Charles-Henri Maricel-Baltus, Face à la mort

(extrait)

Vers la fin du dix-septième siècle, Gaya, une jeune et belle princesse de la famille des Yoruba, était promise à un prince d’une tribu voisine. À cette époque là, elle avait dix-sept ans. Elle devait s’unir à son beau guerrier dans trois lunes mais les dieux en avaient décidé autrement. Elle fut enlevée au cours d’une guerre, qui opposait son père à la famille royale de la cité d’Abomey” et vendue aux hommes venus du septentrion. Ceux-ci, depuis quelques temps, enlevaient ou achetaient des Africains à bon marché, avant de les faire monter sur leur bateau pour les emmener vers une destination alors inconnue. On la fit marcher plusieurs jours avec d’autres captifs et un soir ils parvinrent, épuisés sur une côte où attendaient des pirogues. Celles-ci devaient les emmener sur l’île d’en face où l’ombre du navire négrier, à travers la brume crépusculaire, prenait des allures de bateau fantôme. On les fit entrer dans ces petites embarcations qui se dirigèrent aussitôt vers leur cible. Mais durant la courte traversée, une voix venue de la terre hurla le nom de la petite princesse. Cette voix était si forte qu’elle couvrit tous les autres bruits qui gravitaient autour des barques. Gaya pensa d’abord à son fiancé qu’elle n’avait pas revu depuis son enlèvement. Mais elle se ravisa aussitôt, vu la puissance que dégageaient ces hurlements que curieusement, elle semblait être la seule à entendre. Elle crut même un instant, que les péripéties qu’elle était entrain de traverser, avaient fini par provoquer une brèche dans sa tête laissant filer, petit à petit sa raison. Mais la voix une nouvelle fois se lança à l’assaut de sa conscience avec une telle charge émotive qu’elle réveilla les forces spirituelles endormies en elle, éclairant du même coup le sens caché de cet appel. C’était l’âme de son peuple agonisant qui réclamait à son chevet sa princesse bien aimée. Animée par une force irrésistible, elle s’éjecta de la pirogue et fut engloutie par les eaux tumultueuses que la nuit masquait déjà sous son épais manteau noir.

Seule au milieu d’une mer déchaînée, elle se débattit avec toute son énergie pour échapper aux génies abyssaux qui la convoitaient déjà. Mais au bout de quelques minutes, elle était complètement épuisée et elle dut sacrifier son corps en l’abandonnant à ses poursuivants mécontents, qui la voulaient toute entière. Son esprit libéré, s’éleva au-dessus des eaux et se dirigea vers la terre, porté par des sentiments qu’elle n’avait jamais éprouvés auparavant. Elle s’imposa deux missions à accomplir sans perdre la moindre particule de temps. D’abord sauver sa tribu, et ensuite retrouver son fiancé aux multiples talents guerriers pour organiser la résistance contre l’envahisseur, et les traîtres qui vendaient leurs propres frères. Mais au village un silence mortuaire l’attendait. La vie ne tenait plus qu’aux murmures et aux sanglots d’un vieillard solitaire, assis à même le sol, au milieu de la place centrale. La petite princesse alla vers lui, mais il ne put ressentir sa présence. Elle prit place à ses côtés et écouta longtemps avant de pouvoir déchiffrer, les mots qu’il répétait inlassablement : “quel mal avons nous fait pour mériter un tel châtiment de nos dieux ?”. Elle se souvint alors qu’elle était morte et qu’au lieu de courir la terre elle ferait mieux d’aller vers les dieux plaider la cause des vivants. Mais elle ne voulait pas quitter ce monde avant de savoir ce qu’était devenu son fiancé. Elle fouilla de fond en comble les royaumes situés autour du Golf de Guinée. Elle s’enfonça jusqu’au cœur de l’Afrique, visitant des peuples dont elle n’avait même pas soupçonné l’existence. Ce voyage était pour elle un vrai chemin de croix, à cause de la détresse qu’elle rencontrait tout au long de son parcours. Elle comprit alors qu’un monde était entrain de s’effondrer. Son espoir s’amenuisa avec la distance et lorsqu’il fut complètement épuisé, elle fit demi-tour et échoua à nouveau en face de l’île où quelques lunes plutôt elle avait failli être embarquée de force, pour quelque destination maudite. Elle fut tentée cette fois, d’aller voir ce qui se passait sur cette miette d’Afrique qui lui faisait de plus en plus penser à un monstre marin émergeant la tête de l’eau. Lorsqu’elle vit le sort qui était réservé à ses frères, lorsqu’elle lut dans leurs yeux des pages de souffrance inexprimable, lorsqu’elle vit la cruauté avec laquelle ils étaient traités, elle se culpabilisa à cause de son rang dans la société africaine. Elle pensa que la classe dirigeante dans son ensemble avait failli à son devoir de protection. De plus, elle éprouva le pénible sentiment de s’être dérobée au sort que les dieux en colère, semblaient avoir jeté à leurs sujets. C’était, il est vrai, pour répondre à l’appel de son peuple, mais cela ne servit à rien car il était déjà trop tard. Il lui semblait qu’il était de toute façon trop tard pour l’Afrique toute entière. Elle fut désespérée et se dit qu’elle n’avait plus rien à faire dans le monde des vivants. Cependant les dieux ne l’ayant toujours pas réclamée, cela ne signifiait-t-il pas qu’ils voulaient la voir jouer un rôle sur cette terre agonisante ? Elle était vraiment perdue dans cet univers, où le chaos succédait à l’ordre millénaire, emportant dans la même folie,  prophètes et prophéties. Elle voyait s’effondrer une civilisation qu’elle croyait immortelle sans la moindre intervention des dieux dont elle croyait la protection acquise, pour toujours. Elle se souvint alors des paroles du vieillard solitaire qui voyait mourir son village. Son désespoir raviva la flamme d’amour qui brûlait en elle pour son fiancé et le désir de retrouver ce dernier la décida à faire la traversée aux côtés des siens, espérant revoir son beau guerrier à l’autre bout du voyage.

