Geneviève Gaillard-Vanté, Ombres du temps


(extraits)

ombres et couleurs

Sur le plan ethnique, notre pays ayant été un carrefour au sein des Amériques, un brassage considérable de différentes races y vécurent. Mes ancêtres, des deux côtés de diverses origines, firent de moi une métisse au teint basané, d’un sang superbement mêlé de nantais, de béarnais, d’anglais, de danois, d’américain et incontestablement de la souche africaine. Quelque part très loin l’un d’entre eux venait même de la Perse !

Les premières années de mon enfance, nous habitions en famille chez les parents de ma mère. Ceux de mon père, avaient quitté notre monde bien longtemps avant ma naissance. Mes grands-parents maternels étaient propriétaires dune chaleureuse demeure qui dominait la baie incomparable de Port-au-Prince. « Ce que tu vois là Sophie, est encore plus beau que le Golfe de Naples », me répétait souvent mon adorable Grand-père : « Même la baie d’Alger ne m’a pas autant impressionné ».

Du style « Gingerbread » particulier aux Antilles, notre maison était entourée de charmilles, de palmiers, et des plus admirables fleurs tropicales. Comme beaucoup de maisons dans les Caraïbes, la nôtre, décorée de dentelles de bois, avait de très hauts plafonds, de même les portes et les fenêtres. « Un style original alliant son imposante apparence à la fantaisie de l’exotisme. » L’étage supérieur entouré d’un immense balcon recouvert d’où se voyait le port, reste dans mon esprit, immuable. Demeure témoignant du passé, l’habitation peinte d’une blancheur immaculée était enjolivée de corniches, de tourelles, de balustrades, et pourvue de lucarnes de ventilation. Un jardin évoquant la Provence s’étendait à perte de vue jusqu’au flanc du morne bleu verdoyant. Les arbres majestueux du jardin veillant sur notre demeure étaient vieux d’au moins un siècle, d’après mon Grand-père.

Une longue allée de gravillons bordée de fleurs d’hibiscus contournait notre demeure enchantée; là où l’eau, les parfums et l’ombre étaient des éléments essentiels. Près de l’immense portail en fer merveilleusement forgé, trônait une élégante fontaine baptisée « La Fille aux Canards ». Elle avait été ramenée sur un immense bateau de croisière par le père de ma grand-mère à l’époque où il occupait le poste de Consul de France. La fontaine ne fonctionnait que les dimanches et les jours de fête. Du bec du plus grand canard, et du large panier de la statue, jaillissait l’eau qui retombait dans le grand bassin, le clapotis évoquant alors une osmose avec la nature. Illuminée, elle était encore plus belle… Les portes persiennes de la cuisine immaculée, d’où se dégageaient des effluves de fines herbes ou d’agrumes, donnaient sur une immense galerie qui longeait la salle à manger et le salon aux hauts plafonds recouverts de cèdre. Aux murs de l’imposant escalier, étaient suspendues les photos d’habitations seigneuriales ayant appartenu aux membres de notre familles venues de France, de nombreux portraits encadrés aussi de tous ceux-là à qui nous devions la vie. Immortalisés dans une rare élégance, ils étaient, la plus part, descendants de marquis ou de vicomtes de l’ère pré-napoléonienne. Le bisaïeul créole originaire de la Nouvelle-Orléans de qui je tenais une ressemblance frappante, était là aussi.

C’était une maison où l’on aimait lire et écrire… Du papier, des crayons et des stylos multicolores traînaient ça et là… Quant aux livres, ils envahissaient l’espace, s’empilant partout sur des étagères arrivant au plafond. Tout avait été conservé : les carnets, les lettres, les manuscrits d’autres ancêtres… Leurs œuvres, leurs mémoires aussi…

Les pièces de l’étage supérieur ouvraient sur des balcons également recouverts de tôles, envahis de bougainvilliers cerise. Des hauts plafonds des chambres embaumant après les pluies la citronnelle, retombaient de vaporeux rideaux blancs, pour nous protéger des piqûres d’insectes. Les nuits de décembre offraient à notre admiration un ciel parsemé d’étoiles scintillantes, faisant ressortir aux heures de pleine lune la silhouette des cocotiers. Une lampe à huile en argent reflétait les ombres du soir, tandis que mes grands-parents, au piano à queue noir, faisaient résonner à tour de rôle, de manière émouvante encore et encore, Cavaliera rusticana, l’œuvre immortelle de Mascagni. Au crépuscule se répandait le parfum magique des Ylang-ylangs. D’autres nuits, des gouttelettes de pluie frappant la toiture de tôle par temps d’orage soulevaient une forte odeur de feuillage et de terre. Et le rythme mystérieux des tambours venant de loin me berçait pour m’emporter dans des songes prodigieux ; le chant des coqs annonçant l’aurore et l’arôme enivrant du café nous envahissant au réveil me rappelaient que ma vie n’était pas un rêve.

