Schiller Jean-Baptiste – Rodhus 57AX, Tolérance zéro

Rodhus 57AX, Tolérance zéro

(extraits)

– Va me chercher le professeur Karj, dit simplement Tarmut.

Quelques instants plus tard, le professeur Karj, représentant spécial du GCI, le Grand Conseil Interplanétaire, rejoignait Tarmut. Il ne cherchait nullement à dissimuler son inquiétude.

– La toile pour mesure. Excellence, dit Tarmut à son auguste passager, en plaçant sa paume droite contre son cœur. Tarmut le gratifia d’un sourire affable.

– La toile pour mesure, Commandant, répondit le professeur Karj, tout en imitant le geste de Tarmut. Que se passe-t-il, donc ?

Les deux hommes venaient ainsi de se saluer en faisant référence à la fameuse toile d’araignée. Pourquoi dire Bonjour dans un univers où la valeur du jour et sa durée variaient d’une planète à l’autre ? Un seul jour sur Mercure équivalait à cinquante-huit jours sur Terre et un jour jupitérien, à neuf heures cinquante minutes terriennes.

Bonjour sur Vénus ?

Bonne Année sur Terre !

Vénus accomplissait un tour sur lui-même en deux cent quarante-trois jours terriens. Presque une de nos années.

– Je vous prie, Excellence, de m’excuser, mais nous étions en pleine alerte et je ne pouvais laisser mon poste de commandement pour vous rejoindre. Notre vaisseau semblait attiré par un ESNI, mais cela s’arrange. Je tenais à vous en aviser suivant le protocole, dit Tarmut.

Le professeur Karj plissa le front d’étonnement. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas entendu parler des fameux « Élément Spatial de Nature Indéterminée » ou ESNI. Il n’était plus courant d’en rencontrer. Tout notre système solaire était à présent répertorié et décrit atome par atome sur les ordinateurs.

L’inconnu ?

Connaît plus.

– Je vous remercie, Commandant. J’ai essayé d’entrer en contact avec notre siège sur Jupiter. La transmission s’est soudainement interrompue.

– Je le sais, Excellence. En réalité, nous n’avons plus aucun contact avec l’extérieur. Si nos passagers le savent, ce serait l’émeute sur ce vaisseau. Heureusement que ce ne sont que de paisibles touristes jouissant ici de leur confort. Les simulations de Spacionet les occupent. Nos hôtesses y veillent d’ailleurs. Mais, tout rentre dans l’ordre, à présent.

– Vous vous imaginez cela ! Maîtriser l’espace intersidéral et ne pas pouvoir communiquer quand nous le voulons ? Je ne comprends plus rien à ce monde ! Rien n’a changé. Spadonet ne vaut toujours pas plus aujourd’hui que l’Internet de nos ancêtres. Les promesses n’ont pas été tenues !

– N’êtes-vous pas un peu trop dur, Excellence ?

– Oh non, sûrement pas, Commandant ! Mon arrière-grand-père a laissé de nombreuses notes personnelles là-dessus. Il a eu la chance d’utiliser les deux réseaux. Je sais donc de quoi je parle.

– Ce ne pouvait être que la perception d’un utilisateur d’un autre temps, après tout !

– D’un autre temps ! Je vous donne son IP à l’instant même et vous pourrez rentrer en contact avec lui pour en discuter. Vous verrez alors s’il s’agit d’un utilisateur d’un autre temps !

Tarmut ne s’aventura pas à réclamer le numéro d’Identité Protonique ou IP de ce bisaïeiul.

* * *

Rodhus observa le tueur. Celui-ci venait de contourner le petit monticule de détritus derrière lequel il s’était abrité. Posément, l’ashpinpin l’avait pris en joue. Les blousons doublés d’un alliage spécial avaient caché la présence des désintégrateurs à la vision protonique de Rodhus.

Rodhus n’était pas armé. Son pistolet Akkord-4 se trouvait encore dans l’une des poches revolver du turboporteur de Morane. Le Grand Conseil Interplanétaire avait interdit au CRII d’intégrer des armes à ses circuits protoniques par crainte du jour où il sortirait du contrôle de Jupiter.

Il lui fallait pourtant coûte que coûte contre-attaquer. Il ne pouvait laisser détruire Ramir, après Morane et le bondo. Mais d’abord, se protéger.

Le champ de force irradia tout le corps du major Rodhus 57AX. Cela ressemblait un peu à l’air chaud, émanant de l’asphalte, un ancien dérivé du pétrole, utilisé dans la construction des routes dans les années 2000.

Le major Rodhus 57AX venait de passer en mode robot. Les circuits contrôlant ses sens humains se désactivèrent. Ses rapports avec l’extérieur devenaient ceux d’une véritable machine. À présent, il était prêt à affronter les désintégrateurs Piomut.

