Entretien avec Flora Devantine par Mahirava Toromona

Mahirava Toromona:  Vous avez beaucoup milité pour la condition féminine: Déléguée à la Condition Féminine, Déléguée d’Etat aux Droits des Femmes, membre d’associations féminines et culturelles. Pourquoi avez-vous travaillé au sein de ces associations et quel était votre rôle?

Flora Devatine:  En juillet 1979, le Président Giscard d’Estaing (Président de la République française, le premier à avoir mis en place un Secrétariat d’Etat à la Condition féminine dans toutes les régions de France) était en visite officielle en Polynésie, ce fut lors de ce séjour que la question de la désignation d’une déléguée territoriale à la Condition Féminine avait été posée aux autorités civiles, administratives et politiques du Territoire. À cette époque, j’étais en vacances en France, mais j’avais été informée par un responsable de l’Eglise Evangélique de Polynésie que mon nom avait été avancé, et comme je venais d’accepter la direction de l’Ecole Viénot de Papeete, il voulait m’assurer que l’Enseignement protestant n’y voyait pas d’objection, et j’ai été nommée. L’école au travers des enfants et des familles allait me servir de plate-forme d’observation et de sensibilisation aux problèmes sociaux, au rôle des femmes, des mères.

Il y avait alors à cette époque quelques associations féminines comme le Groupement de Solidarité des Femmes de Tahiti, Tutera’i Nui (noms de deux associations féminines), mais elles ne se rencontraient pas, n’étaient pas en contact. Mon tout premier rôle sur le Territoire a donc été de les mettre en liaison, et sur le plan régional, de faire accepter par la Conférence de la Commission du Pacifique Sud (aujourd’hui appelée la Communauté du Pacifique Sud, c’est un organisme régional à vocation économique, sanitaire, sociale, éducative, regroupant en son sein des représentants de tous les pays de la région océanienne) qui se tenait à Papeete, en octobre 1979, de prendre en compte la place et le rôle de la femme dans le développement de la région océanienne. Par la suite, le premier Séminaire des Femmes du Pacifique a été organisé en Polynésie française par la CPS (la Commission du Pacifique Sud). Pour les préparer à cet événement, les femmes de Polynésie issues des associations féminines, familiales, artisanales, des églises… avaient été invitées à réfléchir sur différents thèmes tels que la santé, l’emploi, l’éducation et la culture, notamment sur le rôle des femmes dans la transmission de la culture.

Depuis, plusieurs autres actions ont été menées dont la création au sein de la CPS du Bureau technique des femmes, et en Polynésie, la mise en place du Conseil des Femmes de Polynésie française (un regroupement des associations féminines, artisanales, familiales…) qui fut pendant de longues années présidé par Tuianu Le Gayic (une femme active, directrice d’école, présidente de plusieurs associations féminines, artisanales, maire de sa commune, conseillère à l’Assemblée de Polynésie).

Aujourd’hui, les femmes sont conscientes de leur place et de leur rôle dans la vie quotidienne, dans la vie publique… et dans la culture. Les Polynésiennes s’y engagent de plus en plus, comme Béatrice Vernaudon (une assistante sociale, chef des Affaires sociales, Ministre de la Solidarité et de la Famille, Conseillère à l’Assemblée de Polynésie, candidate aux prochaines élections législatives) qui présida le Séminaire des Femmes à Papeete et fut la première secrétaire générale du Conseil des Femmes. Pour aider les femmes, plusieurs stages avaient été mis en place dont celui d’information sur le fonctionnement des communes et leurs responsabilités dans la vie communale.

En tant qu’auteur bilingue, avez-vous les mêmes sentiments lorsque vous écrivez en français et en tahitien?

Ce n’est pas du tout le même domaine, ce sont deux espaces particuliers où le sujet ou l’objet détermine la langue et la forme.

Pour chanter ma terre natale, j’écris en tahitien et j’utilise des formes poétiques anciennes spécifiques à notre culture orale: le « fa’atara », le « paripari fenua »… ce dernier étant pour moi la plus noble des formes, chargée d’enseignement de l’histoire des gens et de la signification des lieux. C’est pourquoi ils apparaissent hermétiques à beaucoup d’auditeurs…

En français, tous les sujets peuvent être traités et en ce qui me concerne, ils le sont simplement, et le public,  francophone, est plus large.

En général, j’écris ce que je pense et ce que je me dis, mais quand il s’agit de texte à dire, je respecte le public, car j’écris aussi « à la demande »; c’est le cas des interventions: on me demande de traiter un thème particulier et je réponds, je m’impose de répondre à ces attentes.

Pour votre recueil de poèmes, Humeurs, vous utilisez un pseudonyme tahitien qui est Vaitiare (signature que l’on retrouve aussi dans vos remerciements à la fin de Tergiversations et Rêveries de l’Ecriture Orale). D’où vient ce nom?

