Arlette Peirano, Tabou suprême

(extrait)

Certains individus privilégiés, après avoir accompli quelques rites connus d’eux seuls, se targuent de pouvoir acquérir une connaissance du passé et de l’avenir. Il va de soi que pour eux, le présent est encore plus facile à déchiffrer. Antoine, un vieux Kanak édenté, réputé parmi la population autochtone pour être un sage en même temps qu’un devin, était de ceux-là. Il avait recours à des pratiques superstitieuses, sous la protection des esprits de la famille. Il était venu en allié plutôt qu’en curieux. Il avait dirigé les enquêteurs sur plusieurs sites de rochers coralliens, appelés titi par les Maréens. Ces refuges, sortes de criques en forme de couronne, étaient susceptibles de recueillir parfois les corps de certains noyés rejetés par les marées. Lui, dans sa longue vie de septuagénaire, en avait vu quelques-uns venir s’échouer sur les bandes sablonneuses. Cependant, aucun des conseils d’Antoine, figure symbolique parmi les anciens, n’avait abouti à quelque chose de concret. Ils avaient été pourtant suivis à la lettre par les enquêteurs, qui d’ailleurs avaient écouté les recommandations du vieil homme plus par respect que par conviction. Mais à aucun moment Antoine n’avait mentionné la grotte du diable. Celle-ci était à la fois sacrée et taboue ! On ne pouvait y pénétrer que tous les dix ans et ce, depuis des générations. Son entrée n’était accessible qu’après un dédale d’interminables galeries connues des seuls grands chefs qui en gardaient jalousement le secret. Au cours d’une cérémonie, un rituel très particulier était suivi par les individus les plus honorables et les plus âgés de la population, ces quelques personnes encore respectueuses des coutumes ancestrales. Après une demi-journée de marche aux allures de pèlerinage, ils parvenaient sur le site sacré. Ils mettaient dans une jarre en terre cuite les mauvais esprits, ceux qui n’avaient aucun droit au paradis. C’était en quelque sorte une façon de jeter un mauvais sort aux méchants et de mettre en garde tous ceux qui auraient pu le devenir. Puis, jusqu’à la fin de l’après-midi, ils dansaient avec frénésie une sorte de pilou macabre autour du grand vase maléfique. Ce dernier était posé à même la terre, laquelle était foulée par les pieds nus des indigènes au son des itra pé, ces paquets de feuilles ficelées, constituant un instrument typique des Loyauté. Ensuite, on prenait soin de bien boucher le vase avant de le déposer au fond d’un puits. Des incantations accompagnaient la longue descente du récipient dans le conduit souterrain. Cela se passait à la tombée du jour, près du seul témoin qu’était le grand banian. Lorsque les oiseaux, perchés sur les longues et vieilles branches de cet arbre centenaire, commençaient à piailler, la cérémonie prenait fin. Les hommes en sueur obstruaient alors le puits. À l’aide d’une énorme pierre, ils en bouchaient l’entrée afin que les esprits ne puissent s’échapper et revenir hanter les habitants dès lors apaisés par cette mesure décennale. Ce puits était censé conduire en enfer, alors il allait de soi que personne n’avait envie d’y mettre son nez avant les dix prochaines années.

Pour le peuple kanak, les nombreux récits et légendes ne trouvent leur propre vérité que dans la terre qu’ils respectent plus que tout. C’est l’ouverture vers le monde mythique et divin qui fait que leur vie a un sens. Ils le vénèrent parce qu’il est le reflet de ce qui ne se voit plus, mais qui pourtant hante leur quotidien : les dieux, les esprits, le sacré. C’est une véritable source d’inspiration qui les accompagne tout au long de leur existence, guidant leurs pas, rythmant leurs croyances et nourrissant leurs âmes.

Monii et moi étions dans ce puits maudit. Bien entendu, nous l’ignorions et nous nous doutions encore moins des malédictions qui pesaient sur cette partie ventrue de la terre. Un antre dont toute une population superstitieuse ne voulait surtout pas entendre parler, sinon une fois tous les dix ans. D’ailleurs, peu importait pour nous de savoir où nous nous trouvions exactement, car qu’aurions-nous pu faire ou ne pas faire puisque nous étions emmurés ?

En attendant une hypothétique délivrance, nous devions tout simplement tenter de survivre. Pour moi, l’expérience durait depuis quelques jours seulement. Rien de comparable à l’enfermement de quatre mois que venait de vivre Monii ! Pour ce faire, nous avions organisé notre vie. Nous étions perdus pour la société, mais notre envie de vivre berçait nos espoirs quotidiens. Les jours se déroulaient tel un rituel immuable, rythmés par des activités strictes et précises, indispensables à notre survie. La quête alimentaire était notre priorité. Le matin, Monii partait se procurer notre nourriture dans une sorte de vivier miracle, entièrement naturel. Les poissons, piégés par le courant violent de la mer tourbillonnante, venaient s’enliser dans un sillon sableux et ne pouvaient plus en sortir. Monii ramassait alors sa pêche miraculeuse, s’étonnant parfois de la variété des espèces. Souvent, il faisait des provisions en fumant ses prises. Prévoir les jours maigres pendant lesquels le sort ne remplirait pas notre garde-manger providentiel s’avérait une préoccupation majeure pour Monii. Surtout depuis qu’il se retrouvait avec une bouche de plus à nourrir. Il cuisinait au feu de bois lorsqu’il ne manquait pas de cette matière première devenue, d’après lui, de plus en plus rare. Selon son humeur, il pouvait décider de manger sa nourriture crue. Au début, j’avais eu de violentes nausées lorsqu’il m’avait obligée à avaler de la tortue. Je pensais ne plus jamais pouvoir regarder ces pauvres bêtes avec les mêmes yeux qu’autrefois. Monii m’expliqua que chez lui, cet animal évoquait le passage d’un état vers un autre, allant jusqu’à établir un parallèle avec le symbolique voyage des âmes vers un autre monde.


Cet extrait de Tabou suprême, par Arlette Peirano, a été publié pour la première fois dans le roman du même nom chez Pearl édition (Nouméa, 2002), pages 32-34.

© 2002 Arlette Peirano


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mis en ligne : 1 mai 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020