Il ne fit même pas attention à la salve qui vint se heurter contre le blindage à toute épreuve que constituait son champ de force. Désormais insensible, il pénétra dans le feu, au milieu de l’acre fumée.

Rodhus 57AX ne pouvait pas toucher à Ramir. Son champ de force l’aurait brûlé vif. Il repoussa donc du pied tout ce qui se consumait à côté de Ramir.

Les tirs avaient repris, avec encore plus d’intensité. Rodhus 57AX n’avait aucune marge de manœuvre. Le feu revenait à la charge, léchant même un peu, le gilet bleu de Ramir. Il devait coûte que coûte enlever son compagnon de la pile d’immondices en flamme.

Mais auparavant, il lui fallait gagner du temps. Rodhus 57AX ouvrit autour de Ramir un cône de chaleur dont la base atteignait les nuages les plus bas. Très vite, il en magnétisa la paroi, et la fine couche ambiante de poussière toxique vint se fixer contre le cône. Sa densité était telle que la paroi du cône devint un mur indestructible, mettant Ramir à l’abri des flammes. Les nuages au-dessus du cône se condensèrent, et une fine pluie aspergea Ramir. l’empêchant définitivement de brûler.

Rodhus 57AX ramassa alors deux pleines poignées de déchets. Il les comprima fortement entre ses mains. Très vite, d’autres poignées de déchets rejoignirent les premières. Une boule compacte, de la grosseur d’une balle de tennis se forma, incandescente, avec la dureté d’un boulet de canon.

Un simple mouvement de poignet. Le projectile de détritus traversa à plus de cinq mille mètres secondes les cinquante pas séparant le major Rodhus 57AX de ses adversaires.

L’ashpinpin décolla du sol, un trou béant à la place du ventre.

Rodhus 57AX n’eut guère le temps de préparer un second projectile. Les autres assassins avaient déjà disparus à travers le champ d’immondices, comme s’ils étaient retournes à leur milieu naturel.

* * *

Rodhus retira de sa combinaison son Scraton-2000, le dernier-né des pistolets laser, une arme de guerre très légère, pourvue d’un chargeur de 2 000 coups.

Tout en parlant, il avait poussé Saphira avec fermeté au pied du siège, et s’abrita un peu plus. Il ne devait jamais oublier la vulnérabilité de ses circuits de communication aux rafales de désintégrateurs. Un défaut laissé intentionnellement par l’honorable Ytak. Sans doute, pour le cas où Rodhus serait hors de son contrôle, car sur Jupiter, tout le monde avait critiqué la décision du CRII de mettre en service ces espèces de surhommes aussi insensibles qu’incorruptibles.

Ils s’étaient à peine abrités qu’une rafale déchiqueta le gazon au-dessus d’eux. Les deux hommes tiraient avec précision, et semblaient bien connaître leurs armes.

Rodhus était beaucoup trop près de Saphira pour activer son champ de force. Il aurait mortellement brûlé cette dernière.

Le bruit sourd des rafales de rayons désintégrateurs se faisait entendre à une cadence plus accélérée. Rodhus repéra un troisième assaillant, venu rejoindre les deux premiers. Saphira et lui ne pourraient pas rester là très longtemps. Il fallait faire place nette, et rapidement.

– Commandez-moi vite trois autres métouias.

Saphira se tourna vers Rodhus, éberluée. Un feu nourri les clouait au sol. Elle explosa presque.

– Vous pensez à manger en ce moment ! À votre physique, on ne vous aurait jamais cru aussi… porté sur la bouche.

Polie, même sous l’effet de la colère et de la peur conjuguées.

– Faites ce que je vous demande. Je n’ai pas le temps de vous expliquer.

Le ton était sans réplique. Saphira obéit de mauvaise grâce. Seule la table placée à côté d’elle n’avait pas encore été atteinte.

La commande arriva instantanément.

Rodhus renversa par terre le contenu des trois assiettes. Elles rejoignirent les deux autres livrées avec la première commande de Rodhus et de Saphira. Toutes les cinq furent méthodiquement nettoyées grâce aux lave-mains. À l’aide des fourchettes, il fabriqua un assemblage dans lequel les assiettes étaient placées tel un jeu de miroirs, à des angles variés.

– Ces assiettes sont faites de migintale, expliqua-t-il à Saphira qui le regardait faire avec étonnement. C’est un alliage qui réfléchit les rayons des désintégrateurs sans les altérer.

Rodhus calcula minutieusement l’orientation de chaque assiette et remonta son assemblage au-dessus du trou où ils s’étaient abrités.