Elle pensait avoir touché le fond de l’horreur, sur l’île devenue maudite, depuis que des hommes venus de la mer la transforma en porte de l’enfer. Mais ce n’était rien à côté des scènes jouées à huis clos, sur ce bateau devenu pour la circonstance le théâtre de l’horreur sans fond. Elle fut l’unique spectatrice de ce qu’elle refusait d’attribuer à la pensée humaine mais croyait plutôt venir, d’un dieu méchant utilisant les hommes pour accomplir ses basses besognes. Comment décrire une scène lorsque dans le répertoire des mots d’une civilisation, il n’en existe aucun pour exprimer les images que la vue envoie à l’intérieur de l’être. C’était encore plus terrible pour la petite princesse dont le corps spirituel percevait la réalité en ressentant directement les effets. Elle supporta ainsi toutes les douleurs que renfermait le ventre rebondi de ce bateau, souffrant d’une grave indigestion d’hommes malheureux. C’était comme si on les avait mis dans une fournaise où l’air brûlant était irrespirable, où les coups de fouets étaient comme des braises qui leur collaient à la peau et où pas une goutte d’eau n’avait survécu à l’ardente chaleur. Il n’y avait que deux conditions pour échapper à cet enfer. Les corps jeunes, pleins de vie, que l’on faisait monter là haut pour être jeté en pâture aux animaux, affamés de désirs sexuels et les corps sans vie que l’on jetait à la mer.  Le navire avançait lourdement, déchirant de sa grosse coque, les flots parfois menaçants, parfois ahuris devant ces cadavres que vomissait, malgré lui le vaisseau pansu. Lorsqu’ils appareillèrent à l’autre bout de l’infernale traversée, elle ne put que constater l’effroyable réalité. Le gouffre sans fond dans lequel son peuple était tombé ne semblait pas avoir de bord. Elle avait secrètement espéré que le long voyage, qui les entraînait si loin, les conduirait par un quelconque miracle hors de cet abîme. Sur l’île où ils avaient échoué, tels des naufragés  venant d’échapper à une terrible tempête, sévissait un violent cyclone qui les faisait passer du purgatoire à l’enfer dont ils apprendront plus tard l’existence.


Cet extrait de Face à la mort de Charles-Henri Maricel-Baltus est extrait du roman publié pour la première fois à Paris à la Société des Écrivains en 2006, pages 115-119. Il est reproduit sur Île en île avec la permission de l’auteur.

© 2006 Charles-Henri Maricel-Baltus


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mis en ligne : 13 septembre 2009 ; mis à jour : 26 octobre 2020