Marie Chauvet – Lettre à Gaston Gallimard

Lettre de Marie Chauvet adressée à Gaston Gallimard avant la parution de la trilogie Amour, colère et folie aux Éditions Gallimard en 1968. Retrouvée dans les archives de Jacques Rey Charlier, neveu de l’auteure, la lettre est reproduite sur Île en île avec la permission de la famille. Avec la lettre, nous publions une introduction par Régine Isabelle Joseph pour en donner le contexte. Nous vous renvoyons à son étude, « The Letters of Marie Chauvet and Simone de Beauvoir: A Critical Introduction », Yale French Studies nº 128 (2015), pages 25-39.


« Livres nés de la révolte et de la souffrance » : autour de l’autobiographie épistolaire de Marie Chauvet à Gaston Gallimard

On ignore encore toutes les circonstances qui ont mené Marie Chauvet à publier Amour, colère et folie chez Gallimard, la plus prestigieuse maison d’édition française du XXe siècle qui compte Camus, Sartre, Gide, Simone de Beauvoir, Michèle Lacrosil et Jacques-Stephen Alexis parmi ses auteurs publiés, aussi bien que de nombreux prix Nobel et Goncourt. La lettre suivante, tirée des archives de Jacques Rey Charlier par sa fille Vladimir Cybil Charlier et son épouse Marie-Cécile Corvington, nous offre de nouvelles pistes.

La correspondance avec Gallimard à laquelle cette lettre appartient est heureusement disponible en France dans les archives de la maison d’édition. Toutefois, sa découverte chez les Charlier suggère qu’il existerait certainement un « fonds Marie Chauvet » en Amérique, si on fouillait dans les archives privées de ceux et de celles qui ont eu la chance de la connaître.

En effet, il s’agit de trois Gallimard : Gaston, fondateur de la maison d’édition ; Claude, son fils qui devient chef d’entreprise à la mort de celui-ci en 1976 ; et Robert, neveu de Gaston et cousin de Claude qui soutient l’entreprise familiale en tant qu’éditeur pendant de longues années. Chauvet a eu une correspondance et des réunions avec toute l’équipe, surtout Robert Gallimard. Parfois, dans ses lettres à de Beauvoir, l’écrivaine haïtienne faisait référence à ses échanges avec les éditeurs et vice versa.

Il est difficile de mettre en contexte la lettre des archives Charlier parce que la lettre reçue par les éditions Gallimard (et dans leurs archives) date du 20 juillet 1967. Celle des Charlier reproduite ci-dessous serait probablement une nouvelle ébauche rédigée et révisée pour des raisons qu’on ignore encore, et la date du 20 juillet 1968 serait mise par erreur.

Dans la version de cette lettre archivée chez Gallimard (dont la police de caractères diffère de celle de la lettre des Charlier), on apprend au premier abord que c’est Odette Laigle, secrétaire des Gallimard qui aurait envoyé un questionnaire à Chauvet dont celle-ci était « étonnée, puisque j’ignore l’opinion de votre comité de lecture concernant mes manuscrits. Je vais essayer de répondre à vos questions ». Chauvet aurait ainsi écrit cette lettre pour donner suite à une demande de renseignements de la part de Gaston Gallimard sur son éducation, ses publications, ses projets pour ses manuscrits et son avenir, d’où le ton autobiographique de la correspondance.

Puisqu’elle avait déjà reçu de Simone de Beauvoir les trois manuscrits que Chauvet lui avait envoyés, l’équipe Gallimard cherchait à mieux connaître cette écrivaine pour pouvoir proposer ses trois livres au comité de lecture. Lorsqu’elle a écrit cette lettre en 1967, Chauvet ne savait donc pas encore si la maison d’édition allait accepter de les publier.

À part cette introduction et quelques légères différences d’accord et d’orthographe qui n’apparaissent pas dans la lettre ci-dessous, les deux lettres sont identiques. Ensemble, elles représentent un des rares moments où Chauvet raconte sa propre histoire et sa trajectoire d’écrivaine.

