Jean Comhaire, Hommage à ma femme

comhaire-sylvain2

Suzanne Comhaire-Sylvain D.R. / photo d’archives, CIDIHCA

Introduction

Lors du colloque Resistance in Caribbean Cultures, organisé par la «Society for Caribbean Research» en mai 1992 à l’Université d’Utrecht, un très vieux monsieur vint à ma rencontre et se présenta comme le seul compatriote dans cette rencontre internationale. De surcroît, il avoua vite que ce n’était pas lui le spécialiste des Antilles, mais «feu son épouse», Suzanne Sylvain. Lui et sa femme, Suzanne Sylvain (1898-1975) avaient fréquenté des autorités dans le domaine de l’anthropologie et de la linguistique, américains et européens. Ils comptaient parmi leurs amis (plusieurs dédicaces en témoignent), le docteur Jean Price-Mars, Alfred Métraux, Léonard Sainville, Elsie Clews Parsons et Harold Courlander.[1] Le couple entretenait une correspondance avec les grands de la République d’Haïti et Suzanne fut à tous points singulière, comme en témoigne l’hommage ci-dessous par son mari Jean Comhaire (Folklore in Africa Today/Folklore en Afrique aujourd’hui, Proceedings of the Workshop/Actes du colloque de Budapest 1-4 novembre 1982, Budapest, 1984: 103-118). Il s’agit d’une version raccourcie; les éléments ajoutés [entre crochets], ainsi que les notes sont de ma main.

– Kathleen Gyssels


On sait ce que doivent au folklore certains pays comme la Hongrie qui y ont trouvé une puissante source d’inspiration dans la recherche de leur identité nationale. Suzanne Comhaire-Sylvain y a trouvé le salut de sa propre vie avant d’y chercher les sources de sa culture. «J’ai commencé très tôt», a-t-elle écrit, «à m’intéresser aux contes et ce n’est que justice car je leur dois la vie: après une grave maladie faite à l’âge de seize mois, j’avais complètement perdu l’appétit et n’était le dévouement d’une petite bonne, Amise, qui avait eu l’idée de me raconter des histoires pour détourner mon attention tandis que la gouvernante introduisait dans ma bouche des cuillerées de bouillie, j’aurais probablement succombé aux suites de cette inappétence.»

De fait, Suzanne ne devait jamais cesser d’assister aux veillées funèbres où les gens du peuple haïtien ont l’habitude de «tirer» des contes, jusqu’au jour où elle entrerait à l’université chargée d’une documentation que Marcel Mauss considérait déjà comme écrasante. Dans l’intervalle, un premier séjour à Paris, où son père [Georges Sylvain, auteur de Cric? Crac!, 1901] représenta Haïti de 1909 à 1911, lui avait inspiré la volonté de suivre l’exemple de Madame Curie, la grande femme de l’époque.[2]

Encore dut-elle attendre l’âge de trente-quatre ans avant d’y retourner conquérir des diplômes qu’aucune Haïtienne n’avait obtenus jusque-là. Elle devait nécessairement souffrir de ce retard dans une carrière à laquelle tout et tous en son milieu s’opposaient. À vingt-six ans, elle avait même fait scandale en prenant un emploi de secrétaire et il avait fallu que l’archevêque français de Port-au-Prince la charge de fonder une importante organisation de jeunes filles pour la sauver de l’ostracisme. Huit années difficiles, pendant lesquelles ses parents et son frère Normil moururent combattant l’occupation américaine d’Haïti (1915-34) prirent fin avec son départ pour l’Europe en 1952.

Ce n’était pas que tout lui fut facile. Il fallait imposer à la Sorbonne une acception nouvelle du folklore qui commençait par l’étude de la langue créole. Or la Sorbonne, hantée par le souvenir de Meillet, répétait après lui que les créoles ne valaient pas la peine d’être étudiés, qu’ils n’étaient que des exceptions aux règles. Selon Meillet, il ne s’agissait que d’un «français enfantin».

