Daniel Maximin, La Genèse après l’exil… (entretien)

Entretien avec Daniel Maximin

par Yovan Gilles

Daniel Maximin:  Le discours sur les Antilles n’est pas toujours forcément fidèle à la réalité des Antilles.  Très souvent chez nous, en politique comme en littérature, nous manipulons un discours qui distingue l’être et le paraître. Il existe historiquement un discours à destination du maître ou de l’autre, un discours qui parle sous le regard de la maîtrise supposée.  Aux Antilles, on ne parlait pas entre soi, mais en sachant que l’autre écoute.  Cet autre, s’il est matérialisé par l’image du maître ancien, c’est bien parce que «l’Europe patrouille dans nos veines» comme l’a écrit Césaire.  En conséquence, il est impossible de prendre à la lettre les discours sur la Caraïbe parce que ce qui est dit l’est souvent pour cacher l’être véritable.  C’est là le propre de toute société qui s’est fabriquée sous le regard de l’oppresseur.  Le processus de résistance a consisté à ne pas dire clairement la vérité, parce que cette vérité fragile peut à tout moment être retournée contre ceux qui l’expriment.  Il y a donc chez nous des stratégies du paraître qu’il ne faut pas confondre avec la réalité de l’être.

Reconnaissance de la lutte des esclaves : armes réelles et imaginaires

Les Périphériques vous parlent:  Cette ubiquité de l’être et du paraître que vous évoquez, quelle en est l’origine historique du point de vue de la lutte des esclaves pour leur liberté?

D. Maximin: Il y a deux façons de créer des mondes et des peuples.  Par l’oppression et la résistance. Comment résister quand on ne jouit pas de la maîtrise des armes?  Sinon recourir à ce que Glissant appelle «le détour».  Pour l’esclave désarmé, l’affrontement direct avec le maître était impossible.  Il lui fallait, d’une part, détourner les armes du maître et, d’autre part, cacher ses propres armes.  Les luttes des esclaves ont ainsi épousé toutes les formes culturelles du détour et elles ont consisté à inventer des armes invisibles aux yeux du maître.  Or, les premières armes que le maître ne voit pas, ce sont les siennes qu’il croit à tort contrôler et posséder.  Un fusil appartient au maître tant que le résistant ne le lui a pas volé.  Et l’une des armes les plus efficaces, car les plus invisibles à l’oppresseur qui n’en a jamais en réalité la véritable maîtrise, ce sont les armes de la culture et de la création, imagination de la résistance et résistance de l’imagination.

Prenons la situation qui fut celle de l’Amérique noire où c’est avant tout par un déni d’humanité que l’on tenta de justifier l’esclavage.  Partout ailleurs, de l’antiquité la plus ancienne jusqu’à la colonisation contemporaine, l’esclave n’avait jamais été considéré comme un animal ou comme un bien meuble mais comme un être humain mis en esclavage.  Un humain que l’on peut certes opprimer, trucider, violer, mais en tant qu’être humain sur lequel on a un droit.  En Amérique on tenta au contraire de dénier à l’esclave le statut d’humanité.  Il était, en effet, difficile à un bon chrétien de vendre un être humain comme une chose.  Aussi fallut-il définir une sous-classe de non humains qui l’y autorisât.  Cette qualité particulière allait avoir des conséquences fondamentales quant à la nature même de la lutte menée par les esclaves noirs en Amérique.  L’esclave ferait usage de son humanité comme premier acte de résistance à l’oppresseur, en clamant son humanité.  C’est à ce titre que s’est faite la résistance à l’esclavage dans la Caraïbe comme en Amérique.  La proclamation par l’esclave de sa propre humanité spoliée précéda la dénonciation elle-même de l’institution de l’esclavage.  En raison de la gravité de sa condition, l’esclave a formulé l’état de non-esclavage comme un droit fondamental de l’homme.  Comment faire comprendre qu’il n’était pas un animal mais un vaincu sur lequel le droit du plus fort exerçait son emprise?