On y apprend que pour éviter la censure, Chauvet faisait apporter de Port-au-Prince à New York des lettres qui étaient susceptibles de nuire aux autorités. De New York, celles-ci étaient expédiées à Paris par la poste américaine. Telles étaient les stratégies subversives de cette écrivaine haïtienne pour assurer la survie de ses écrits.

Quant à sa bibliographie, la lettre nous raconte que La Danse sur le volcan est parue chez Plon en 1955 ; le roman en fait a paru en 1957. Ce décalage suggère que la rédaction de ce roman historique était déjà terminée bien avant l’ascension de François Duvalier à la présidence : à l’époque des célébrations des 150 ans de l’indépendance haïtienne en 1954. Avec les historiens et sociologues de l’époque, Chauvet aurait contribué elle aussi – avec l’histoire d’un personnage historique féminine – à la floraison des œuvres et des études historiques sur Haïti qui s’en est advenue. Notons tout de même que l’auteure indique d’être née en 1917 et non pas en 1916.

Quant à la trilogie, il est bien clair que Chauvet fait référence à trois livres distincts, comme elle le fait dans sa correspondance avec Simone de Beauvoir. On se demande si elle avait réellement cru à son jeu de camouflage – au décalage temporel d’Amour dans les années 1940, aux hommes en noir et non en bleu dans Colère, à la narration non fiable d’un fou dans Folie. On se demande aussi qui avait proposé le titre original, Sous la terreur pour la publication des trois romans en un seul volume. Marie Chauvet s’oppose dans sa lettre à un titre aussi provocateur et dangereux pour sa famille. Après la mort d’Alexis en 1961, les Gallimard s’attendaient-ils à une nouvelle œuvre politique issue des Antilles ?

Écrite avec l’assurance d’une écrivaine qui agit sur un même pied d’égalité que son destinataire, cette lettre est indispensable aux études chauvétiennes pour nous offrir avec perspicacité ce que représente pour « une femme de lettres » d’écrire en Haïti au XXe siècle. Lorsqu’on se rappelle que les femmes haïtiennes n’auront accès à l’enseignement supérieur qu’au cours des années 1930 et aux urnes qu’en 1957, nous retrouvons dans cette correspondance une écrivaine francophone, née en 1916, dans un « entourage [où] on traitait de folles et d’oisives les femmes qui écrivaient », qui est tout de même arrivée à s’assumer sur le champ littéraire.

Enfin, la question prophétique que Chauvet pose aussi bien à Gaston Gallimard qu’à elle-même nous interpelle : « Qu’adviendra-t-il de moi lorsque mes livres paraîtront ? » Lorsqu’on considère l’exil de l’auteure à New York et les 35 ans de silence pendant lesquels ses livres n’ont pas circulé, on y reconnaît une trajectoire tragique. Mais cette autobiographie épistolaire destinée à Gallimard en 1967 et 1968, aussi bien que l’intérêt qu’elle suscite chez les lecteurs et la critique littéraire, nous rappellent que nous sommes loin de la tragédie. Les manuscrits ont quand même survécu.

– Régine Isabelle Joseph

N.B. Quelques coquilles sont corrigées dans la transcription ci-dessous ; l’image de la lettre permet une comparaison.


Marie Chauvet – Lettre à Gaston Gallimard

Lettre à Gaston Gallimard
écrite d’Haïti, le 20 juillet 1968.

Je suis née en Haïti en 1917, mariée et mère de trois enfants. Je dois ma formation à moi-même. J’ai beaucoup lu et je continue à lire avec passion ce qui m’intéresse.

