Jean-Robert Léonidas, Les Campêches de Versailles

(extrait)

Le tangage des mots et les flots houleux de sa pensée matinale le conduisent à une saison révolue. C’était au lycée de Rochasse. Les périphrases abondaient : caresse de la muse, toucher initiatique, baiser de l’ange. Toutes ces litotes camouflaient la vérité sur le baptême littéraire qui prend aujourd’hui son vrai nom. L’initiation à l’écriture devient baiser de diablesse. C’est un soufflet de la main gauche reçu en plein visage et qui fait éclater une veine. Des larmes d’encre vous tachent la chemise. Une scarification à l’africaine, quintuple blessure d’ongle sur la joue, indique l’appartenance à la tribu des hommes marqués, à la race des griffés vifs. Écrire à la mode quisquéyenne s’apparente à la danse des rubans, au yanvalou des couleuvres, au mouvement des sylphes qui vivent dans les replis du nordet et qui avaient fait le voyage Afrique-Antilles suspendus à la bouline des négriers. Écrire à l’haïtienne porte le souffle des oréades, des vénus aux seins d’encre, belles, sensuelles, souffleuses de mots et d’idées. Ailleurs, on les appelle des muses… Ici, ces esprits, ces loas envahissent Cassagnol, le réclament pour être porteur de message. Ils veulent le chevaucher comme un écuyer sa monture. Pas pour lui faire du mal. Mais histoire de le dompter, lui faire goûter à l’enivrante cavalcade pour laquelle ils ont été tous deux créés. Il n’avait jamais voulu croire à ces balivernes, à cette symbiose serviteur-esprit. Mais comment enlever le mythe de la marmite du réel ? Des hommes à la tombée de la nuit se prennent encore pour des coucous. D’autres de gré ou de force se transforment en quadrupèdes. Des peaux poilues se tournent à l’envers, exposent leur muqueuse sanguinolente. Des blouses blanches remontent aux origines, se changent en bleus de chauffe, en vareuses de campagnard. Des fils d’esclaves deviennent célèbres mousquetaires et écrivains hors pair. Les tiges de bambous se métamorphosent en flûtes traversières, les roulements de tambours en battements de cœur. Des vieilles empruntent des yeux de chouette tandis que des vierges deviennent des simbis, déesses mi-femme mi-poisson à la crinière longue et fournie. Les grands bois de la Guinaudée se déploient dans l’envoûtement des aurores tropicales, dans le mystère des crépuscules de décembre. Le paysage de la Haute-Voldrogue en lévitation à côté des engoulevents grouillécor et des hiboux maitre-bois se projette dans les bas-fonds, se reflète dans le ciel inversé des abysses. Des autels gardés par des tambours géants se mettent à vibrer, à piaffer sous la dictée des loas. Toute cette poésie nourrie de mythes éblouissants désarçonne Cassagnol. Il s’en passerait volontiers. Mais il est forcé d’avaler le somnifère qui conduit au séjour des loas, au sanctuaire des muses.


Cet extrait est tiré du roman, Les Campêches de Versailles, par Jean-Robert Léonidas, publié pour la première fois aux Éditions du CIDIHCA à Montréal en 2005, pages 57-59. Cité avec permission sur Île en île.

© 2005 Jean-Robert Léonidas


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mis en ligne : 19 novembre 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020