Ce déni d’humanité imposa une bataille sur le terrain même de l’humanité

Aussi cette caractéristique explique autant la naissance des sociétés du Nouveau Monde que le rôle capital de l’Afrique dans l’avènement des cultures qui composent l’Amérique d’aujourd’hui.  L’Afrique a souvent eu l’image d’un continent – victime de toute éternité, traîné de force vers le progrès et libéré le jour où l’Europe décida de transformer les esclaves en consommateurs de ses produits.  Cela émane d’une vision colonialiste occidentale: quand le maître veut encore garder un peu de maîtrise, il dit tout haut que c’est lui qui a libéré son esclave.  Or, la réalité historique est bien différente qui a vu l’esclave africain mener un combat au nom de l’humanité toute entière, un combat en tant qu’homme et pas en tant que nègre.  Prendre les armes du maître, c’était lui imposer de reconnaître sa propre fragilité d’être humain afin que le vivre ensemble fut possible.  Quant à ce métissage, s’il fut imposé au début par le maître, il fut revendiqué ensuite comme solution pour la vie commune, cela depuis le premier esclave voleur de fusil du maître jusqu’à Martin Luther King.

Nul ressentiment n’a jamais effleuré l’âme africaine, qui prescrirait – en cas de victoire du Noir sur le Blanc de mettre à son tour le Blanc en esclavage.  La victoire transforme bien souvent le vainqueur en oppresseur, mais dans ce cas précis la revendication de l’esclave fut toujours l’abolition de l’esclavage pour tous les hommes, le Noir comme pour le Blanc.  Les Européens savent que leurs plus grandes douleurs sont venues de leurs relations entre eux.  Une connaissance plus fouillée de l’histoire africaine démontre également que les douleurs les plus vives des Africains provinrent également de leurs relations entre eux et non pas exclusivement du capitalisme et du colonialisme.  Bien souvent, ces derniers ont été et sont encore les noms cachés d’oppressions locales qui y trouvent des alliés objectifs.  En transformant l’Afrique en continent d’élection des victimes de l’histoire, on a fini par travestir l’histoire africaine tout court, en lui déniant sa réalité humaine, son lot d’oppressions internes, ses  guerres, mais aussi sa vitalité  créatrice de peuples et de cultures, de religions, d’arts et de savoirs.  On a colporté l’image d’un continent de gens couchés envahis par des Européens qui seraient venus les ramasser.  Cette vision raciste est autant partagée par une partie des Africains qu’elle ne l’est par des Européens travaillés par la mauvaise conscience.  On oublie que la spécificité du combat contre l’esclavage a été un combat pour les Droits de l’Homme et non pas pour les droits du Noir.  J’aime à dire que nous sommes partis Africains de l’île de Gorée et que nous sommes arrivés humains en Amérique.  Car le déni d’humanité eut pour conséquence de faire perdre à chacun ce qui l’inscrivait dans une mémoire commune: le village, la famille, la religion, les croyances et la langue, éléments qui structurent tout être dans sa communauté. Le travail de l’Europe se voulait d’imposer l’oubli. Le résultat visé était de déshumaniser, de fabriquer des amnésiques, des gens qui n’ont personne à qui parler, ni dieux à prier, ni arts ni savoirs à partager.  Un orphelin ou un enfant du viol est-il forcément un vaincu et un perdant?  Telle est la question.  En tout cas l’Europe y a cru ferme.  Mais la réalité démentit cette croyance.  L’acceptation de l’enfant du viol par la mère esclave fit de tous deux les porteur de l’espérance, de la résistance et de la recréation: «Tu dois dépasser la condition à laquelle tu as été assigné et c’est sur cette condition que tu vas t’appuyer pour montrer la victoire de l’humain sur le viol».  N’oublions pas que certaines ethnies mises en esclavage comme les Ibos tuaient l’enfant à la naissance.  Ce geste fort devait lui permettre de renaître libre en Afrique avant de toucher la terre ennemie.  Ce n’était pas un meurtre, mais une naissance libre différée.  De même, nous aurions pu faire comme ces villages amérindiens qui, pour échapper à l’oppresseur, se sont suicidés aux Antilles par familles entières, menées par le grand prêtre aux Falaises des prêcheurs et qu’on appelle dans nos îles les Tombeaux des Caraïbes.  C’était une forme de résistance absolue.

