Ernest Pépin, 5 Questions pour Île en île


L’écrivain Ernest Pépin répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 43 minutes réalisé par Thomas C. Spear à Fougas-Lamentin (Guadeloupe) le 16 juillet 2010.
Caméra : José Jernidier.

Notes de transcription (ci-dessous) : Gary Klang.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Ernest Pépin.

début – Mes influences
06:58 – Mon quartier
13:51 – Mon enfance
22:43 – Mon oeuvre
32:07 – Le responsable culturel
38:35 – L’insularité


Mes influences

Pour Ernest Pépin, fils d’enseignants « à l’ancienne » (son père dirigeait une école et sa mère enseignait le français) et d’une discipline très stricte, les livres étaient des refuges, des fenêtres et des voyages. Très jeune, il lit les classiques français, dont Rostand, Verne, Balzac… Vivant à l’intérieur de l’établissement scolaire, il dispose de la grande bibliothèque à l’école et passe son temps en compagnie des grands auteurs. Très tôt, c’est un grand lecteur.

Il les aime, mais une rupture se produit en lui vers 16 ans, après la lecture de Et les chiens se taisaient, d’Aimé Césaire qu’un ami, Yvon Desjardin, lui recommande. Pépin, qui entre à l’École Normale et qui se passionne pour Rimbaud, Verlaine et les « poètes maudits », découvre un autre monde, une autre façon d’écrire. Ce texte a bouleversé sa vie. Comme un coup de bambou, il découvre le colonialisme, la négritude et la condition des noirs, la Caraïbe (dont on ne parlait pas à l’époque). Cela déclenche une passion pour l’oeuvre de Césaire.

Il recherche alors les écrivains noirs américains, africains, caribéens. Chester Himes le marque en particulier, pour le côté virulent et sociologique qui va influencer l’écriture de L’homme au bâton et éprouve un amour particulier pour Chester Himes, le grand auteur de romans policiers américain. Parmi d’autres : Sembène Ousmane, Yambo Ouologuem (Le Devoir de violence), et des écrivains comme Sartre (pour la responsabilité), Camus et Damas. Il se sent plus proche de Camus que de Sartre, à cause de sa morale vivante.

Il aime les bons auteurs de la planète, qu’ils soient Japonais, Indiens, Sud-américains… Alejo Carpentier (« le maître »), par exemple, et Jacques-Stephen Alexis, surtout pour L’espace d’un cillement, qu’il considère comme un chef-d’œuvre. Il lit aussi, bien sûr, García Márquez et les autres grands écrivains d’Amérique latine. Mais il trouve que les auteurs caribéens et africains ne sont pas assez étudiés, d’autant que ce sont pour lui des « phares » (pour utiliser le terme de Baudelaire), ou des « constellations ». Pour contrecarrer cet affaiblissement de la littérature caribéenne et celui des consciences, il demande au président de la Région, M. Victorin Lurel, d’organiser le premier Congrès des écrivains de la Caraïbe [en 2008].

Mon quartier

L’entretien est filmé chez l’auteur à Castel-Lamentin. Lamentin est une commune de la Guadeloupe. La section où Pépin se trouve, et là où il est né, s’appelle Faugas. C’est la terre de ses grands-parents, et de leurs grands-parents. Il voue une passion à sa grand-mère, une personne très modeste (une amarreuse de canne), lavait le linge à la rivière, à 100 mètres de sa maison. Elle faisait de longues marches jusqu’à la rivière, avec une grosse bassine de linge sur la tête, ce qu’il raconte dans Coulée d’or. Cette rivière marque son enfance. Dans ce lieu très féminin (les femmes et les enfants), la science populaire passait : les anciennes donnaient aux plus jeunes des conseils, des remèdes pour les enfants malades, etc., une expérience humaine extraordinaire. Les enfants aidaient la mère ou la grand-mère, jouaient dans l’eau, cueillaient des fruits. Tout cela donne une notion d’enchantement liée à cette enfance.

C’était un monde rural. Ernest Pépin a passé son enfance dans les champs de canne. Comme le disait son père, le peuple guadeloupéen était des rats de champs de canne. C’était la base de l’économie sucrière. De ce milieu modeste, il fallait bâtir un monde. Il pouvait y avoir le tapin où l’on mangeait à midi, mais les gens vivaient de la terre. Le terrain [où il se trouve] était à l’époque un verger sauvage avec du café et beaucoup de fruits. Pour un enfant, qui courait et chassait les oiseaux, c’était paradisiaque, un lieu d’abondance. Il n’y avait pas de machines à laver, pas de supermarchés ; il y avait un autre rapport à la vie, plus proche de la vie et plus proche de la survie.

