Gérard Étienne, La Charte des crépuscules


(extrait)

Et que suis-je en toi pour une parole si décousue
le temps qu’il fit tu t’en souviens
du couvre-feu sur nos silences

Je marchais j’avais peur je tremblais
et maman se traînait dépossédée et vide
nous n’avions pour miséricorde
qu’un morceau de maïs ou quelques cris de tendresse
à peine bourdonnant aux flancs des montagnes
nous avions faim nous avions soif
et nos désirs croisaient un parfum de terre

et que suis-je en toi pour une parole si décousue
la misère qui hurlait tu t’en souviens
dans ma ville natale agenouillée et vide

or au milieu de la nuit la mitrailleuse parlait
elle parlait dans ma chair dans mes nattes dans tes yeux
elle ne répondait qu’aux gémissements des pauvres
qu’aux signes qui paralysaient le vol des oiseaux
alors je criais pour me débarrasser des poux dans mon cerveau
Je me tordais et je te regardais
négresse ouvrant à l’espace ses jambes de marbre

alors je mangeais mon impuissance
de laisser ainsi piller la nuit
Je t’embrassais et je disais maman
comme hier et aujourd’hui
qu’il faut nourrir cette image broyée
torturée au plus profond de sa poésie

et que suis-je en toi pour une parole si décousue
des hommes ont mangé notre chair tu t’en souviens
personne n’a trouvé son double dans la foule anonyme
Pourtant tu donnais aux raisons la forme de ton corps
tu donnais le songe qui passe sans bruit dans le sommeil

le fer à repasser qui nous faisait manger
les crampes de Ruth ma sœur des paniers de charbon
jusqu’à l’odeur des crabes dans notre désespoir
tu donnais ton courage
pendant que les voiliers agonisaient au loin
que des travailleurs de la Shada apprivoisaient le froid
que mes petits camarades le cœur dans la boue
faisaient mordre la poussière à un vieux colonel
tu donnais tu saignais Ô ma plaie
le désespoir fait aujourd’hui incendier la baraque

et que suis-je en toi pour une parole si décousue
je fabrique des mots à même ma solitude
et tes yeux affamés dessinent des rivières
J’entendais dans la nuit brailler un poitrinaire
des morts dansaient autour du corbillard
tu lançais des mots vêtus de désespoir
pour promouvoir l’aurore qui tardait à venir
j’avais défait mon double blotti contre ta poitrine
un peu à la manière d’un rayon contre la piste
j’avais dompté ma fièvre
j’avais piqué ma plaie
et la mer entrait dans mon cœur de silence

et que suis-je en toi pour une parole si décousue
torturé que j’étais torturé que je suis
on a franchi le temps et l’amour dans la faim

Même au creux de l’arbre avant que se meure
ton visage de charbon qui trinque avec le rêve
avant que se détache des ténèbres sur nos mains
la vérité qui dit pitié de ceux qui tombent
je ferai le serment d’écrire mon sang sur la plaine
où chaque cri d’oiseau réduira l’espace de la mort
car j’ai beaucoup appris du mystère des silences
le verbe se marie à la pierre et le souffle aux lumières
une feuille rabougrie empreinte de ma forme
est devenue pour moi un rameau de Pâques

Si je ne suis pas du nombre des élus
que mon nom soit au moins sur la liste des cadavres
puisqu’après tout mes doigts ont violé ton histoire
ma névrose aura couronné tes matins
je veux le garder pour l’instant dans ma gorge
pour qu’en éclatant ce cri renverse les mornes
et te fasse camper dans le bleu du drapeau

et que suis-je en toi pour une parole si décousue
Des chevaliers de la plaine sont attendus au carrefour
pour dégonfler l’ennui de l’angoisse qu’il contient

Nous voici aujourd’hui terre devenue femme
crachant sur le ciment le catéchisme du Chef
crachant sur le passé ce morpion à vomir
chaque fois que nous les entendons
sabre aux reins multiplier la mort dans la prison
en califourchon sur le corps d’Elisabeth
en Rois-minuit pillant la poésie de Josué
chaque fois que la terre regorge de notre sang
et que nous entrons dans la légende
héros de l’impuissance le bréviaire à payer