Ce détachement à la mort et à la douleur s’illustra aussi par exemple avec la figure du Mueslim dans les camps de concentration nazis, telle que l’analyse Giorgo Agembem.  Le Mueslim est celui que l’on n’a plus besoin de surveiller et qui, un beau jour, marche jusqu’à la frontière au-delà de laquelle on abat les hommes pour provoquer le coup de fusil de la délivrance.  La résistance absolue au mal absolu consiste aussi à préserver un dernier geste d’humanité en présentant sa poitrine au SS au lieu de lui tourner le dos.  L’esclave noir accéda également à cet état où le désespoir absolu amène à un état suicidaire où l’on est prêt à tout.

Mais l’autre résistance qui va progressivement prédominer est celle qui va tenter la vie et, progressivement, délaisser les moyens de la mort ou du retour symbolique à l’Afrique.  Faire quelque chose ici et maintenant, c’était faire quelque chose avec le maître.  C’était aussi utiliser de l’Europe et de l’Afrique tout ce qui peut être du côté de la vie.  À cet égard, la faiblesse de l’Europe est d’avoir donné à l’esclave toutes les armes de la production.  De la nourrice de l’enfant du maître jusqu’aux paysans, les forces de production étaient du côté des Africains.  C’est sur cette vitalité de la production que s’est appuyé l’homme nu d’Afrique.  Selon la vision marxiste de l’histoire qui veut que la terre appartienne à celui qui la travaille, on comprend aisément la légitimité dont jouit à disposer de la chose celui qui la produit.  Quand bien même, dans un premier temps, on l’en dépossède.  Il n’est pas étonnant alors que l’esclave qui faisait pousser la récolte se soit senti sur ces terres d’exil  plus rapidement et plus légitimement chez lui que le maître n’ayant comme rapport à la vie et à cette terre qu’un papier d’acte de propriété de sa plantation.  Ce qui a été interprété comme une difficulté de l’esclave africain à s’enraciner est une erreur.  L’esclave a pris possession d’un pays dont il était légalement exclu en exprimant sa résistance d’une façon neuve et pas simplement par la remémoration de rituels perdus et une nostalgie de ses origines.  Ainsi pour créer une musique neuve à partir des résidus de rythmes, les «débris de synthèse» de chacun, il fallait que chaque esclave arrive à jouer quelque chose avec l’autre.  Ce n’est pas un hasard si la Caraïbe est un des endroits du monde où toutes les musiques sont fondées sur la polyrythmie.  Les percussions jouent chacune leur partie: le ti-bois, la clave, le bongo, la conga, la contrebasse pour arriver à recréer un rythme, faire de la charanga, de la rumba, de la biguine.  Ce mélange des peuples a généré une incapacité à la solitude, obligeant ainsi chaque esclave à inventer avec les autres, «au fond de l’inconnu (ou du trop connu) pour trouver du nouveau!».  Imaginez le défi que cela représentait lorsque, dans une même plantation, vingt langues africaines étaient soudain mises en présence; à quoi il faut ajouter les variations d’occupations tantôt françaises, tantôt anglaises, portugaises ou espagnoles.  Eh bien, une langue nouvelle inédite en est ressortie: le créole!

Le crime ne paie qu’un temps : les ruses du vivant

P.V.P.:  Lilian Thuram, dans un entretien avec nous, affirmait que c’est comme si, dans la représentation courante, l’histoire du peuple noir commençait avec l’Abolition de l’Esclavage.  Vous affirmez vous-mêmes que la plupart des poncifs qui empêchent de palper la fibre humaine de cette aventure procède d’un manichéisme qui oppose l’esclave, la victime absolue au colonisateur, le maître absolu.  Pouvez-vous nous en dire plus à propos de la nature des rapports complexes et des relations stratégiques entre maîtres et esclaves?