Souvenirs de familles très solidaires. Tout le monde se connaissait, s’aimait, se parlait, s’envoyait des « pé entél, sa ou fé ou la kote ou prale ». Aujourd’hui, la division, la solitude et l’individualisme règnent. À l’époque, si quelqu’un allait à Pointe-à-Pitre, il offrait de ramener quelque chose aux autres pour leur rendre service. Il y avait une économie du don et du contre-don, l’économie du troc : une igname contre une orange. Quand le paysan tuait le cochon – sa tirelire – les autres y participaient, achetaient de la viande par solidarité. Les gens s’entr’aidaient, parce que la vie était dure. Les gens se tenaient la main, se tenaient le coeur.

Il y avait des violences, aussi. Il a vu une fois un meurtre. Les tensions déclenchées par la misère transformaient de petits drames en tragédies.

Petit, il a donc une vision du bonheur comme de la douleur sociale, des gens qui avaient des plaies inguérissables, des « bobos » mal soignés. Un univers pittoresque. Avec sa philosophie d’appréhender la vie. Les « Moun Kastel » faisait un groupe ; les habitants de Castel avaient un lien avec la terre et avec l’histoire.

Les traces de l’histoire sont là. Sur le terrain à côté, il y a encore les traces des rails qui transportaient la canne à l’usine. Un peu plus loin, il y a une maison qui était la gare à l’époque. L’économie cannière façonnait la terre. Aujourd’hui, ça a l’air d’être de beaux jardins, mais la misère est inscrite dans cette terre.

Il lui est important d’être enraciné à cette terre héritée où il habite. Il n’y est pas seul. Il n’y est pas un habitant, mais un habité !

Mon enfance

Une enfance des années 1950 dominée par la grand-mère d’origine populaire et par la mère enseignante qui voulait faire d’Ernest un parfait petit Français, différente en cela de la grand-mère. Ernest Pépin sent donc en lui deux personnalités : le petit qui aimait les lettres et faisait ses dictées à la maison, et le petit sauvageon qui grimpait aux pruniers et aux manguiers, mangeant parfois dans les arbres avec son assiette en fer blanc.

Être déséquilibre et en équilibre, entre la Guadeloupe profonde – rurale, paysanne, populaire – et la Guadeloupe de la petite bourgeoisie.

Attachement profond à sa grand-mère. À cinq ans, il quittait le bourg de Lamentin pour faire les six kilomètres à pied pour voir sa grand-mère. Il avait ce besoin de son odeur, de son café, de sa façon de vivre. C’était une personne très fière.

Son père absent, car parti travailler à Paris, Ernest ne le verra qu’à l’âge de sept ans. Son grand-père, Réache Pépin, brisé par les travaux en faisant le canal du Panama, était déjà vieillissant.

Autre grand attachement à sa mère. Un univers féminin, donc, avec deux visions du monde différentes.

Enfant choyé, puisque l’aîné. Et tout le monde compte sur lui, qui est investi de cette responsabilité. L’aîné de cinq frères et sœurs, c’est le gendarme, le garant de l’harmonie des autres, le berger qu’il est resté.

Il regrette d’avoir vécu son enfance dans l’isolement. Il ne se mêlait pas aux autres enfants et jusqu’à ce jour il ne se sent pas à l’aise avec les gens, avec des groupes de personnes. Ayant eu cette expérience de jouer librement avec les autres donne par contre une approche plus audacieuse de la vie.

Pourtant, il a aimé l’école passionnément et devient professeur. Il vivait avec les revues que sa mère enseignante recevait, Amis-Coop (pour Coopérative) et L’ami des lettres qui faisaient sa culture générale. Il aimait ses enseignantes, comme il aime lui-même enseigner.

Mon œuvre

Pépin écrit par passion. Il commence naturellement par la poésie, renforcé par la rencontre de la poésie de Césaire. À l’École normale de Pointe-à-Pitre (en classes de seconde, première, terminale), il tient aussi un journal personnel – mal vu, comme activité dite féminine – qui le fait passer pour un personnage atypique auprès de ses camarades.