L’apparition de l’incompréhensible assemblage sur le monticule engendra une courte trêve, puis, l’un des assaillants appuya sur la détente de sa machine de mort, croyant prendre pour cible, Rodhus, ou la fille. Il sembla pris d’un vif sursaut, s’illumina puis devint tout noir.

Déjà, le vent léger dispersait ses cendres. Rodhus venait de retourner le rayon dévastateur à son expéditeur. L’homme fut carbonisé par son propre désintégrateur. Rodhus mit à profit la surprise des deux autres. Sa tête apparut en même temps que sa main à la surface du monticule.

Une fraction de milliseconde, pour évaluer la situation. Son doigt pressa deux fois sur la détente. Avec ta même précision les deux fois.

À cette distance, Rodhus aurait pu atteindre un plancton en plein noyau.

Les deux ashpinpins tombèrent par terre, transpercés par les rayons du scraton-2000.

– Restez là jusqu’à ce que je vienne vous chercher, dit-il à Saphira avec autorité.

* * *

Rodhus attendit, espérant obtenir d’autres informations de l’homme.

– Tu n’as jamais volé de ta vie ? fit 909.

Il semblait regretter de n’avoir pas le temps de s’amuser avec Rodhus, comme un chat avec une souris à demi morte. Le même courage, au service de la même cause.

– Non, et vous ?

– Moi, si. Mais sans quitter le sol !

L’homme s’esclaffa à nouveau.

Soudain, Rodhus perçut nettement l’intention de l’homme d’appuyer sur la gâchette du pistolet dans la seconde qui suivait.

Cette capacité de percevoir l’acte avant sa réalisation, Rodhus n’était pas en mesure de dire si elle avait réellement été programmée dans ses circuits avec la connaissance de l’aïkido, cet art martial japonais basé sur un haut niveau de spiritualité. Il pouvait être simplement le résultat de la lecture des informations données par les diverses déformations et transformations des muscles du visage de son vis-à-vis.

Quelle partie de ses circuits lui avait ainsi indiqué le moment précis où son adversaire voulait le tuer ? Rodhus ne pouvait le déterminer. Encore une lacune sûrement laissée intentionnellement par le CRII.

Rodhus n’attendit pas.

Son pied gauche glissa très légèrement en avant vers la droite du tireur. Rodhus attrapa en même temps la main droite de l’homme, bloquant ainsi tout mouvement de sa part. Il pivota avec lui vers la droite, l’entraînant dans une véritable spirale. Brutalement, Rodhus inversa la direction du déplacement. Il terminait ainsi son taï-sabaki [1] par un imparable kote-gaeshi [2]. L’homme ne put résister à la douleur de son poignet retourné. Il s’envola de lui-même par-dessus le balcon.

Rodhus était toujours surpris par l’efficacité des mouvements d’aïkido, art martial créé par lîe Maître Morihei Ueshiba au début du XXe siècle.

* * *

– Attention, il y a du monde, cria le petit robot.

DD-008 fit jaillir la lumière. Il n’était pas armé, mais venait de réduire reflet de surprise pour ses compagnons.

On était bien loin de C-3P0 et de R2-D2, les sympathiques petits robots de la Guerre des étoiles. DD-008 avait de grandes dispositions pour la trahison. Un véritable humain.

Rodhus, allas Delador, se tenait à moins de trois mètres de ses visiteurs. Maintenant, il comprit pourquoi, de la chambre à coucher, il n’avait pas pu voir ce qui se passait dans le vestibule, et comment le système d’alarme fut mis hors d’usage. En se retournant, il avait aperçu sur la poitrine de DD-008 la faible lumière d’un émetteur d’ondes holociques. Ils avaient aveuglé Rodhus dans la nuit, l’empêchant de voir les intrus.

– La toile pour mesure, Messieurs. Puis-je vous être utile ?

Le groupe le regarda un instant avec ahurissement. Cette rencontre avec le maître de maison n’était pas prévue.

– Flinguez-le !

L’ordre venait du petit homme malingre. Il réagissait d’instinct. On ne lui avait pas appris à battre en retraite devant un homme en apparence désarmé. Il ne comprenait peut-être même pas que pour l’accomplissement de sa mission il fallait préserver la vie du maître de maison.

Il n’eut guère le temps de tirer. Rodhus visait la tête lorsqu’il appuya sur la détente. Il avait reçu des instructions pour être juste et efficace, deux concepts parfois incompatibles, mais cet équilibre-là, il l’avait toujours réalisé.

Rodhus connaissait parfaitement la cruauté qui animait ces semeurs de mort violente. Il avait appris que la justice n’était qu’un sens humain de l’équilibre. Il payait avec la monnaie qu’il recevait: la mort.