D. Maximin: La conception dominante supposant et la maîtrise absolue, et la soumission absolue, est complètement fausse, du moins envisagée sous l’angle caraïbéen.  En vérité, le rêve du maître d’être le maître absolu est le signe de sa fragilité.  Prenez l’image de Duvalier en Haïti, retranché derrière ses centaines de tontons macoutes, mais se déplaçant toujours avec une mitraillette sur les genoux dans sa voiture blindée.  Rien au monde ne signifie mieux la fragilité d’un dictateur que son obsession d’être tué par sa propre garde attitrée.  Il existe ainsi une fragilité de l’oppression absolue.  L’expression humaine et culturelle de l’humanité du maître, c’était cela que l’esclave allait utiliser pour sa propre résistance.  La faiblesse du maître, c’était son humanité européenne qu’il faisait tout pour cacher.  Paul Morand, se promenant aux Antilles, y vit un jour un monument aux morts de la guerre de 14, présentant des soldats blancs terrassés.  Il nota alors dans son journal que c’était une grave erreur de montrer aux Noirs des Blancs en situation de faiblesse.  Tout est dit.  Tout était fait pour donner aux Noirs cette impression que le Blanc est un robot sans âme, l’absolu invincible de la maîtrise.  Un tableau symbolise pour moi l’échec de ce projet et la réalité de cette dialectique complexe où les notions de faiblesse et de force sont souvent réversibles et partagées.  Voilà ce qu’il montre: dans une Habitation coloniale, des jeunes maîtres blancs jouent du clavecin et du violon accompagnant le chant d’une jeune fille suivant sa partition.  Et sur la véranda, caché derrière la porte close, un esclave silencieux et furtif, bravant l’interdiction de s’y trouver, la main sur l’oreille, capte cette musique qui, de l’intérieur, va vers l’extérieur, vers lui, vers l’interdit.  Sans aucun doute, l’esclave est-il déjà en train de récupérer ce que cette musique lui apprend de ses maîtres, ce qu’elle trahit de leurs désirs, de leurs rêves et de leurs cauchemars, de leur fragilité, de leur art, en un mot de leur humanité, à travers le service de la partition du compositeur.  L’esclave saisit alors ce que Césaire appelle les «armes miraculeuses», c’est-à-dire celles que lui fournit l’oppresseur et qui s’ajoutent à celles de la puissance, le fusil à voler pour la résistance et la partition à détourner par l’improvisation créatrice de connivence et de liberté.

Avant de venir en France, dans les années 60, les émigrés des pays africains n’avaient jamais rien vu de l’Européen que la figure du soldat comme prototype de la domination coloniale.  Pas d’ouvriers, pas de paysans, mais des soldats.  Le mythe a fonctionné tant qu’il a pu.  Cependant, dans les cases antillaises les plus modestes, on trouvait jadis parmi les gravures importés de France, Les Glaneuses et L’Angélusde Millet de chaque côté du Christ en croix.  Pour l’opprimé, Jésus symbolisait la douleur charnelle d’un fils de Dieu à sa portée.  Le Christ était dès lors, ni blanc ni juif, mais un frère d’élection, de mêmes souffrances et de mêmes espérances que lui.  Là encore, il s’est produit un retournement du Catholicisme qui avait longtemps été un instrument d’oppression.  En ce sens, Les Glaneuses montraient des paysannes blanches et pauvres ramassant ce qu’elles peuvent pour nourrir leurs enfants.  Il s’agit là encore d’une assignation au-delà du racial d’une situation commune aux Blancs et aux Noirs.  Ce n’est pas toujours ce que nous présente l’histoire officielle: aliénation, assimilation, mimétisme nauséabond de «nos ancêtres les gaulois».  Mais en réalité aucun colonisé n’a jamais cru que ses ancêtres étaient Gaulois.  C’est parfois la croyance d’une France qui veut se rassurer sur la permanence de sa domination et qui s’aliène d’une croyance qu’elle persiste à vouloir croire pérennisée.

Ainsi, parfois obnubilés par la figure du dieu/maître debout face à l’esclave couché, nous avons oublié la puissance des ruses de l’opprimé.  Voilà la question fondamentale par où se faufile la victoire possible.  Dans tous les camps de prisonniers, la bonne marche veut qu’il faille surveiller à la fois les prisonniers et les geôliers.  L’uniforme permet au maître de contrôler ses auxiliaires.  On surveille l’humanité du geôlier en lui faisant faire des choses propres à le convaincre qu’il est bien du mauvais côté, sinon la vie commune et l’échange humain perturbent la règle et la loi.

Durant la période de l’esclavage, l’habitation fut un lieu de côtoiement d’humanité et d’inhumanités.  Dans son récit récemment réédité par Daniel Maragnès, Mémoires d’une Esclave Antillaise, écrit dans les années 1830, Marie Prince relate la violence avec laquelle le maître la battait pour des motifs qui n’étaient pas que punitifs.  Le maître ne se sentant pas maître absolu dut adopter des gestes propres à imposer une domination dont il sentait qu’elle lui échappait, et dont il ne voyait pas forcément la nécessité.  La résistance de l’esclave, elle, consistait en un comportement paradoxal: ne pas crier sous la douleur, refaire la même faute afin d’instituer un rapport de forces où le redoublement de la violence du maître trahit sa faiblesse.  Parfois, il arrivait que le maître vienne lui-même maîtriser son épouse qui s’acharnait sur une esclave femme dont elle jalousait peut-être ce qu’elle représentait sensuellement pour le maître.

