Yanick Lahens, « La folie était venue avec la pluie »


Août touchait à sa fin. Mon enfance aussi mais je ne le savais pas encore. Dès le commencement de l’après-midi, les nuages, comme un cortège d’anges maléfiques, avaient obscurci le ciel, aiguisant les colères, réveillant les soifs, les faims et la méchanceté des hommes. Et depuis que le corps de Mervilus avait été trouvé la veille dans une ravine non loin du quartier des Dalles, la folie comme la mort, comme l’enfance arrachée, était venue avec la pluie. Très vite les rues furent inondées par ces averses qui s’abattent toujours en cette saison et nous retournent l’âme comme une terre à labourer sans merci.

Quatre hommes avaient porté sur leurs épaules, en direction de la maison de Désilia, le cadavre de Mervilus recouvert d’un drap blanc. Ils avançaient péniblement comme un tap-tap qui se serait enlisé ou un navire qui tanguerait sous les assauts du vent. Leurs jambes s’enfonçaient dans la boue et ils hurlaient leur colère, la pluie frappait leur torse nu de ses lanières acérées et ils rugissaient encore plus fort. Tenant Jonas, mon jeune frère par la main et courant à en perdre le souffle, je rattrapai ma mère autour de cet équipage fougueux, mêlant ma voix aux gémissements des femmes, à la stridence de leurs cris, aux hurlements des hommes. La nouvelle était arrivée jusqu’à Désilia qui rejoignit le cortège à mi-chemin. Quand l’un des hommes souleva le drap, Désilia poussa le long cri plaintif d’un animal qu’on égorge. Les yeux révulsés, agitant les bras de droite à gauche, elle déchira ses vêtements et courut dans tous les sens, faisant gicler sur son passage l’eau des mares entre les cases. Très vite Boss Charles et Rameau la rattrapèrent de leurs bras robustes. Épuisée, Désilia se laissa encercler et nouer comme une bête en captivité. Aidée d’Espérance et de Nerlande, ma mère entoura ensuite la taille de Désilia, d’un grand mouchoir. Question d’aider la douleur, là dans ses flancs, à faire son temps et son nid comme on porte un enfant.

On installa le corps dans l’une des deux pièces de la case puis, comme le veut la coutume, on recouvrit l’unique miroir d’une pâte d’amidon pour enlever à Mervilus toute envie de surgir de cette surface lisse pour venir troubler le repos et le sommeil des vivants. Espérance s’occupa de la toilette du mort et ma mère entama les préparatifs du bouillon pour la veillée. Zuléma offrit les abats, Nerlande le malanga et les carottes, Conceptia le cresson et les bananes plantain.

La pluie s’apaisa dès les premières ombres. J’aidai ma mère à préparer le repas, à servir le café à ces hommes rustres, ces hommes de désir et de privation qui posaient sur moi leur regard de fièvre comme s’ils cherchaient des pistes de feu. Jonas ne tenait plus en place, la journée avait été longue. Il jouait encore pieds nus dans les flaques d’eau à l’entrée de la maison de Désilia. Et bientôt, me tirant par le bras, il réclama vivement ces images brillantes et dures que, dans la lumière déclinante du jour, je prends plaisir à convoquer pour lui. Rien que pour lui. Et qui à force, étaient devenues comme sacrées. Celles des algues phosphorescentes, des cohortes d’anges et de lutins, des sentiers aux senteurs de goyaves, de blessures tracées dans l’os par la pointe d’un coutelas, d’ogres se rassasiant de chairs d’enfants et de crépuscules mauves.

Après le repas, les hommes se partagèrent trois bouteilles de rhum et d’autres alcools, du trempé d’anis et de cerise et jouèrent aux dominos toute la nuit. Trouant la mélopée dont les femmes, lèvres serrées, âme cousue, enveloppaient la nuit, les hommes évoquèrent à tour de rôle les souvenirs du défunt. Mervilus était parti marauder dans les quartiers du haut de la ville et il n’avait pas eu de chance. Baptiste parla plus que les autres. Baptiste a toujours admiré Mervilus, bien plus jeune que lui, qui possédait une arme et arrivait à faire vivre Désilia et son fils Kesnel mieux que toutes les femmes et tous les enfants du quartier. Sans compter Mimose qui travaille chez un couple de médecins à Péguy-Ville, dans une villa cachée derrière de hauts murs, enfouie sous d’épaisses bougainvillées. Baptiste n’avait jamais osé l’accompagner dans ses tournées. Mais Mervilus savait comment les faire rêver, lui et les autres.