Il pleuvait rarement durant la journée sous les tropiques où les saisons varient à peine. Toute l’année les feuilles bruissaient doucement favorisant un concert infini d’insectes, de grenouilles et de cigales, le roucoulement incessant des tourterelles… La dégustation des jus de mangues ou de grenadine servis dans des timbales aux rebords givrés de sucre était toujours bien accueillie les jours tièdes où mon père m’apprenait à longer à grandes brasses l’immense bassin ; suivie des déjeuners gourmands de Mémé à l’ombre des manguiers à écouter la musique naturelle de l’eau sous la tonnelle envahie par une glycine. Et tandis que la brise chantonnante de l’après-midi venant de la mer parvenait jusqu’à nous, le répercutant avertisseur transmettant le signal de départ des paquebots nous annonçait leur éloignement du port […]. Son vibrant, ancré à tout jamais dans ma mémoire.

inévitable destin

Plusieurs heures s’étaient écoulées, depuis que je m’étais attablée au vieux café de Madrid. À sombrer dans la nostalgie, à rêvasser aussi à mon innocence d’autrefois et à la délicate silhouette d’adolescente qu’un jour j’y avais laissées… Les images s’étaient enchaînées, tant de souvenirs m’étaient revenus. Des images me parlant de ma vie. Des ombres immuables aux couleurs et aux effluves du temps, anéanties dans l’oubli. D’autres temps déjà lointains si merveilleusement retrouvés, ramenant les instants heureux d’hier. Toute ma vie… Devant moi éparpillées, les notes contenant les points essentiels qui m’aideraient à terminer mon premier livre. Je songeai alors à mon cahier rouge, où sommeillaient tant d’émotions de jeunesse, immortalisées quelque part dans un coffre… Manuscrit, qu’un jour j’avais envisagé de détruire ! Était-ce par crainte, qu’il soit parcouru par un autre regard ? Acte d’une ultime désinvolture, qu’aujourd’hui, je ne saurais me pardonner… Arrivée au seuil d’un autre destin, mon avenir était-il en suspens ou en chemin vers un évènement extraordinaire ? Et tous ces mots magiques m’arrivant de loin, n’arrêtant plus d’accourir en avalanche et qu’avec avidité j’étalais maintenant noir sur blanc ? Toutes ces phrases découlant si vite, qu’à peine j’arrivais à retenir ! Était-ce la recherche de l’absolu ? D’une place dans la lumière ? Par exorcisme peut-être ? C’était bien plus que cela. Pour m’éviter de perdre la raison, finis-je par m’avouer, payant la note de mon énième café, sans oublier les bouts de papier que j’avais empilés sous le cendrier. Je le savais maintenant : avant longtemps je le terminerais, ce livre. Celui du temps perdu, des belles saisons écoulées…

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photo de couverture © 2001 Geneviève Gaillard-Vanté (demeure construite à Port-au-Prince au flanc du Morne l’Hôpital en 1912 pour le commerçant allemand Gustav Keitel par l’ingénieur Léon Mathon).


Lus par l’auteure, ces deux extraits du roman de Geneviève Gaillard-Vanté sont tirés de son roman, Ombres du temps, publié aux éditions Deschamps à Port-au-Prince en 2001 (pages 31-35, 179-180). Les intertitres sont ceux des chapitres dans lesquels figurent les extraits.

© 2001 Geneviève Gaillard-Vanté ; © Geneviève Gaillard-Vanté et Île en île pour l’enregistrement audio (5:20 minutes)
Enregistré à Port-au-Prince, le 10 juin 2004


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mis en ligne : 7 septembre 2003 ; mis à jour : 24 décembre 2020