à cordes magnifique, vous avez une émotion nouvelle, vous comprenez que là, vous entrez dans un autre monde, une autre civilisation. Au fur et à mesure que j’ai vécu à Conakry, que j’ai appris à connaître ce peuple, cette société, ses différents éléments culturels, j’ai découvert que l’Europe n’était pas le seul lieu de formation mais que la richesse pouvait aussi venir d’Afrique.

Donc, Pointe-à-Pitre, où je suis née ; Conakry, que j’ai découvert adulte, vers vingt ans, et la troisième ville que j’ai beaucoup aimée est New York.

Évidemment, tout le monde aime New York. Ça paraît banal de dire « J’aime New York ». J’ai des raisons à moi d’aimer New York. C’est une ville qui vous incite à penser parce que le positif et le négatif sont tellement étroitement mêlés. Il y a tellement de qualités dans la vie à New York, tellement de défauts, tellement de faiblesses, tellement de choses qui foirent, tellement de choses qui sont très belles, on se demande : Comment une seule ville peut avoir des visages aussi complexes ? J’aime New York parce que je passe mon temps à penser, à réfléchir. Je passe mon temps à me demander : est-ce que le système américain est bon ? Oui, en certains cas, mauvais, en d’autres. Cette espèce de hésitation entre le bien et le mal est merveilleuse, parce qu’il n’y a pas un bien, il n’y a pas un mal. Il y a le bien et le mal mêlés. Cette complexité, cette diversité, je pense que New York me l’apporte.

Mon enfance

Pendant très longtemps, j’ai dit que mon enfance avait été le moment le plus ennuyeux de ma vie. Quand j’ai réalisé ce qui s’est passé, je ne voyais rien d’intéressant. J’avais l’impression que pendant dix ou douze ans, je m’étais ennuyée. J’étais ce qu’on appelle une enfant bien élevée. On m’emmenait aux musées, aux concerts de musique, aux expositions de peinture. Et je m’ennuyais énormément. J’apprenais à faire des choses qui a mon avis étaient mortelles. Mais finalement, j’ai été amenée à réfléchir sur mon enfance pour écrire un livre, Le cœur à rire et à pleurer. Et je me suis aperçue que sous cette apparence d’ennui, il y avait tout un foisonnement, un tas d’idées que je n’exprime pas toujours, un tas de pensées contradictoires et que finalement, mon enfance avait été très riche. J’avais appris à essayer de penser différemment. Le pire pour un écrivain, ou pour tout être humain, c’est de penser comme tout le monde, de croire ce que tout le monde croit. Il faut se décider à refuser peu à peu ce qu’on peut considérer comme des mythes. Mon enfance m’a préparée à cette appréhension du monde qui n’est pas tel qu’on le présente, mais tel qu’il est véritablement.

Le premier épisode que j’ai vécu est l’anniversaire de ma mère. Chaque année, on lui faisait une fête, on lui disait des compliments, mon père lui offrait des bijoux, ses amis lui donnaient une fleur, et tout le monde disait qu’elle était la femme la plus parfaite de la création. Quand j’ai eu dix ans, j’ai décidé de lui écrire un poème, de lui faire une petite œuvre littéraire. Déjà, il y avait ce désir de devenir un écrivain que je n’avais pas encore maitrisé. Dans ce poème, ou ce petit drame, j’ai essayé de dire ce que j’aimais et ce que je n’aimais pas en elle. Les côtés positifs, les côtés négatifs. Jeanne Quidal, comme elle s’appelait, non pas transformée en icône parfaite, mais en femme, en mère avec des côtés très chaleureux et des côtés aussi odieux. Je me rappelle qu’elle a beaucoup haï mon poème, qu’elle a même pleuré en l’écoutant. Je me suis rendue compte que la vérité d’un écrivain doit toujours être une vérité qui fait mal un peu, qui blesse un peu, mais qui aide à aller tout au fond des choses.

Mon œuvre

Si je parle à un lecteur qui ne m’a jamais lu, qui me découvre, je lui conseille toujours Le cœur à rire et à pleurer : mon enfance et comment je suis devenue non seulement un écrivain mais aussi un être humain. Au début, j’étais une petite fille sage, et au fur et a mesure, je deviens Maryse Condé, un être complexe avec beaucoup de problèmes, beaucoup de solutions, un être un peu tourmenté.

