Jean Vanmai, Deux extraits de Chapeaux de paille (Pilou-Pilou, tome 1)

« Danse kanak »

Brandissant leurs armes, ornés de plumes et maquillés de suie, de féroces guerriers exécutant des pas de danse appuyés, faisaient trembler la terre sous les coups de pilon de leurs pieds nus, à la couenne épaisse et durcie pour la marche.

– Boum… Doum… Boum !… Boum… Doum… Boum !…

En cette fin d’une journée ensoleillée, sur la place centrale de la tribu de Quamélé, située au faîte des hautes chaînes montagneuses, le pilou battait son plein.

– Boum… Doum… Boum !… Boum… Doum… Boum !…, résonnaient en chœur les tuyaux de bambou et les troncs de bois creux, frappés vigoureusement et verticalement sur le sol.

– Boum… Doum… Boum !… Boum… Doum… Boum !…, répétaient les battes, ces paquets de feuilles enveloppées d’écorce, que des mains nerveuses tapaient en mesure.

– Boum… Doum… Boum !… Boum… Doum… Boum !…, poursuivaient les musiciens, déjà entrés en transe, qui utilisaient également des flûtes de roseau, des branches de palmiers grattées et, pour certains, en soufflant tout simplement sur une feuille tendre appliquée à même la bouche.

L’ambiance était entretenue par des chanteurs qui répétaient en chœur inlassablement :

– Aaéé… Aaéé !… Aaéé… Aaéé !… Aaéé… Aaéé !…

Maquillés avec une sorte de boue noire, réalisée à l’aide de noix de bancoulier grillées au feu, broyées et trempées dans de l’eau de source, les guerriers à l’allure farouche ornés de ceintures en lianes et d’anneaux de fibres aux chevilles ainsi qu’aux poignets, tout en formant un cercle concentrique, avançaient par petites saccades. Tournant parfois sur eux-mêmes, ils se retournaient et partaient, d’autres fois, tantôt à droite, tantôt à gauche, au son rythmé et entraînant de l’orchestre.

– Boum… Doum… Boum !… Boum… Doum… Boum !…

La sagaie à la main, la hache de pierre, le casse-tête phallique ou en bec d’oiseau brandis au-dessus de l’épaule, les danseurs se mettaient à fredonner à leur tour :

– Aaéé… Aaéé !… Aaéé… Aaéé !… Aaéé… Aaéé !…

Nerveux, agiles, en avant, en arrière ou faisant du surplace, ils crièrent bientôt à tue-tête :

– Aaéé… Aaéé !… Aaéé… Aaéé !… Aaéé… Aaéé !… Aaéé… Aaéé !…

Puis le rythme infernal de l’orchestre canaque imprimait rapidement aux terribles guerriers, surexcités, des pas de plus en plus appuyés.

– Boum… Doum… Boum !… Boum… Doum… Boum !… Boum… Doum… Boum !…

Il faisait bon, en cet instant, sous les arbres, à voir les étoiles qui commençaient à briller dans les branches.

Habillés de l’étui pénien, des plus jeunes aux moins jeunes, tout comme les barbus et les crânes dégarnis, les obèses et les maigrichons, les édentés et les myopes, ils poussaient ensemble des cris stridents ou rauques. La peinture noire induite sur tout le corps, sur le visage et les membres, rendait les danseurs encore plus sensibles à la musique.

Les hommes vaillants dansaient dès lors sans retenue. Au comble de l’excitation, gesticulant chacun à sa façon, ils avançaient en cadence, en hurlant :

– Aaéé… Aaéé !… Aaéé… Aaéé !… Aaéé… Aaéé !…

Au moment où le pilou atteignit son apogée, des hurlements puissants et prolongés se mirent à crépiter de toutes parts :

– Ihéhéhé… Ihéhéhé… Ihéhéhéhéhéhé !…. Ihéhéhé… Ihéhéhé… Ihéhéhéhé-héhé !…

Au summum de la frénésie collective, les mêmes cris sortirent dès lors de toutes les poitrines :

– Ihéhéhé… Ihéhéhé… Ihéhéhéhéhéhé !…. Ihéhéhé… Ihéhéhé… Ihéhéhéhé-shéhé !…

À l’extérieur du cercle des danseurs, les femmes enfiévrées et surexcitées par cette ambiance frénétique, chantaient elles aussi en chœur. Tout en balançant déjà leurs bustes, les jeunes filles ondulaient à leur tour des hanches et du bassin avec grâce, puis sautillaient d’un pied sur l’autre, dans de grands éclats de rire, afin d’appeler et d’émoustiller les mâles.


« L’arrivée des forçats à l’Île Nou »

Présidé par un haut fonctionnaire ainsi que par le commandant du pénitencier, assisté des surveillants et d’un forçat faisant fonction de secrétaire, la commission de classement s’était réunie.