La lecture de l’Abolition de l’Esclavage passe par une reconnaissance de l’oeuvre de l’esclave.  Le contraire conduit à se représenter faussement l’Europe comme le lieu du mal absolu et de la maîtrise éternelle: l’enfer, c’est l’Europe, maîtresse du Paradis perdu.  En Europe, aussi il y eut des oppressions et des résistances à l’oppression, et il ne faut dénier à l’Europe ni sa part maudite ni sa part promise de notre commune humanité.  Nous sommes partout et tous à la fois les descendants du maître et de l’esclave.  Mais c’est l’esclave qui a été le véritable accoucheur du nouveau monde, face à la violence accoucheuse de l’ancien.  Sans lui, pas d’Amérique mais un enfer, le camp de concentration éternel.  Il y avait comme l’obligation de la défaite du camp, du goulag.  Julio Cortázar disait que dans un pays opprimé, c’est le dictateur qui est le plus exilé et le plus étranger au pays.

L’alliance que fait l’opprimé avec l’ordre du vivant est de la sorte la seule porteuse d’avenir.  Du moins, durant tout le temps où le vivant persévère et ne succombe pas à la force.  L’enfant du viol et de l’opprimé est devenu ainsi le but et le moyen de la résistance, pour que son sort originel ne soit plus le destin de ses fils.  Cette lutte se situait au-delà de ce qui motive d’ordinaire les hommes à lutter: la protection de la famille, l’envahisseur à repousser, la croisade pour son dieu, la peau qu’il faut sauver.  C’est une humanité commune qui s’est forgée à travers l’amnésie des cultures de chacun.  Qu’il s’agisse des Africains mais aussi des Européens: Irlandais, Béarnais, Portugais, Nordiques… l’Amérique a vu un remue-ménage d’humanités sans précédent ou des formes culturelles anciennes se recyclèrent en un processus nouveau d’hybridation protéiforme.  L’Afrique, qui était la plus démunie, a été du coup la plus porteuse d’une humanité neuve parce que nue, créatrice parce que déniée, représentante de ce qu’au 18ème siècle on appellera les Droits de l’Homme, c’est-à-dire l’invention d’une humanité commune par delà les disparités et les différences culturelles et sociales.

P.V.P.:  Selon vous, le créole est-il le symbole de cette unité culturelle caraïbéenne?

D. Maximin: En tout cas, il l’illustre admirablement! même si toute la Caraïbe ne le parle pas et qu’il s’étend à d’autres continents.  C’est la langue la plus récente inventée sur terre et dont on connaît cependant le moins l’origine.  Les linguistes cherchent encore à comprendre la genèse de cette langue qui a trois ou quatre siècles au plus.  Voilà que dans l’Océan Indien ou la Caraïbe, des Européens et des Africains ont défini une langue dont nous ne parvenons toujours pas à dénuder la racine originelle.  Dans une situation d’oppresseurs et d’opprimés, en général l’oppresseur impose sa propre langue.  Pourquoi la France ne l’a-t-elle pas fait, au contraire des Espagnols, des Portugais ou des Anglais?  C’est une particularité de la colonisation française.  La dimension créole au sens de langue métisse est beaucoup plus développée dans les pays d’ancienne obédience française qu’ailleurs.  Il se trouve que l’Espagne et l’Angleterre, durablement implantées en Amérique du Nord et du Sud réussirent à imposer une langue commune.  Ce ne fut pas le cas des Français.  Au 17ème siècle, il y avait déjà des Français en Amérique: des marins bretons, des petits nobles béarnais, des Auvergnats.  Aujourd’hui encore les Saintois, ces pêcheurs de la Guadeloupe, qui sont à créditer de l’invention de la Saintoise (un bâteau), sont blonds aux yeux bleus ou peu métissés, isolés qu’ils étaient sur les petites îles des Saintes.  À Saint-Barthélémy on rencontrait il y a peu encore des descendants de Normands et de vieilles grands-mères de 80 ans coiffées à la normande.  À l’époque de la diaspora des diverses communautés françaises dans la Caraïbe et en Amérique, chacune avait importé ses dialectes.  Il y avait des Europes contradictoires et constrastées, des riches et des pauvres, des marins et des paysans, des croyants et des non-croyants.  Autrement dit, la colonisation française n’établit nullement sa domination à travers une langue unique et un parler unifié.  Il s’en est ensuivi un processus de créolisation et de fragmentation linguistique à l’oeuvre au sein même des langues régionales européennes…