Si je parle à des lecteurs d’origine africaine, je leur dirai de lire plutôt Ségou, parce que Ségou est d’hommages et de réflexions sur l’Afrique. Je ne suis pas une personne qui ne fait qu’admirer. J’admire et je cherche aussitôt à critiquer, à détruire cette admiration peut-être un peu facile. Ségou, c’est un livre d’amour, mais de réflexions sur les raisons pour lesquelles maintenant l’Afrique est ce qu’elle est : pauvre, il faut le dire ; malade, il faut le dire ; dominée, il faut le dire. Qu’est-ce qui s’est passé pour que l’Afrique fasse ce cheminement ? Est-ce qu’un jour elle pourra s’en sortir ? C’est facile de dire oui. Mais, je crois qu’il faut réfléchir, les présidents, les drames qui arrivent au peuple, les catastrophes naturelles, les maladies, un ensemble de choses qui font qu’on doit réfléchir le devenir africain.

Si un lecteur qui s’intéresse au monde, à ce que nous allons devenir, à qui nous sommes, à ce que nous allons apporter et laisser à ce monde, je lui demanderais de lire deux livres : Histoire de la femme cannibale et Les belles ténébreuses qui sont mes derniers livres. On vit une époque où les questions ne se posent plus de la même façon. Quand j’étais en train d’écrire Ségou, en 1984, l’identité était simple. Cela veut dire : Maryse, née au Antilles, noire, d’origine africaine, doit retourner en Afrique pour savoir qui elle est. Maintenant, en 2009, tout est différent. Je vis entre Paris et New York, je rencontre des gens très différents de par l’origine. Et pourtant, nous avons quelque chose à partager. Les frontières que nous croyons figées, raides et dures sont tombées. Les belles ténébreuses est une réflexion sur la mondialisation (c’est un peu prétentieux), la nouvelle construction du monde. Le monde se reconstruit sous nos yeux, le monde reprend une forme différente sous nos yeux. L’intérêt pour un écrivain (et aussi pour un lecteur), c’est de pouvoir suivre ces différentes évolutions et de les comprendre.

Donc, je ne parlerai pas de mon œuvre (qui d’ailleurs est une expression très prétentieuse), de ce que j’ai écrit, que comme un éminent monolithique, il y a toute une progression, une évolution. La littérature, ça vit, ça bouge, ça change. Ce que j’écris en 1975 n’a rien à voir avec Les belles ténébreuses que j’ai écrit l’an dernier, en 2008. Si vous n’êtes pas prêts à accepter ces changements, à entendre ces voix divergentes, à suivre ces réflexions des fois même un peu contradictoires, vous n’arriverez pas à comprendre l’œuvre. L’œuvre, c’est le reflet de l’évolution d’un être humain, depuis sa naissance jusqu’à la mort. Il bouge, il change.

L’Insularité

Je pense qu’au début de ma carrière, j’étais un écrivain insulaire. Je pensais que la mer autour de moi, définissait la Guadeloupe, lui donnait une entièreté, une culture, une vie particulières. Et que moi en tant qu’originaire, je devais la faire connaître autour de moi. Mais, je me suis rendue compte très vite que l’île, ça ne veut rien dire. L’île est entourée par la mer et, la mer, ce n’est pas une barrière, c’est un lien. Je crois que Césaire l’a dit : l’île appelle les autres terres. Cela veut dire que si vous êtes né en Guadeloupe, c’est une façon aussi de tendre la main à Haïti, de tendre la main aux États-Unis, l’Amérique latine et aussi à l’Europe. Un « écrivain insulaire », ça n’a pas beaucoup de sens. La seule réalité qu’on peut défendre, c’est que tout être humain est une île. Cela veut dire que vous avec votre façon de réagir, votre façon de comprendre, votre façon d’appréhender le monde. Ça, personne ne peut le changer, mais dire que géographiquement insulaire, c’est un non-sens. Vous êtes culturellement pluriel, et l’insularité de naissance doit être combattue par ce que vous apprenez, ce que vous gagnez tout au long de votre vie.


Maryse Condé

Condé, Maryse. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Paris (2009). 18 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 8 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 14 février 2011 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Giscard Bouchotte.
Caméra : Giscard Bouchotte.
Notes de transcription : Duckens Charitable.

© 2011 Île en île


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mis en ligne : 16 février 2011 ; mis à jour : 26 octobre 2020