Et moi je dis qu’il faut crever la plaie
et ouvrir le ventre du monstre
et faire tomber le tonnerre
puisque dans la rivière
nous avons fait des hommes aux veines d’acier
puisque nous avons régurgité le temps
ou toutes grimaces de la bête dans l’antre du palais
Je dis donc qu’il faut couper les rayons du soleil
car au milieu des flammes de la révolution
nous fabriquons des paradis

à même nos images d’esclaves
Ouvre grande la marche
et que ça saute
Les enfants dans la plaine
embrassent déjà l’horizon.

Il neige dehors. Des Haïtiens esclaves, enchaînés en République dominicaine, entrent dans ma chambre. Ils ont dans leurs vareuses des dizaines de squelettes. Des réfugiés haïtiens entrent aussi dans mes pleurs. Ils ont des dents cassées, des bras coupés; ils portent leurs tripes dans les cheveux. Du haut du plafond s’élèvent leurs complaintes et leur sueur puante reflue vers l’impuissance grandissante de mon portrait.

De cette colonne de chairs mortes qui envahissent ma chambre se détache une vieille négresse. Le jour se rétrécit dans ses yeux au fur et à mesure que les dragons du Chef plongent leur poignard dans la poitrine de Jacques-Stephen Alexis le Révolutionnaire. Elle refuse de livrer son mystère, ce ventre famélique où s’étirent des chenilles avides de sang.

Un ancien secoueur de la rosée me prend à témoin. Il danse autour d’un cercueil; il casse des sons comme si sa voix rouée de fourmis et de guêpes allait faire tomber les madriers de la maison. Alors je mords encore une fois mon impuissance. Alors je vomis encore une fois mon impuissance. Esclaves et réfugiés me renvoient à mes laideurs de nègre intellectuel, à tous les principes qui font de moi un magicien du verbe pris au piège des mots

mais je hurle
mais je souffre
et la misère
et le crime
car ça vous fait péter la cervelle
l’amour aussi
l’illusion de croire
qu’on sert à quelque chose de ce côté du monde
car ça vous fait marcher dans la honte
tous ces mots
pour les jardins de rosés de la fille du roi
tous ces morts
pour les esprits vaudou du président

Donc il neige dehors
ils sont dans ma chambre
des monstres que des hommes ont créés
Et des monstres
ont dévoré ma race mon portrait
Ils ont déchiré mon âme
qui marchait à côté d’une pauvresse
Ils ont englouti les matins
non une histoire à rebours
et ils ont frappé à la porte de ma chambre
jusqu’à ce que tombe le rideau
sur la comédie des monstres

Il neige dehors
Tu sais bien Jean-Robert Deschênes
que le rêve du grand soir a germé
que notre lanterne dans les rues
les pouilleux des quartiers pouilleux
les mille-pattes porteurs d’antennes
ont coupé le courant qui nourrit le pouvoir

Tu sais bien que ce canot-là ne partira pas
Ceux qui devaient partir sont restés
un boucan à la main
pour saluer la prophétie du poète

Il neige
Une nouvelle crampe à l’estomac
me fait serrer les dents
ma cage ma révolte
cette nièce qui vient de débarquer à Moncton
les os sur la peau
rien pour rattraper la réalité
diluée dans les contradictions de l’esprit
et dans ces puits de morts
où viennent renaître les Saints du Général

Il neige dehors
Ma cage se referme
lourde et sans remords


Cet extrait de poésie est tiré du recueil, La Charte des crépuscules (1960-1980). Moncton (Canada): Éditions de l’Acadie, 1993: 207-213.

© 1993 Gérard Étienne
© 2003 Gérard Étienne et Île en île pour l’enregistrement audio (12:15 minutes)
Enregistré à Montréal le 3 juin 2003


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mis en ligne : 16 juin 2003 ; mis à jour : 26 octobre 2020