Tenant compte des rapports établis durant la traversée par le commandant du navire et par les différents surveillants militaires, cette commission avait pour tâche de répartir les nouveaux arrivants par classe, selon les qualités ou les défauts de chacun. À la suite de quoi un certain nombre de condamnés des trois premières classes furent rapidement transférés dans les divers centres pénitencier, situés sur la Grande-Terre.

Les déportés, placés en enceinte fortifiée, partirent à bord de chaloupes en direction du Camp de la Déportation, sur la presqu’île Ducos, située à deux kilomètres environ à vol d’oiseaux de l’Île Nou.

Quand aux « déportés simples », ils prirent la direction de l’Île des Pins, la plus méridionale des terres calédoniennes, distante de trente cinq miles à l’extrême sud de la Nouvelle-Calédonie.

Classé parmi les condamnés sans histoire, Robert Turgat partit donc en compagnie de sa famille, à bord d’un petit navire assurant la liaison régulière entre cette île et la capitale.

De toutes ses forces, il espérait trouver en cette terre d’accueil la paix et un peu plus d’humanité pour lui et pour les siens, ainsi que pour ses autres compagnons de voyage, plutôt que tout ce qu’il avait pu constater de visu sur le bagne de l’Île Nou.

Gaétan Lechantier ainsi qu’un certain nombre de transportés furent par contre expédiés sans hésitation par la fameuse commission à la quatrième classe. Aussitôt rasés et mélangés aux fortes têtes, ils furent dirigés sur le quartier dit de « correction ».

L’ami de Turgat qui n’était plus que l’ombre de lui-même, après tant de jours et de nuits passés au fond d’une cale dans un espace beaucoup trop étroit, sombre et insalubre, s’attendait confusément à cette sanction.

– Me voici devenu désormais un véritable forçat, soupira-t-il, avec cependant cette lucidité intacte qui le caractérisait si bien. Il me faudra du courage.

Puis avec une détermination farouche qui se reflétait jusque dans son regard fiévreux et tourmenté, il dit encore :

– De grandes souffrances m’attendent et nous attendent tous, ici. Pour moi, le combat continue malgré tout.

Au plus profond de lui-même, il espérait pourtant une certaine clémence de la part de ses nouveaux bourreaux :

– Si seulement ils peuvent m’épargner les chaînes…

Puis selon les règlements en vigueur, un numéro matricule lui fut attribué, comme à tous les autres condamnés. Mais refusant obstinément que sa personnalité soit réduite arbitrairement à de simples chiffres, il n’avait jamais tenu compte de cette « numérotation infâme ».

– Tant que je vivrai, je resterai Lechantier Gaétan, et rien d’autre !… se promet-il avec la certitude de l’homme fier, sûr de lui et de ses convictions. Jamais ces véritables bourreaux-démons ne pourront me plier sur ce point précis, malgré les menaces les souffrances. Je resterai un être humain et ne serai jamais un vulgaire… numéro matricule !

Ernest Sautard, à cause de sa taille imposante, fut affecté à la boulangerie du pénitencier dépôt comme fendeur de bois.

Le jeune Duchenal ainsi que Sentilis, le Marseillais, se retrouvèrent par le hasard des affectations dans une carrière de sable du bord de mer. Peu habitués à ce travail dur et pénible, le chargement des sacs de sable à la pelle leur donnait en fin de journée des maux de reins terribles.

La seule consolation consistait, en ce qui les concernait, à se retrouver tous deux dans la même case le soir. Ils étaient désormais complètement séparés de leurs habituels compagnons de voyage.

Pichou Théodore, incorporé dans l’une des équipes d’ouvriers-jardiniers, était chargé avec ses nouveaux collègues de l’entretien du jardin de la Transportation, situé à une courte distance de l’hôpital du Marais, qui approvisionnait le camp en légumes frais.

Normalement habitué dans le milieu parisien à donner des ordres et à sévir, dans un passé pas si lointain encore, ce travail qu’il estimait dégradant pour sa personne le dérangeait au plus haut point.

Quoi qu’il en soit, cette situation, pour pénible qu’elle fût, et qu’il espérait tout à fait provisoire, ne l’empêchait nullement d’être à l’affût de la moindre information lui permettant d’améliorer dès que possible sa condition de vie présente, en devenant « aide-écrivain » par exemple dans l’administration où, si possible, « garçon de famille » en ville…


« Danse Kanak » et « L’Arrivée des forçats à l’Île Nou » sont deux extraits de Chapeaux de paille, roman de Jean Vanmai qui compose le tome 1 de sa trilogie, Pilou-Pilou, publié à Nouméa en 1998 par les Éditions de l’Océanie, pages 12-15 et 171-173.

© 1998 Jean Vanmai


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mis en ligne : 17 mai 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020