Suzanne Sylvain commença par de laborieuses recherches en philologie romane et espagnole et aboutit à un mémoire sur l’espagnol parlé à Cuba et sur l’apport africain à la littérature brésilienne. Cela ne lui apprit rien de nouveau sur le créole haïtien. Elle tâta ensuite des langues amérindiennes vues à travers les vieux auteurs espagnols. Il en résulta quelque chose, mais rien de décisif. Le Père Aupiais, missionnaire écarté du Dahomey pour ses idées libérales, la mit alors en contact avec quelques Africains que le faux problème de la négritude n’avait pas encore obsédé, et avec Lilias Homburger, qui l’initia à la linguistique africaine. Ce fut la révélation qui menait à la découverte que le créole, par sa syntaxe, appartenait à la grande famille éwé, comme le fon du Dahomey.

     Modestement présentée comme mémoire à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes [un DEA, d’aujourd’hui], cette thèse fut saluée par Marcel Cohen [3] comme «un travail qui devrait beaucoup servir».

Une rencontre fortuite attira sur elle l’attention de Malinovski et ce fut en quelque sorte le coup de foudre: le folklore ne serait désormais pour elle affaire d’anthropologie sociale plutôt que d’humanités, de belles-lettres, ou même de l’ethnographie. De longues journées au British Museum résultèrent en [ce travail de Suzanne Sylvain] que Dan Crownley devait saluer comme une «étude définitive» [de la littérature orale et créole haïtienne], «and all the more important because it was from a Caribbean rather than from a European perspective». Des autorités comme Marcel Mauss et Gaudefroy-Demombines s’extasièrent devant ce travail. À New York, Ruth Benedict [4] fit paraître un certain nombre de contes, textes, traductions et musique.

Le retour au pays natal est une épreuve que beaucoup de diplômés reculent indéfiniment. Tout juste diplômée et mariée, elle n’hésita pas à affronter les problèmes de caste et de famille étendue qui découragent tant de bonnes volontés. Pour comble, l’occupation avait laissé derrière elle un climat franco-américain où se complaisaient les dirigeants de l’époque. Sur la demande de Dumarsais Estimé (1900-1953), homme exceptionnel, Suzanne Comhaire-Sylvain fut promue au rang d’inspectrice scolaire. Quoique son expérience pédagogique fût fort réduite, elle n’avait pas été pour rien l’élève d’Ombredane [5]. Ce poste lui donna l’occasion d’enquêter sur les loisirs des écolières tout en publiant une documentation sur les noms propres haïtiens, sur la femme dans les proverbes, récoltant les premiers éléments pour son fameux Roman de Bouqui. Elle parcourut le pays, séjournant, par exemple, parmi les coupeurs de canne expulsés de la République dominicaine, et chez les montagnards de Kenscoff, au sud-ouest de la capitale. Malinovski eut le temps de saluer dans cette dernière aventure les promesses d’un grand projet sur le changement socio-culturel et aussi de la prévenir que «the most important thing to remember about anthropologists is that they are all crazy».

À cette époque, une grande école de folklore était en train de naître; depuis longtemps, certains romanciers et poètes avaient exploité les aspects pittoresques de la vie locale, mais il fallut attendre 1938 pour que Lorimer Denis (1904-1957) et François Duvalier (1907-1970) inaugurent avec la revue Les Griots un mouvement véritablement scientifique qu’allait institutionnaliser en 1941 la création d’un Institut et d’un Bureau d’Ethnologie, axés tous deux sur le folklore.

Le gouvernement envoya ensuite Suzanne Comhaire-Sylvain à New York se familiariser avec les méthodes nord-américaines d’éducation. Elle participait aux travaux de la «New School for Social Research», donnait un cours sur le folklore haïtien à l’École Libre des Hautes Études (institution de guerre franco-belge) et s’enquêtait sur le bilinguisme des enfants porto-ricains, quand moi, volontaire de guerre belge, l’invitai à me rejoindre à Léopoldville [capitale du Congo alors belge, aujourd’hui Kinshasha]. C’était l’occasion de remonter aux sources.

Cette première expérience africaine, qui dura trois ans, rendit plus intéressant le retour au pays natal. En 1946, le peuple haïtien avait mené la première révolution sociale de son Histoire, portant au pouvoir Dumarsais Estimé qui salua le retour de Suzanne et l’envoyant présider la délégation d’Haïti à l’assemblée Inter-Américaine des Femmes. Elle intéressa même l’UNESCO, alors empêtrée dans sa lamentable expérience de Marbial.