Le phénomène de créolisation se produisit sans doute aussi sous le coup d’une condensation insulaire, propre à la Caraïbe et à l’Océan indien.  Les Anglo-Saxons avaient envahi l’Amérique du Nord et les Espagnols l’Amérique du Sud, alors que la Caraïbe est l’expression d’un mélange dans une géographie plus étroite, une insularité fédératrice de métissages.  La créolisation des langues n’est pas d’abord un phénomène continental, sauf là encore où est passée la France, en Louisiane.  En écoutant les chansons populaires cubaines, on s’aperçoit qu’on ne rencontre véritablement la dimension du langage proprement créole que dans la charanga francesa, née dans les plaines de Santiago où des colons français s’étaient implantés en fuyant la première abolition de 1794.  Mais, hormis le créole, des formes de métissage se sont produites partout comme à la Havane où, par exemple, la musique afro-cubaine se nourrit des apports de la musique arabo-andalouse.

Enfin, il y eût des endroits où des modes culturels ancestraux européens se conservèrent comme la «square dance» des Irlandais, qui sont des danses non «négrifiées» d’Amérique et des redîtes de la culture européenne.  Les Européens en exil n’inventaient guère, mais s’accrochaient au souvenir de leur pays d’origine à la différence des Africains en perdition pour lesquels l’idée de retour au pays était définitivement enterrée.  Par contre, le métissage culturel et expressif s’est produit partout où l’Afrique s’est immiscée dans des formes que l’Europe célébrait avec nostalgie.  Même les menuets, Mozart où les danses de cour d’Europe: polka, mazurka, ont été refondues sous l’influence africaine.  Du tango et de la milonga jusqu’à la biguine, de l’afro-cubain au jazz, il y a eu une réinvention telle que, Européens comme Africains, ne peuvent y reconnaître leurs petits.

P.V.P.:  Compte tenu de la situation actuelle où de nombreux conflits naissent en raison d’une vision historique formatée qui voient la complexité refoulée au profit de simplifications hâtives, quelles conséquences selon vous cette vérité profonde d’une créolité commune à l’humanité, peut-elle avoir sur le monde actuel embarqué dans une mondialisation dans laquelle le facteur humain est subordonné aux facteurs économiques?

D. Maximin: Je crois que la peur de la mondialisation ne doit pas faire oublier l’humanité commune.  Tout comme la colonisation, cette première et meurtrière mondialisation, à généré aussi des solidarités de luttes sur les trois continents.  Que le besoin d’ouverture puisse être perverti soit, mais attention à ne pas appeler mondialisation quelque chose qui masquerait la réalité de notre humanité commune.  L’intérêt de la résistance africaine en Amérique a été de montrer comment tout combat d’exilé est aussi un combat d’intégration.  L’humain qui est comme la feuille d’un arbre n’a pas pour vocation de tomber au pied de son arbre mais d’aller ailleurs au gré du vent édifier une nouvelle plante.  L’ordre du vivant n’est pas clos dans une identité fermée.  Dans un de mes poèmes, j’ai écrit que nous avons inventé la genèse après l’exil.  Si on assume cette perte du pays natal, on peut même réinventer une généalogie d’élection en se revendiquant aussi – comme les Africains l’ont fait en Amérique – comme descendants des Indiens sans lien de sangs afin de préserver la mémoire des victimes du génocide amérindien.  S’il y a un héritage à assumer, il y a avant tout un futur à promouvoir.

P.V.P.:  Pourtant, l’idée qui perdure d’une France française obstrue complètement la perception d’une France qui est aussi une synthèse de cultures.  La fiction politique d’une souveraineté nationale est totalement en décalage avec la réalité humaine du pays. Qu’en pensez-vous?

