Jean-Richard Laforest – Évocation Témoignage, par Jean Morisset

Jean-Richard Laforest

Évocation Témoignage

J’ai fait connaissance avec Jean-Richard à l’automne 1977, alors qu’il travaillait à la pige pour Radio-Canada international. Et depuis, nous n’avons jamais cessé de nous rencontrer jusqu’à son départ pour le « pays des bonnes chasses éternelles ».

Je conserve en héritage des centaines de notes rédigées d’une main de maître à l’écriture encre noire d’une beauté graphique à rendre jaloux les anciens incunables. En 1987, à l’instigation de Hérard Jadotte à la barre des Éditions Nouvelle Optique, nous avons fait partie d’un projet intitulé « Portage — Revue interaméricaine de langue française » (Montréal, Port-au-Prince, Rio de Janeiro). En compagnie de Pierre Perrault, Gilles Thérien, Jean-Richard et autres, on se rencontrait une fois par semaine dans un café-resto, rue Saint-Denis, afin de partager nos rêves et reconstruire les Amériques. Et cela, depuis ce lieu central idyllique dont tous étaient exilés ou en attente de son avènement triomphant et nommé Haïti, au centre même de l’hémisphère entre Montréal et Rio.

Notre rêve a triomphé jusqu’à la fonte des neiges. Pour se dissiper alors, ne réussissant pas à soulever quelque intérêt quant à sa pertinence et sa volonté présumée de faire un saut au-delà des États-Unis et sans appel à la France, puisque nous les englobions tous. En posant comme point de départ que s’il y avait un lieu fondateur qui nous reliait tous, c’était Haïti-Quisquéya.

Il en est résulté de longues déambulations avec Jean-Richard. Plus de trois décennies ont passé et, à reparcourir aujourd’hui ses textes déjà en cours qui allaient paraître sous la coiffe de Poèmes de la Terre pénible, j’éprouve un sentiment se dégageant nettement de toute idée de « pénible ». Au-delà du colérique et de la vindicte dont il ne se privait pas en moult occasions, j’entends sa voix profonde et posée de haute intelligence aux accents d’une piété sensorielle. La voix du bord de mer tellurique investissant toute la Caraïbe.

Ouragans, massacres, tremblements de terre, goudou-goudou, macoutisme, torturisme, assassinats peuvent bien se succéder, une voix s’amène… « un frémissement soudain… je revoyais la maison brûlée et un petit garçon noir comme moi… un petit garçon comme un poète… un vieux poète indigène qui déclamerait des vers dans un jardin… du bout de ses doigts… debout dans le soleil » (71).

À deux pas, deux pages l’un de l’autre, il y avait chez Jean-Richard une charge d’une douleur, d’une dureté intense et un élan d’une douceur subite toute intense.

Et la lune, à l’apaisement, se déversait doucement sur les toits de tôle… au quartier du Sacré-Cœur de Turgeau (140)… Le jeune homme s’allongeait dans son sommeil comme dans un long couloir paisible… Je marchais à l’intérieur de mon corps (164)… loin des mains des bourreaux (164). À l’église, les cloches rêvaient.

La mémoire évoquait ce couteau dont saigna la nuit. Tu es cette tourterelle à la gorge percée, pendue par les pattes aux barreaux d’une cellule (167).

Un jour, à New York, quelqu’un est venu à lui à grands pas paraissant le reconnaître spontanément. Sourire un peu torve et gêné à la gueule. « Ba mwen yon ti kob… Je suis seul et désespéré, sans argent. On se connaît bien », de lui dire ce revenant surgi du néant ! C’était le tortionnaire qui ne l’avait pas raté à l’époque où il était en prison aux casernes Dessalines. Que faire, que dire pour regarder en face ce fantôme du passé et contrer toute pulsion d’extermination ? Il lui a donné tout l’argent qu’il avait en poche en l’enjoignant de déguerpir au plus vite, sinon… Et Jean-Richard de pousser un grand rire en se demandant jusqu’où peut aller la déréliction en ce monde.

Les lieux parcourus n’étaient pas prévus à travers les annales du hasard.

Jérémie
Port-au-Prince
New York   Harlem
Sainte-Flavie-sur-Mer
Moscou   Montréal

À écouter la parole qui lui survit, je me dis qu’il y a toujours des poèmes inédits cheminant entre l’Église du Sacré-Cœur de Turgeau et l’Oratoire de la Côte-des-Neiges cherchant le sourire intérieur qui les a projetés en existence. Le clin d’œil du destin post-mortem qui puisse assouvir la mémoire.

Le poète n’a pas fait de testament, a-t-on appris après son départ, sauf celui de sa propre vie qui se poursuit à travers une liasse-manuscrit de quelque mille pages, sinon plus, un échange de correspondance avec René Depestre. Et comme toute sa poésie en témoignage, de longues conversations assidues avec l’astre lunaire, archivées dans les voûtes du firmament.

Je sentais parfois, au fond d’un café, l’intensité de sa pensée faire le tour des lieux et ne paraissant se fixer nulle part quand soudain le geste d’un passant, le jeu des écoliers ou la confidence végétale d’un arbre faisaient ressurgir la beauté du monde.

Qu’il s’agisse de l’« herbe de nos âmes » (77] ou « des pétales de l’instinct » (161), il y a à travers la poésie de Jean-Richard Laforest un appel permanent à l’espace, à l’insecte, à la fleur, à l’arbre, à la terre comme plante vivante, comme personnage précolombien oublié de la Caraïbe.

On en fait parfois la remarque aussitôt oubliée, sauf que son faciès ne peut tromper. Il y avait en lui un vieux fonds autochtone Arawak — des relents manifestes d’« Algonquien tropical ».

Ainsi, dans le cadre d’une telle perspective, une relecture complète de son œuvre nous invite, celle d’un jeune étudiant inscrit à l’Université de l’Amitié des peuples, à Moscou, au début de la vingtaine pour passer la majeure partie de sa vie adulte à la Côte-des-Neiges à Montréal.

– Jean Morisset
28 décembre 2020


Avec des citations du recueil de poésie de Jean-Richard Laforest, Poèmes de la Terre pénible. (publié à Montréal aux Éditions du CIDIHCA en 1998), Jean Morisset offre cette « Évocation témoignage » à Jean-Richard Laforest pour les lecteurs d’Île en île.


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mis en ligne : 30 décembre 2020 ; mis à jour : 30 décembre 2020