Ma profession ? Je dirais bien « femme de lettres » puisqu’écrire semble être chez moi une vocation et que je ne fais rien d’autre. Mais on gagne sa vie si difficilement dans cette carrière que je n’ose espérer me voir, un jour, indépendante. Dès l’âge de 14 ans pourtant et sans que jamais personne autour de moi n’ait pensé que je pourrais devenir écrivain, j’ai commencé à travailler : pièces de théâtre, nouvelles, contes, encombraient mes tiroirs que pour rien au monde je n’aurai fait lire parce que dans mon entourage on traitait de folles et d’oisives les femmes qui écrivaient. En 1953, un vieil intellectuel au courant de mes activités littéraires m’encouragea si bien que j’envoyais mon premier roman à un concours littéraire organisé par l’Alliance française en Haïti. Le livre, signé d’un pseudonyme obtint le prix et fut publié par Fasquelle à Paris sous le titre de Fille d’Haïti. À cette époque, dans mon ignorance, tous les éditeurs français se valaient. Malgré les critiques élogieuses de certains journaux tels que Le Figaro littéraire, Les Nouvelles littéraires etc.… la vente fut un fiasco.

Mon deuxième roman, La Danse sur le Volcan publié par Plon en 1955 connu une plus large audience et fut traduit en anglais et en hollandais.

Mon troisième roman, Fonds des Nègres, obtint le Prix France-Antilles en 1960 et parut en Haïti.

De tout ceci j’ai tiré la conviction que peut-être je devrais m’obstiner et continuer à travailler.

Je vis dans une grande solitude intellectuelle et ces trois derniers livres écrits dans la révolte et la terreur ont pris un aspect différent des premiers. Voilà dix ans que poètes et romanciers haïtiens se sont tus. Je veux sortir de cette léthargie. Je veux crier la vérité, arracher mes compatriotes à la résignation, soutirer leur révolte en leur mettant sous les yeux des situations vécues. Pour le faire, il m’a fallu prendre des biais : me révolter sans faire politique, hurler la vérité en la camouflant comme dans « Mademoiselle Claire » que j’ai située dans le passé. L’intérêt que mes manuscrits ont [soulevé] en Mme de Beauvoir me porte à penser que j’ai peut-être réussi à émouvoir. Malgré les biais, malgré l’atmosphère un peu truquée, malgré le paravent derrière lequel je m’abrite, il m’arrive de penser : qu’adviendra-t-il de moi lorsque mes livres paraîtront ? Car mon obsession, cela se devine, ce sont les casques, les uniformes, dont j’ai changé à dessein les couleurs, les armes des « Tontons Macoutes » de la milice civile qui emprisonnent, bastonnent et tuent sous les prétextes les plus fallacieux.

Ces trois romans qui s’expliquent et s’enchaînent représentent à mes yeux une sorte de trilogie et devraient dans l’intérêt du public, être réunis en un volume qui s’intitulerait Sous la Terreur et leur publication par votre maison d’édition serait ma plus belle consécration. Ce titre, hélas ! m’attirerait des ennuis que j’aime mieux éviter à mes enfants.

Je compte demander à Mme de Beauvoir, si jamais j’ai le bonheur d’être publiée, de présenter ces nouveaux livres nés de la révolte et de la souffrance.

Mes projets ? Écrire un très gros livre qui racontera étape par étape, crime par crime, les dix années de règne du tyran. Sous forme de roman, je le montrerai tapi dans sa cachette, menant tel un rongeur dans son terrier, son hypocrite campagne électorale, jusqu’à sa fin que je crois proche.

Dans l’attente d’une bonne nouvelle, je vous prie de croire, Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

Marie Chauvet.

P.S. Je vais confier cette lettre à une amie qui part de New York. La correspondance étant fouillée, il serait dangereux de vous l’expédier d’ici par poste.


Marie Chauvet - Lettre à Gaston Gallimard page 1

Marie Chauvet - Lettre à Gaston Gallimard page 2


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mis en ligne : 4 octobre 2019 ; mis à jour : 5 janvier 2021