Passant un an et demi à Kenscoff, elle vérifiait tous les aspects d’une culture qui se révéla essentiellement Kongo. Ceci correspondait à un fait historique connu mais dont les implications avaient été systématiquement ignorées. Après le cri à l’indépendance de 1791, la région avait fait bande à part depuis 27 ans sous l’égide de chefs aux noms aussi caractéristiques que Gilles Bambara et Lamour Dérance.

Après un séjour à New York qui fut scientifiquement fécond, Suzanne Comhaire-Sylvain put retourner en Afrique. L’indépendance du Congo belge en 1960 offrit à son mari l’occasion d’y retourner et cela permit à Suzanne Comhaire-Sylvain d’entreprendre une «seconde carrière africaine» en travaillant sur l’Ethiopie. Son oncle, Bénito Sylvain (1868-1915), y avait été de 1897 à 1906 aide-de-camp de l’empereur Ménélik. Bénito fut co-fondateur du Panafricanisme, avec l’évêque nord-américain Walker et Sylvester Williams, de Trinidad [6].

Ce séjour en Ethiopie dura deux ans, dans des conditions difficiles à tous égards. Le fait même qu’elle ressemblait à une Ethiopienne était un gros obstacle car dans ce pays, une femme qui se promène avec un Européen ne peut être que kochacha (mieux vaut ne pas traduire). Quoi qu’il en fût, un infarctus l’obligea à quitter cette terre de haute altitude et se réserver à Paris un pied-à-terre où elle recevrait régulièrement les soins indispensables à sa santé de plus en plus précaire.

     Cette situation présentait certains avantages. Suzanne Comhaire-Sylvain eut l’occasion de compléter des ouvrages sur les femmes de Kinshasha et de Lomé, d’entamer des études sur le population âgée de Dakar et de Port-au-Prince, de participer à d’importantes publications collectives. Denise Paulme [7] s’intéressa aux contes et la mit en rapport au Père Schmidt, fondateur du CEEBA (Centre d’Études Éthnographiques de Bandundu au Zaïre), qui entreprit de publier des textes authentiques, en bonne orthographe phonétique, avec des commentaires montrant le parallélisme entre contes africains et haïtiens [8].

En 1972, âgée de 74 ans, Suzanne Comhaire-Sylvain eut l’occasion de s’installer en permanence dans la cité universitaire de Nsukka [Nigéria] où elle ne tarda pas à remplir quatre cahiers de notes sur les femmes Igbo de la région, renonçant provisoirement à chercher un éditeur pour son magnum opus d’anthropologie sur les paysans à Kenscoff et pour d’autres manuscrits concernant notamment le folklore de Marbial, sans parler de l’inépuisable collection de contes.

On a heureusement commencé à comprendre l’importance de la décision qu’elle avait prise en tournant le dos au primitif insaisissable pour chercher une clef du changement socio-culturel dans l’évolution subie par des dizaines de milliers de contes plus ou moins authentiques recueillis par d’autres, soit par le passage d’Afrique en Haïti, soit par la situation nouvelle créée en Afrique même par le bouleversement colonial. Un de ses compatriotes, Laënnec Hurbon, s’est livré, dans son Culture et dictature en Haïti [Karthala, 1979], à une analyse pénétrante du concept de «roi» dans les contes de Bouqui, un concept ignoré de la réalité haïtienne (l’intermède du roi Christophe a été trop limité au nord du pays et surtout, trop court, 1806-1818, pour entrer en ligne de compte). Forgé par le peuple pour exprimer une réalité dont ils ressentent les effets sans les comprendre.


Notes:

1. Léonard Sainville lui offrit son anthologie en deux tomes Romanciers et auteurs négro-africains en inscrivant: «À ma collègue madame Comhaire, dont j’admire le talent et le courage, témoignage de mon dévouement et de ma solidarité, hommage de mes sentiments empressés», le 12 juin, 1968. Elsie Clews Parsons est l’auteure de Folk-Lore of the Antilles, French and English, en plusieurs volumes (NY 1936). [retour au texte]

