Gary Victor, 5 Questions pour Île en île


L’auteur le plus lu en Haïti, Gary Victor répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 21 minutes réalisé par Thomas C. Spear sur la terrace de l’hôtel Oloffson à Port-au-Prince (le 10 janvier 2009) avec une partie tourné à Montréal (le 20 novembre 2009).
Caméra : Kendy Vérilus.

Notes de transcription (ci-dessous) : Fred Edson Lafortune.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Gary Victor.

Notes techniques : vous noterez parfois une image floue, et des bruits ambiants de la terrace de l’hôtel. La quatrième question (« Mon œuvre ») a été tournée à Montréal.

début – Mes influences
01:44 – Mon quartier
03:54 – Mon enfance
05:36 – Mon œuvre
19:39 – L’insularité


Mes influences

Les romanciers du 19e siècle haïtien, tels que Justin Lhérisson et Fréderic Marcelin, pour leur regard critique sur la société haïtienne, surtout au niveau urbain. Les grands romanciers latino-américains, comme Jorge Amado et Gabriel García Márquez. Les Américains aussi, comme Frank Herbert, auteur de science-fiction.

Mon quartier

Carrefour-Feuilles m’a beaucoup marqué, le grand Carrefour-Feuilles qui comprend Bas Peu de Choses et Carrefour-Feuilles proprement dit. C’est là où j’ai grandi, entre le bidonville et la classe moyenne : un brassage social. Il y avait des écrivains, des peintres et de grandes équipes de foot. La musique et l’art étaient toujours présents.

J’ai vécu l’urbanisation sauvage du quartier, aujourd’hui très dégradé. Presque la moitié de Morne l’Hôpital est colonisé de bidonvilles. Mais ça reste toujours mon quartier, très convivial.

Mon enfance

Mon enfance, c’est Carrefour-Feuilles et des parties de cache-cache dans ce lieu, très vert à l’époque. Le temps que je passais à la bibliothèque de mon père a beaucoup marqué mon enfance. Quand il n’était pas là, je lui volais les clés et j’y ai passé des heures.

Je suis rentré très tard à l’école. Je bégayais et je n’ai pas fait la maternelle ; ma mère m’avait appris à lire et à écrire. Les meilleurs moments de l’école – que je vivais comme un enfermement – étaient quand mon père venait me chercher.

Mon œuvre

Ce qui a lancé mon œuvre a été la concentration que j’ai faite très tôt du décalage qu’il y avait entre ma vie à moi et mon propre pays. J’ai vécu dans un quartier de classe moyenne et dans une famille relativement protégée. C’est quand j’ai commencé à sortir de mon cocon familial que j’ai découvert mon propre pays, d’autres gens, d’autres façons de vivre et d’autres façons de penser. Très jeune, j’ai été choqué par ce décalage de vie qu’il y avait. Par exemple, vivre chez un paysan qui n’arrive même pas à manger une fois par jour, dormir et de passer la nuit avec une famille paysanne. Ce décalage qu’il y a dans mon propre pays m’a beaucoup interpellé.

Le pouvoir politique en Haïti m’a interpellé très tôt. J’ai écrit une nouvelle qui s’appelle « Quand la planète t’appartiendra »* qui a fondé tout ce que j’ai fait par la suite. Un matin, je quittais Port-au-Prince pour aller vers le Sud et il y avait un énorme embouteillage où personne n’arrivait à avancer. Et puis j’ai entendu des sirènes : c’était Baby Doc avec son cortège. En quelques secondes, le cortège passe dans l’embouteillage, je ne sais pas comment. Alors que nous, nous y étions bloqués pendant deux heures. Dans cette nouvelle, j’imaginais une grande autoroute à quatre voies qui était interdite à tout le monde, sauf au dictateur. À côté de cette autoroute, il y avait deux petites routes sur les côtés qui étaient utilisées par les citoyens. Il y avait un énorme embouteillage sur les deux côtés.

[Je n’ai pas commencé à écrire] parce que je voulais faire des chroniques ou des pamphlets politiques. Je crois plutôt avoir ressenti énormément de colère devant cet état de choses. Je me demandais comment font les gens pour accepter de telles conditions de vie, comment ils font pour se courber face à de tels pouvoirs et pour les reproduire. J’ai vite compris que le pouvoir ne se tenait vraiment pas par des hommes, mais surtout par un autre type d’homme qui est dans nos têtes, c’est-à-dire, les mentalités et les mythes.

Tout jeune, j’ai été fasciné par des auteurs anglo-saxons et américains (Philip K. Dick, Orson Wells…) qui ont beaucoup travaillé sur la problématique de la manipulation mentale et des rapports de l’homme avec le pouvoir. Je me suis ainsi lancé à écrire des textes de politique-fiction et des textes satiriques.