D. Maximin: Au delà même des dérives du Front National, il y a une absence de vision historique qui amènerait à considérer tout peuple comme une synthèse.  Tous les peuples sont métis.  Ils ne le savent pas ou ne le reconnaissent plus, parce que cette réalité est recouverte par le temps et l’espace un discours de pureté ou d’identité.  Les Antilles sont le seul territoire national où Le Pen n’a jamais pu mettre les pieds.  On l’a empêché de débarquer à Pointe-à-Pitre et à Fort-de-France, parce qu’il était impossible d’accueillir quelqu’un revendiquant de nouveau vis-à-vis de certains hommes le déni de leur humanité.  Le Pen appartient au passé de la France, non à son avenir métis inscrit dans son histoire de toujours.  En même temps, chaque créolisation court également le risque de s’enfermer dans sa propre clôture identitaire.  Mais nous sommes parfois à l’inverse à la recherche d’une clôture identitaire, d’une connivence entre soi par laquelle se reconnaître en traçant une limite entre le même et l’autre.  Entre le même et l’autre, vaut surtout le travail du proche, de l’approximation par laquelle l’autre m’apparaît comme tel.  C’est de cette façon qu’il y a assomption de la créolisation comme le chemin que l’on fait vers l’autre.

L’essentiel n’est pas ce qu’on apprend mais ce qu’on retient.  Quand j’étais professeur, j’aimais rappeler à mes élèves au dernier cours cette phrase de Sartre: «l’important n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous faisons de ce qu’on a fait de nous!»…  Quand on évoque la question du maintien de l’identité et le degré d’intégration, c’est comme s’il s’agissait d’une postulation et d’un rêve pour l’avenir.  On oublie non seulement le passé proche de la France avec ses vagues d’immigration successives, mais aussi ce qui s’est passé en Amérique.  Depuis la Révolution Française, des esclaves en lutte dans un état qui se trouvait être un état colonial français, ont fait leur propre «Révolution Française», prenant fait et cause pour les Droits de l’Homme.  Dans certains Cahiers de Doléances, des paysans français dénoncèrent l’esclavage selon des principes abstraits: l’existence des esclaves menace la définition de notre propre humanité.  On a vu également des ouvriers français signer sur les barricades de 1793 et de 1848 à Paris signer des pétitions contre l’esclavage.  Ce qu’on oublie de dire, c’est que de leur côté les esclaves ont dès l’origine fait la même chose, et toujours pris fait et cause pour la liberté au-delà de leur seule couleur, au-delà des croyances particulières et des identités  perdues.  Les colonisés savaient que la résistance à l’esclavage était une question de principe et que l’oppression coloniale ne venait pas seulement d’une nature inhérente à l’homme, où d’une malédiction africaine, où d’une tare uniquement européenne.  Ce principe: «aucun homme n’est à vendre» a rencontré la philosophie des Lumières.  La chance historique de l’Europe a voulu que la Révolution ait lieu dans un pays lié à des colonies lointaines.  Et c’est ainsi que des populations issues d’Afrique et d’Amérique l’ont universalisé en épousant sa cause, étendue par la-même comme une conquête de trois continents réunis.  Les Philosophes des Lumières ont formulé des principes auxquels les esclaves ont donné chair, qu’ils ont révélé au monde au nom des Droits de l’Homme, accréditant ainsi aux yeux de l’histoire leur postulat d’universalité, dont l’esclave a fini par devenir de par sa nudité même le tout premier praticien.  Sans l’abolition, la déclaration des droits de l’homme n’aurait été qu’une pétition de principe européenne.  La résistance des esclaves noirs au nom de l’homme défini par ces seuls nouveaux droits sans bénéfice d’héritage de couleurs, de biens et de maux, en a légitimé dès l’origine pour tous et pour toujours la vocation universelle.

– Propos recueillis par Yovan Gilles


Cet entretien avec Daniel Maximin, « La Genèse après l’exil… », réalisé par Yovan Gilles, a paru pour la première fois dans la revue, Les Périphériques vous parlent 15 (printemps 2001).

Il est reproduit sur Île en île avec la permission de Daniel Maximin
© 2001 Les Périphériques vous parlent


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mis en ligne : 18 mars 2003 ; mis à jour : 22 octobre 2020