2. Jean Comhaire a toujours été vexé que les efforts et les travaux menés par sa femme soient restés méconnus, que ce soient les grands noms, comme Alfred Métraux, qui remportèrent la célébrité alors qu’elle travailla à l’ombre. La comparaison avec le Prix Nobel n’est pas gratuite; elle exprime le désir que les femmes de sciences soient reconnues à titre égal que les hommes, et que l’anthropologie soit reconnue comme une grande écriture, ce que l’on se réalise aujourd’hui en couronnant un auteur comme V.S. Naipaul dont plus d’un ouvrage vacille entre le reportage anthropologique et les récits de voyage. Comme le remarquent à juste titre Florence Noiville et Raphaëlle Rérolle (Le Monde du 12 octobre 2001), «il serait parfaitement légitime d’évaluer une œuvre telle que celle de Claude Lévi-Strauss». [retour au texte]

3. Marcel Cohen rédigea un compte-rendu pour le Bulletin de la Société de Linguistique de Paris (vol 38, 1937): «[Le créole haïtien. Morphologie et syntaxe] est très intéressant, et bien fait ; [il] repose la question des langues mixtes […] S. Sylvain [nous donne un document] de première main, puisqu’il s’agit d’un langage qu’elle pratique elle-même, observé par elle et sur son entourage». [retour au texte]

4. Ruth Benedict, auteur de Patterns of Culture, traduit comme Échantillons de civilisations. Paris: Gallimard (Coll. «Classiques des sciences sociales»), 1950. [retour au texte]

5. André Ombredane, auteur de L’Aphasie et l’élaboration de la pensée explicite. Paris: Presses Universitaires de France, 1951. [retour au texte]

6. Sur l’importance du frère de Suzanne Comhaire-Sylvain, Bénito Sylvain, consulter Oruno D. Lara: La naissance du panafricanisme, les racines caraïbes, américaines, et africaines du mouvement au XIXe siècle, Genève: Maisonneuve & Larose, 2000.  À ne pas confondre Williams avec l’autre «spokesman» trinidadien, Eric Williams, auteur de Capitalism and Slavery (1961). (Henry) Sylvester Williams organisa en 1900 la première conférence panafricaine. Il lutta pour la décolonisation des Antilles anglophones et soutint aussi les nations africaines dans leur bataille émancipatrice. [retour au texte]

7. Denise Paulme, auteure, parmi d’autres ouvrages, de: Les gens du riz. Les Kissi de Haute-Guinée. Paris: Plon, 1954, 1970. [retour au texte]

8. Pour ne mentionner qu’un exemple: Jetons nos couteaux. Contes des garçonnets de Kinshasa et quelques parallèles haïtiens, Bandundu, Zaïre: CEEBA Publications, 1974, série II, vol. 15, 233 p. Répertorié avec les mots-clés suivants: Zaïre; Afrique; Haïti; Créole (texte); Langues africaines; Langues bantoues; Contes; Littérature orale; Mondes créoles français. [retour au texte]


Photographies de la famille Sylvain

Les enfants Sylvain, de gauche à droite: Suzanne (1898-1975), Normil (1900-1929), Henry (1901-1991), Madeleine (1905-1970), Jeanne (1906-), Yvonne (1907-1989), Pierre (1910-1991). Paris, septembre 1912 D.R. photo léguée par M. Jean Comhaire à K. Gyssels

Les enfants Sylvain, de gauche à droite: Suzanne (1898-1975), Normil (1900-1929), Henry (1901-1991), Madeleine (1905-1970), Jeanne (1906-), Yvonne (1907-1989), Pierre (1910-1991).
Paris, septembre 1912
D.R. photo léguée par M. Jean Comhaire à K. Gyssels

La famille Georges Sylvain, 1921 Assis, de gauche à droite: Monsieur Georges Sylvain (décédé en 1925) et Madame Sylvain (morte en décembre 1931). Derrière, les enfants (de gauche à droite): Henry, Yvonne, Jeanne, Suzanne, Madeleine (-Bouchereau), Normil et le cadet, Pierre. D.R. photo léguée par M. Jean Comhaire à K. Gyssels

La famille Georges Sylvain, 1921
Assis, de gauche à droite: Monsieur Georges Sylvain (décédé en 1925) et Madame Sylvain (morte en décembre 1931). Derrière, les enfants (de gauche à droite): Henry, Yvonne, Jeanne, Suzanne, Madeleine (-Bouchereau), Normil et le cadet, Pierre.
D.R. photo léguée par M. Jean Comhaire à K. Gyssels


Retour:

/jean-comhaire-hommage-a-ma-femme/

mis en ligne : 21 novembre 2002 ; mis à jour : 29 octobre 2020