J’ai campé Albert Buron, un personnage qui est devenu célèbre en Haïti où je me suis inspiré des intellectuels haïtiens qui se disaient de gauche ou communistes et qui se comportaient dans la pratique comme des personnes de l’extrême-droite. J’ai publié Albert Buron qui a commencé à sortir dans les colonnes du quotidien Le Nouveau Monde, ensuite dans Le Nouvelliste. Et puisque j’ai campé ce personnage de l’homme de la classe moyenne aisée, un peu bourgeois (apparemment de gauche, mais extrême-droite dans la pratique), j’ai voulu camper un personnage issu du peuple. Pour créer Sonson Pipirit, je me suis inspiré de l’un des personnages de mon quartier à Carrefour-feuilles, Sonson, un jeune homme qui avait incendié un marché public en échange d’une demi-caisse de hareng séché. C’était la risée de tout le quartier qui savait que c’était lui le responsable. C’était au départ un simple lumpenprolétariat qui vivait pour son ventre, pour le sexe et pour quelques gourdes, mais j’ai fait évoluer le personnage qui va comprendre, au fur et à mesure, qu’il est manipulé. Je me demande qui – du personnage ou de l’auteur – est vraiment dans la fiction.

À l’angle des rues parallèles est une réflexion sur le rapport des gens avec l’imaginaire, et l’enfermement dans l’imaginaire. La Piste des Sortillèges est également une exploration de l’imaginaire, où l’imaginaire est une prison et le personnage cherche la porte de sortie. Sonson Pipirite part à la recherche de son ami Persifal.

Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin développe le rapport de l’intellectuel avec le pouvoir, un roman écrit à une époque où l’on avait une dictature qui essayait de se remettre sur pied en Haïti. Fascinés par l’argent et par le pouvoir, beaucoup d’intellectuels s’étaient aventurés à ce pouvoir politique morbide, qui dénie toute valeur à l’humain. C’est l’histoire d’un écrivain qui renie ses valeurs et ses principes, qui renie une promesse qu’il avait faite à son père, qui se vend au dictateur et qui est finalement rongé par le remords et sombre dans la folie. C’est également un livre sur les masques que nous nous revêtons au cours de notre vie. À force de revêtir des masques, on perd sa matrice et ce que l’on est vraiment. C’est un personnage en quête de lui-même.

Banal oubli est très important pour moi, une œuvre très complexe. C’est un roman où je parle de la question de l’oubli comme lieu de manipulation. Je pars de la métaphore d’un écrivain qui a oublié une partie de son passé alors qu’il écrit sur son passé. C’est aussi une réflexion sur notre propre histoire qui a été trafiquée quelque part. Souvent j’ai fait cette réflexion pour avoir vécu en 1986 le départ de Baby Doc qui a été dans les faits un coup d’État militaire orchestré par la CIA et par l’armée d’Haïti, mais trafiqué sous la forme d’une révolte populaire pour justifier la prise de pouvoir d’un groupe. La thèse de la révolte populaire est tenue ; personne ne parle de coup d’État militaire. C’est incroyable qu’en vingt ans, on arrive à construire un mythe qui est repris par tout le monde. Dans Banal oubli, je ressuscite la mémoire de grands chefs d’esclaves – Petit Noël Prieure, Sans Souci et la Modérance – qui ont été de vrais combattants de la liberté en Haïti contre l’armée française après le débarquement de Leclerc, et ils ont tous été assassinés.

L’histoire d’Haïti est aussi celle de toutes les révolutions où ceux qui ont combattu ne sont pas ceux qui en profitent. Mais on ne l’explique pas de cette manière. L’histoire, ce sont des mythes que les vainqueurs établissent pour justifier leur pouvoir. C’est ce que j’ai essayé de développer dans Banal oubli, où l’on retrouve également le personnage de l’inspecteur de police.

Les cloches de la Brésilienne est une plongée dans l’imaginaire d’Haïti où l’on retrouve la compétition entre les sectes, les religions et le vaudou, la problématique de la corruption et celle de la drogue. Le policier traîne son honnêteté après lui comme un moulin à ses pieds ; c’est un lieu où être honnête devient anormal, une corruption. Le vrai corrompu dans mes livres est cet inspecteur qui est, lui, honnête. Il est dégradé à un état a priori normal. J’écris donc l’histoire d’un corrompu du point de vue haïtien.

Dans Saison de porcs, je continue à écrire l’histoire de ce corrompu, de cet inspecteur de police. Il faut inverser les choses parce que dans le milieu haïtien, le corrompu est celui qui est honnête. On est dégradé quand on est honnête. Saison de porcs est donc une plongée dans le quotidien de Port-au-Prince dans sa frénésie, sa dégradation et dans sa folie avec la présence des sectes américaines et des parlementaires corrompus.

L’Insularité

Je n’ai jamais réfléchi à la question de l’insularité. De toute façon, Haïti n’est pas une île. On a la République dominicaine de l’autre côté. Et Haïti est grande, presque un continent ; pour aller de Jérémie au Cap, on met beaucoup de temps. La question de l’insularité ne se pose même pas.

Il y a des Haïtiens qui ne voient jamais la mer.

Sinon, beaucoup d’Haïtiens se déplacent à l’extérieur ; je ne crois pas que notre espace géographique crée un sens d’enfermement. Haïti n’est pas une île.

 

* nouvelle publiée dans Le Nouvelliste en 1985, reprise dans Nouvelles interdites, tome 2.


Gary Victor

Victor, Gary. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Port-au-Prince et Montréal (2009). 21 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 1er juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 16 février 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Kendy Vérilus.
Notes de transcription : Fred Edson Lafortune

© 2010 Île en île
tous droits réservés

Cet entretien est étudié dans une série éducative faite en co-production (Île en île et TV5Monde) pour les étudiants en FLE, avec des fiches d’activités. Voir Gary Victor, romancier.


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mis en ligne : 16 février 2010 ; mis à jour : 27 septembre 2021