Pendant les années où j’effectuais un travail de recherche de textes de tout genre en langue tahitienne, des documents écrits comme oraux, je me rendais chez les orateurs : en fait, je retournais à l’école des anciens. C’est d’ailleurs auprès de ces sages de l’oralité que j’ai appris ce qu’on appelle « te parau pa’ari » (« les paroles de sagesse’); ce sont eux qui m’ont formée. Et en 1970, c’était une femme, grande compositrice, que j’appelais « ma grande poétesse » chez qui je me rendais et qui m’avait baptisée ainsi. Vaitiare est le nom d’une terre, d’un ruisseau, d’une grande place ancestrale. Depuis j’ai gardé ce nom.

La plupart de vos écrits ne sont pas publiés. Pourquoi?

J’écris beaucoup, j’écris pour moi, et pour laisser des traces de ce que je ressens sur le moment. Et il y a aussi des textes qui ne sont pas publiables pour le moment, pas encore, parce qu’il y a un risque de décalage avec ce que peuvent penser les lecteurs, ce que je veux éviter ou refuse d’affronter, pour l’instant.

A ce sujet, je pense qu’un texte proposé par un auteur doit être publié sans subir de changement. L’auteur écrit ce qu’il pense, et si son texte est modifié, sa pensée n’est plus respectée.

Cependant, la publication est importante car elle rend accessibles les textes par lesquels l’auteur veut se faire entendre.

Vous donnez-vous un but en tant qu’écrivain?

L’être s’ouvre, se découvre à lui-même comme à l’autre à travers ses différents moyens d’expression, dont l’écriture. C’est pour cela qu’il est important d’écrire. Si nous voulons accéder à une conscience polynésienne, nous devons laisser des références, des repères, des traces écrites:  l’écriture est au centre d’une culture qui avance. Donc, j’écris et je pousse aussi les gens à écrire, à s’exprimer.

Comment vous est venue l’idée d’écrire Tergiversations et Rêveries de l’Ecriture Orale?

Ce livre est un témoignage des freins, des angoisses, des difficultés de l’acte d’écrire, et c’est la trace écrite d’une réflexion personnelle sur l’écriture.

Pour posséder une langue, il est important d’assimiler sa structure. Il en va de même dans « l’oraliture » où, pour acquérir le discours et sa structure, il faut « manger », assimiler les « puta tupuna », ces dits et ces écrits hérités de nos ancêtres.

Donc, pour asseoir la structure d’une langue il faut passer à l’écriture, et pour cela, nous avons besoin de repères et nous devons en laisser.

L’écriture naît de quelque chose, elle naît d’une terre: c’est un enracinement. L’écriture polynésienne a besoin de cet enracinement pour s’élever jusqu’aux sommets, vers ce « manteau de nuages », dont parle Marau Taaroa, (MarauTaaroa Salmon, auteur de Mémoires, avait été l’épouse de Pomare V, le dernier roi de Tahiti et dépendances) « manteau » que l’on doit écarter, retirer pour que le ciel soit sans nuage et la montagne, visible.

Dans certains de vos textes, vous mettez en avant le thème de l’enfant… Concevez-vous l’écriture comme un enfantement?

L’enfantement a une connotation de douleur: l’écriture fait souffrir, elle est souffrance, même pour le poète, et surtout pour le Polynésien. Nous avons des difficultés d’expression il est vrai mais également du fait que nous sommes amenés à exprimer, à étaler dans nos écrits ce que nous ressentons. À ce niveau, le Polynésien ressentira quelques difficultés et d’autant plus qu’il n’a pas l’habitude de faire étalage de ses sentiments.

Mais il est vrai qu’en relisant mes textes, je me rends compte que je parle beaucoup de l’enfant. Et si l’écriture a pu être ressentie comme un enfantement, c’est parce que l’écrivain a porté en lui cette création de son esprit, et il en avait eu un souci constant comme d’un enfant spirituel qui lui survivra après sa mort.

L’écriture est-elle une affirmation de soi en tant qu’être ou en tant que femme?

L’écriture est d’abord une affirmation de soi en tant qu’être humain. C’est ce que, dans un de mes poèmes, j’appelle de « l’êtrisme »: le problème de l’identité, de la femme, de la culture, ce n’est que cela. Il y va « de la survie de l’être ».

Quelle conclusion souhaiteriez-vous apporter à cet entretien?

Le chemin qui mène à l’écriture pour des peuples de l’oraliture est long. Pour ceux qui passent à l’écriture, il leur faut du temps.

En Polynésie française, pour comprendre la raison de l’apparition tardive de la littérature, il faut prendre en compte l’histoire, passer en revue l’économie et le développement de l’éducation avec l’ouverture de la première classe de 2° sur le Territoire en 1958!

Et les écrivains polynésiens d’aujourd’hui sont issus de cette première promotion et des générations suivantes!

Juin 2001


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mis en ligne : 1 février 2002 ; mis à jour : 29 octobre 2020