René Bélance, « Vertige », « Sourire », « Couvercle » et « Berge »


René Bélance (1915-2004) lisant une sélection de ses poèmes.

Enregistrement réalisé à Port-au-Prince en 1992, l’une des vidéos d’auteurs haïtiens de Jean-François Chalut.

Dossier présentant le poète sur Île en île : René Bélance.

Vidéo de 8 minutes, disponible avec des sous-titres (ST).

début – « Vertige »
03:27 – « Sourire »
04:16 – « Couvercle »
05:51 – « Berge » (début du poème)


Vertige

Avec ton éveil à la joie
avec ta course irréfléchie
avec ta robe dans le vent
avec ton sourire émergeant
comme une menace à mon inquiétude
j’éternise mon feu comme une ferveur
avec mes sursauts énervants
avec mon rire de proscrit
qui grince heurtant ton extase-hébétude
et mes os exhumés de l’ossuaire
au scandale des châtelaines
qui m’offrirent leur nudité
ébrouée de nul frisson
impassible à des yeux [tourmentés] d’aurore sismale
je compose un songe d’enfer
pour frôler ton corps
électriser ta gorge consentante
certain jour de faste attendra l’abordage du paquebot
amenant l’exilé sorti de prison
je te prendrai par les cheveux
ah ! fiévreusement
pour te montrer
pendu
giflé
sifflé
affolé
égaré
et seul
cyniquement seul
livré à la faim
dans la baie des puanteurs
devant les maisons de corruption
où l’on fabrique
des faiseurs de complots
des postulants au forçat
des enfants du salut dans la faim
par la faim
en haillon
en ulcères
et des hommes pour voyager en première
des hommes pour aller pieds nus
des hommes pour le home
des hommes pour la hutte
et puis des femmes
des femmes pour les boudoirs
des femmes pour les fumoirs
des femmes pour les bordels
des femmes pour causer des tueries la banqueroute
des femmes pour l’anxiété des bijoutiers
des femmes pour la pitié…

je te dirai tout l’aboi des mornes
la plainte des ruisseaux endormis
inoculés par les premières aiguilles d’hélium
je te conterai l’avortement
de chaque fruit
sur la terre impassible
et dosant soupesant chaque corps
pour l’engrais de ses mamelles tentaculaires

je te ferai contempler
une fenêtre ouverte sur la grève…

la terre tournera autour
de nos bras polaires
et nous aurons le vertige des gravitations
le privilège de fixer
le changement des saisons
l’influence de tes yeux sur les raz-de-marée
le sommeil des pêcheurs
le cauchemar de germination des alluvions
tu chanteras devant l’extase
car tu ne construiras pas
sur l’inquiétude et la soif
les chevaliers insoumis
les coursiers de déserts communicables
inclineront jusqu’à tes pieds en porcelaine
leurs flèches
leurs boucliers…

Juin 1944

 

Sourire

Mon tout petit mon fol espoir
c’est à toi que je pense
toute mon inquiétude émerge
à te voir sourire
sans comprendre
j’ai peur de tout ce qui t’attend
nous autres avons vieilli avant l’âge
mais toi mon tout petit
quel climat t’attend
au bout du chemin
instable et frivole
[ si tu dois courir nos biais épineux
vaut-il que tu grandisses
pour contempler ce nuage ]
il faut que tu gardes ton sourire
jusqu’à la tombée du jour…
je veux pour tes pas la voie simple fleurie
pour te passer la pioche…

Couvercle

Est-ce qu’il ne faudra pas rassembler comme ça toutes
les forces viriles pour soulever le couvercle dont la pesanteur
devient une hantise qui barre l’ascension qui barre
l’horizon qui barre la lumière

l’espoir semble fermé qui bout au fond du vase mais
ce lamentable effort s’esquinte cet effort qui s’exalte nourrit
le sens des résignations inutiles et se désagrègent les
tissus avortés pour la parfaite régression

les yeux sont noirs au fond du vide
tous les boucans allumés qu’il faudrait pour que s’éclaire l’espace
limité se sont éteints dans la nuit l’espace a vaincu la
force comprimée

si dans l’ultime appel pour le salut toute ferveur s’insurge
mes deux bras en croix surgiront dans la nuit…

j’ai mon âme plus grande que le spectacle de ma désolation
je porte en mes prunelles la grandeur nostalgique
de mes déserts perdus j’ai mes racines lointaines que
perd la frondaison la plante doit donc périr par la
transplantation

 

Berge

Rien n’est debout hormis ma toge
je cultive mon secret mon rite entériné
pour l’aveuglement des acolytes et penche
un oeil court sur l’arrêt la strate et le lit
du retour inactuel je me loue et me change
à l’espoir improbable nuit comme la porte du
sépulcre de l’autre berge où va ma stupeur
et l’âge froid

en toi le feu l’eau l’éclair quand ma course
s’embrouille et quand plus rien ne remue
l’oeil découvre le jet du néant de nos alarmes
tu couves quelle paix dans la faim miraculeuse
des fruits sans carpe où fermente le vin d’abysse
que ta conque offre au soleil hier tu nageais
dans la houle sans pleurer le bonheur des banquises
hors des algues et tu longes front radieux
à l’encontre des palmes les baies ouvertes
au chant des agonies ai-je besoin de grimper
si tard au sommeil si ma voix n’a d’écho
que le soupir des grottes l’ombre chasse loin
la lueur accrochée à mon front dans la peur
les mailles de la nuit se [re]plient sur la claie
mélangée aux brindilles sans couleur je n’ai
jamais vécu que sur mon aile je m’enlise pieds
défaits dans la peur des lendemains

rien ne porte l’étendard de l’oeuvre nulle
fripé muet je suis l’otage

[…]


René BélanceBélance, René. Poésie sélectionnée, lue par l’auteur.
Port-au-Prince (1992). Vidéo, 8 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube : 18 mai 2013.
Réalisation et caméra : Jean-François Chalut.

poèmes lus :
« Vertige » Épaule d’ombre. Port-au-Prince: Imprimerie de l’État, 1945.
« Sourire ». Survivances. Port-au-Prince: Imprimerie de l’État, 1944.
« Couvercle ». Luminaires. Port-au-Prince: Imprimerie Morissett, 1941.
« Berge » (extrait). Nul ailleurs. Pétion-Ville: Éditions Grand-Anse, 1984.

© 2011 Île en île


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mis en ligne : 7 juin 2011 ; mis à jour : 22 octobre 2020