Le scraton-2000 au laser, qu’il avait garde caché derrière son dos, s’illumina. Le rayon transperça la tête de l’homme, au-dessus de l’œil droit. La chair grésilla encore longtemps après l’apparition du minuscule trou noir. Le petit malingre s’affaissa sans un cri.

Rodhus faisait déjà face au deuxième tueur. Il allait presser la détente lorsque, soudain, le petit robot chargea. Le mouvement était trop rapide et imprévisible. Rodhus bondit en arrière, évita le contact, mais le bras du robot, maintenant prolongé d’une courte baïonnette heurta violemment son pistolet laser.

Les deux athlètes à la fois le tenaient déjà en joue.

Rodhus pressa sur la détente du scraton-2000, visant le premier gorille. L’arme ne fonctionnait plus.

Sans perdre une milli-seconde, Rodhus prit appui sur le pied le plus avance et pivota. Son corps accomplissait un double Taï-sabaki dans la plus pure tradition orientale. Sans interrompre le mouvement circulaire du corps tout entier, sa main attrapa au passage un siège qu’il projeta sur l’homme debout près de la porte. La violence du choc assomma ce dernier. Il s’écroula dans un cri étouffé.

L’autre gorille tira très vite, mais trop tard. Rodhus achevait déjà son Taï-sabaki à l’extérieur du bras droit qui tenait l’arme, mettant ainsi son corps à l’abri.

Le tir du désintégrateur passa bien à côté de Rodhus, pulvérisant sans bruit DD-008.

Rodhus se baissa et saisit les deux jambes de l’homme à l’arrière, en dessous des mollets. Il se releva. Aikokyu-ho. [3] Les deux pieds du tueur quittèrent soudain le sol. Il retomba avec fracas.

Rodhus répondait au coup par coup. Il n’était pas programmé pour se conduire en sportif en ce moment précis.

Il l’accompagna naturellement dans sa chute et tomba sur lui. Le crâne de l’homme ne résista pas aux 140 kilos de métal, de composants protoniques et d’éléments biochimiques de Rodhus 57AX.

Le premier gorille s’était maintenant relevé, très vite remis de son violent contact avec le siège. Son désintégrateur Piomut avait glissé sous un meuble. Sa main droite était à présent prolongée d’un poignard commando de quinze centimètres. Une arme dangereuse.

L’homme semblait bien entraîné. Toute son attitude indiquait qu’il visait la tête. Il cherchait visiblement à attirer l’attention de son adversaire dans la mauvaise direction. Rodhus ouvrit sa garde, incitant ainsi l’homme à l’attaquer.

Le tueur ne put se retenir. Il avait delà replié le bras et fonçait, tête baissée, dans le piège. Le poignard plongea, cherchant l’abdomen, comme Rodhus s’y attendait.

Il n’eut guère le temps de frapper. La réplique fut trop rapide. Rodhus para le coup meurtrier de la main gauche en se déplaçant vers la droite. Implacable, son poing droit trouva le plexus pilaire.

L’homme ouvrit la bouche pour attraper une ultime bouffée d’air. Il ne la referma plus jamais.

Rodhus accomplissait un rite. Il enchaîna d’un shio-nage [4] en pivotant vers l’extérieur autour du bras de l’homme et exécuta sa projection.

Le corps décrivit un arc de cercle parfait et termina brutalement sa course au sol déjà insensible à l’atémi qui lui labourait la gorge.

Rodhus prit la pastille encore entre les mains du petit malingre. Le robot était totalement détruit, et ne pouvait plus lui apporter aucune information.

Il fallait éviter que cette histoire ne dévoile sa véritable identité. Il laisserait croire que c’était le robot ménager qui avait engagé le combat contre les assaillants et qu’une suite d’accidents s’ensuivit. Il maquilla la scène en conséquence. Personne n’irait croire que Delador se serait opposé même à un seul de ses agresseurs.


Notes:

1. Déplacement du corps en aïkido. [retour au texte]

2. Projection en aïkido. [retour au texte]

3. Projection d’aïkido. [retour au texte]

4. Saisie de poignet et prise d’aïkido. [retour au texte]


Ces extraits, lus par l’auteur, sont tirés de Rodhus 57AX, Tolérance zéro, de Schiller Jean-Baptiste, publié à Port-au-Prince aux Éditions Narénia, 2001, pages 14-16, 40-42, 74-76, 101-102 et 153-157.

© 2001 texte de Schiller Jean-Baptiste ; © 2020 Schiller Jean-Baptiste et Île en île pour l’enregistrement (audio, 15:36 minutes)
Enregistré au Caffè Dell’Artista (qui existait encore à l’époque, sur l’avenue Greenwich) à New York le 17 juin 2004
tous droits réservés


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mis en ligne : 10 octobre 2020 ; mis à jour : 28 octobre 2020