Il part étudier à Bordeaux, puis se rend à la Martinique en 1974. Il publie alors son premier recueil de poèmes : Au verso du silence.

Il écrit beaucoup de poésie et dit comme Césaire être fondamentalement poète, mais « pour le reste, je me prête à la gesticulation sociale » !

Il passe au roman lors d’un stage ennuyeux qu’il effectue à Paris. Il s’achète un « cahier d’écriture » avec des pages vierges, et rentre à son hôtel pour commencer ce qui sera son premier roman, L’homme au bâton, construit avec les faits divers et les légendes de sa Guadeloupe.

Si L’homme au bâton est plus spontané, son deuxième roman, Tambour-Babel est une oeuvre plus construite, avec des références et une architecture bibliques (le bon fils et le mauvais fils, l’héritage que l’on n’obtient pas, la Loi, l’arrière-pays de l’Afrique…).

Le Tango de la haine est un roman basé sur son propre vécu qui met en avant les relations homme-femme mal vécues dans la Caraïbe.

Son dernier roman [au moment de l’entretien], Toxic Island, paraît chez Desnel, un petit éditeur de la Martinique. C’est une analyse critique de la société guadeloupéenne – avec la tradition chez les femmes soukougnans) et la modernité avec les jeunes paumés qui se droguent) –, dans sa folie et dans sa dérive, de ses rêves d’indépendance…

Il met la dernière main à un texte poétique [Le soleil pleurait] sur le drame haïtien après le séisme du 12 janvier 2010. Il imagine un couple qui traverse Port-au-Prince après la catastrophe, relié à l’histoire du pays. Selon lui, il y a très longtemps que la terre tremble en Haïti : de faim, de peur, des macoutes, de tous les mystères accumulés par un peuple. Il s’agit d’une histoire d’amour, de désastre et d’espérance.

Le responsable culturel

Être responsable aux affaires culturelles au Conseil Général est une fonction difficile, car il y a tout à faire. Il n’existe pas assez d’infrastructure pour soutenir une culture ouverte. Par exemple, il n’y a pas de salle d’exposition d’oeuvres d’art par exemple.

Par rapport à la culture, deux visions prédominent : la traditionaliste et la moderne, avec davantage d’interrogation sur notre époque.

Sa fonction a fait de lui Monsieur Subvention, ce qui est un problème. Dans n’importe quel lieu public où il se trouve, on l’aborde pour lui rappeler une subvention à venir ou dont on a besoin.

Il voudrait décloisonner, réunir la musique, la peinture, la littérature. Définir un vouloir commun, artistes et collectivités ensemble, avec des objectifs précis.

Il y a tout de même une effervescence associative, une prise de conscience de l’intérêt que mérite la culture. Tous les élus parlent de politique culturelle. Mais la sélection des projets à agréer est difficile : la proximité crée des avantages pour travailler ensemble, mais crée également des suspicions.

C’est un métier enrichissant par le contact avec des personnes qui enrichissent sa vision de la Guadeloupe. Et par la création, de voir des projets se réaliser.

L’Insularité

Être insulaire, c’est être coupé du monde. On est dans un monde à part. L’insulaire se construit comme une forteresse, comme centre de lui-même. Du moins il en a la vocation et la volonté. Mais il regarde toujours l’horizon ; il rêve de partir. Derrière la mer, il y a quelque chose : le paradis, un autre monde, une fascination… D’où le complexe de l’insulaire qui doit assumer cette polarité où il est à la fois un monde en lui-même et obligé de composer avec cet autre monde. Même, entre Guadeloupéens et Marie-Galantais, il y a ce besoin d’affirmer cette différence fondatrice de l’île qui engendre ses propres références. Le monde est une sorte de présence-absence de notre désir. Il faut composer avec l’extérieur. L’île est bâtarde, veuve, apatride, parce qu’elle est une île. Le tourbillon du possible est plus prégnant quand on est insulaire. L’île crée un rapport particulier avec la mer et avec l’espace. Un pêcheur ne voit pas le monde comme d’autres personnes. L’insulaire a cet aspect d’homme riverain, entouré d’eau de mer.


Ernest Pépin

Pépin, Ernest. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Faugas-Lamentin (2010). 43 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 1er juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 30 octobre 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : José Jernidier.
Notes de transcription : Gary Klang.

© 2011 Île en île


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mis en ligne : 30 octobre 2011 ; mis à jour : 26 octobre 2020