Louis-José Barbançon, Canala-sur-Seine

Aux lecteurs de Kecho

     Paris 1970. Foyer des étudiants calédoniens, 12 rue des Ecoles. J’avais 20 ans. Avec Joseph Wejieme qui était déjà un grand sprinteur mais pas encore chef de Joj, nous y avions retrouvé Jacques Iekawé qui était déjà Ieneïc mais pas encore préfet.

C’était une belle matinée d’été parisien. Tous les trois, nous nous étions dirigés d’un pas océanien vers un hôtel tout proche de la rue Monge. Jacques venait à la rencontre de son père, le vieux Gope Laguisse, arrivé dans la nuit de Nouméa. Nous l’avions accompagné, témoins, dans le hall de l’hôtel, de retrouvailles chargées d’émotion contenue et de dignité affichée.

Puis nous sommes montés dans la petite chambre sans âme, au papier peint vieillot, au décor affligeant. Nous nous sommes répartis sur les rares sièges et sur le bord des lits et le Vieux Gope a dit son voyage, donné les nouvelles d’usage, puis il a raconté sa colère quand l’hôtelier lui a proposé une chambre sans douche avec des toilettes sur le palier.

Derrière ses lunettes cerclées aux verres épais, il émanait de lui une certaine rigueur où l’on reconnaissait la marque du protestantisme loyaltien. Il avait gardé des pasteurs ce débit lent et quelque peu solennel. Employé des Postes, il avait été l’un des premiers élus de l’Union Calédonienne à l’Assemblée Territoriale.

Tandis que la conversation suivait son chemin, le Vieux avait soulevé son sac de voyage vert et bleu aux couleurs d’U.T.A., l’avait déposé sur le lit, en avait fait glisser la fermeture éclair, avait écarté quelques documents et en avait sorti avec précautions un objet apparemment rond et enveloppé dans plusieurs épaisseurs de papier journal déchirées dans la France Australe . Avec ce sourire qui avait le don, en gonflant ses joues, de modifier son visage d’homme sévère en celui d’homme jovial, il avait dit :

Regarde ce que je t’ai apporté du pays. Je l’ai choisie moi-même. Je l’ai bien entourée pour ne pas l’écraser. Je n’avais pas envie que les douaniers la trouvent.

Le silence avait pris sa place naturellement comme l’instant le commandait. Je me souviens m’être demandé, si à ce moment précis de la rencontre, j’étais bien à ma place. Peut-être le Vieux allait-il dévoiler quelque symbole kanak, quelque monnaie rare, quelque pierre ou bois sculpté ? Comment pouvais-je être admis à ce rituel ? Car il s’agissait bien d’une célébration.

Avec délicatesse, le Vieux avait écarté les plis de papier qui entouraient le mystérieux présent, puis une fois le précieux objet entièrement découvert à nos yeux étonnés, il avait dit avec solennité :

– Regarde mon fils… C’est une orange de Canala.

Et le Pays était entré dans la chambre.

L’orange disait le pays. Elle disait comment les colons pour ombrager leurs caféiers avaient fait planter des pieds d’orangers Elle disait les dos des Javanais et des Kanaks courbés pour ramasser les cerises rouges au temps de la cueillette. Elle disait le séchage, le triage, les doigts agiles des femmes, l’ensachage. Elle disait la force des hommes au chargement des lourds sacs de grains au quai où accostait la pétrolette. Elle disait le chalandage qui empruntait le canal creusé par les bagnards dans les marais, passait par les Quatre-Bras et voguait jusqu’aux Trois Frères dans la baie où mouillait le bateau du Tour de côte.

Puis, les caféiers avaient entamé leur lent déclin tandis que les orangers prospéraient. Combien d’amours cachés avaient abrité leurs fraîches ombrelles ? L’arbre des colons, le fruit des tribus.

Le Vieux avait soigneusement épluché l’orange et avec cérémonie, il avait partagé le fruit en quatre, tout en commentant :

– L’orange de Canala, elle n’est pas comme les autres. Sa peau est fine, toute la place est prise par la chair et le jus. Goûtez-donc.

Dès la première perle apparue sur l’écorce à peine entamée, un bouquet d’arômes familiers avait envahi la pièce. Le décor de la chambre s’était estompé puis avait disparu. Plus de papier peint verdi, plus de motifs aux tilleuls fanés, plus de tableaux aux châteaux médiévaux. Les composantes du vrai pays avaient pris place : la baie de Canala, le Pic des morts, les caféries de Negropo, l’allée des manguiers de Nèbamè, l’église aux deux clochers de Nakéty, les Quatre-banians, la maison Millet. Puis ils ont défilé, les hautes figures des Kaké et des Gelima, le chef Nondo et ses guerriers, les vrais vainqueurs d’Ataï. Ils étaient là, ceux de l’exposition de 1931 et les frères Mero, Calixte et Rock, le conseiller Chanene, Emile Nechero le sage, Katawi le Grand, les pères de Saint-Tarcisius, le visage revêche du Père Luneau, et les vieux colons David et Féré à jamais séparés par et pour les yeux de Berthe l’insoumise. Un monde concentré dans un parfum d’agrume.

Nos doigts dégoulinants, nous mordions tous quatre avec délices dans la chair pulpeuse et au milieu de ces Protestants, moi le Catholique, j’avais compris mieux qu’à travers toutes mes lectures théologiques le sens du mot communion.

Trente-cinq ans après, je pense encore à cette belle matinée d’été parisien. Surtout quand, sentencieux, un étranger au pays m’agresse de questions qu’il veut à la fois pernicieuses et définitives :

– Qu’est-ce que c’est qu’un Calédonien ?

Un Français on sait. Un Kanak on sait. Mais vous ?

Comment vous définir par rapport au Kanak ?

Qu’est-ce que vous avez de commun avec les Kanaks ?

Que pouvez-vous donc partager ensemble pour former votre soi-disant communauté de destin ?

Ce jour-là, dans une petite chambre sans âme d’un hôtel parisien de la rue Monge, les réponses étaient dans l’orange.


« Canala-sur-Seine » est un texte inédit de Louis-José Barbançon, offert aux lecteurs d’Île en île par l’auteur.

© 2006 Louis-José Barbançon


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mis en ligne : 11 mai 2006 ; mis à jour : 26 octobre 2020