Mervilus militait au parti des Démunis. Des militants du parti étaient venus un après-midi jusqu’à notre quartier dans un grand tumulte de voix. Elles étaient aussi fortes que celles qui éclataient au carnaval ou dans les sermons des Adventistes du Septième Jour. Ce jour-là ma mère et moi revenions à peine du marché. Je la vis poser son panier sur le seuil de la maison et rejoindre, au bout de la rue, le groupe des hommes et des femmes qui discutaient avec animation comme si leur vie en dépendait. Agglutinés contre les deux camionnettes des hommes du parti des Démunis, nous buvions les paroles des orateurs qui nous décrivaient un bonheur d’une rare extravagance, celui que les riches ne nous avaient jamais laissé entrevoir. Les mots puissants, magiques firent fondre en un instant notre épaisse carapace de doutes et de méfiance. Et bientôt l’agitation gagna aussi les enfants. Au son d’une musique nasillarde et frénétique, improvisée pour la circonstance, Jonas et moi nous nous déhanchâmes avec les autres, bien au-delà du départ des militants. La vie avait ce jour-là un goût d’eau fraîche et d’étoiles.

C’était il y a deux ans déjà. Depuis, à en croire Boss Charles, le parti des Démunis était devenu cinq fois plus riche que l’ensemble des partis des Riches. Et puis il y avait la mort de Mervilus qui était venue tout changer.

Au milieu de la veillée, je rejoignis Jonas endormi tête baissée, la joue contre celle de Cocotte, la fille de Zuléma, les bras autour du cou de Bonel, le fils de Rameau. Tournant le dos au tumulte des adultes, à ces feux trop vifs de la nuit, je les rattrapai dans la liberté de leurs rêves, là où avaient déjà pris place de fraîches hirondelles et des poissons volants. Quand je me réveillai il me sembla avoir été longtemps absente. Les mots avaient pris une couleur malicieuse et folle. La vigueur des gestes, l’avidité de soifs et la force des rires, tout était décuplé. Les visages semblaient englués dans les ténèbres d’un monde perdu. La lumière des lampes à pétrole et des bougies semblait sortir du sol de terre battue et effleurait les joues, les lèvres et les sourcils, laissant de grandes taches d’ombre sur les visages comme s’ils avaient été à moitié rongés par des rats. Je remarquai comme jamais auparavant les années de méfiance et de misère qui s’étaient incrustées dans ces visages. Et qui faisaient que nous scrutions le monde avec une curiosité aiguë. Et qui faisaient que nous le dévisagions aussi quelquefois avec une méchanceté égale à notre faim.

Ce matin, Baptiste, encore imbibé d’alcool, sentant la sueur et la nuit moite, est parti très tôt rejoindre le groupe des hommes à l’entrée de la boutique de Boss Charles. Et ma mère comme toutes les autres femmes attend. Elle aussi a à peine dormi. À cause de la veillée, à cause de la mort et de la colère. Quand, au réveil, je suis allée puiser l’eau à la fontaine, elle m’a demandé une nouvelle fois de faire attention. À mon retour, elle était debout sur le seuil de la maison échangeant quelques mots avec Espérance et Nerlande. Elle en a profité ensuite pour s’étendre sur le grand lit de l’unique pièce de la case. La case en dur n’est pas très grande. Baptiste l’a construite il y a deux ans à l’époque où il travaillait sur un chantier. Elle a l’air trapu et se confond avec la forêt de toits de tôle, de portes mal rabotées et de murs borgnes. Ma mère se fatigue plus vite depuis quelques temps. Elle est enceinte et a de plus en plus de mal à porter seule les paniers au marché. Heureusement, depuis trois mois, je l’accompagne mais ce n’est pas seulement pour l’aider que je le fais. Depuis qu’elle a surpris le regard d’Obner posé sur moi un jour que je revenais de la fontaine, elle a décidé de confier Jonas à Espérance et de m’emmener avec elle. Elle insiste souvent, me demandant de ne jamais m’arrêter en chemin, et surtout de rester sourde et muette à tous ceux qui me diront que je suis forte et belle pour mon âge. Je lui ai présenté un visage d’innocente, lisse et net. Mais je sais que Baptiste fait à ma mère ce que les hommes font aux femmes et qu’elle craindrait de voir Obner ou un autre me faire. Baptiste est le père de Jonas. Je ne connais pas mon père. Du plus loin que je me souvienne, il n’y a toujours eu que ma mère. Alors quelquefois je voudrais me boucher les oreilles et fermer les yeux, de quoi faire disparaître Baptiste. J’entends souvent leurs souffles mêlés la nuit, quand ils sont secoués de la tête aux pieds, dans un vacarme sourd de chats, sur le grand lit bosselé et déformé.

Baptiste est revenu de chez Boss Charles il y a quelques minutes. Les funérailles de Mervilus seront chantées dans deux heures. Le prêtre a accepté parce que Boss Charles a versé d’avance un peu d’argent. Ma mère et lui se sont partagés un seau d’eau. Ma mère s’est mise une poudre trop claire pour l’ébène de sa peau, elle a revêtu son unique robe bleue et ses chaussures noires d’occasion. Baptiste a l’air tout drôle dans son costume deux fois trop grand pour lui. Leur parfum bon marché embaume la pièce et recouvre l’odeur fauve des jours où l’argent de l’eau fait défaut.

Au départ des adultes, le silence subit du quartier s’est engouffré dans nos os. Jonas a ouvert son pantalon tout déchiré et lancé son jet d’urine vers le ciel. Comme hier, comme le jour précédent, le cortège des nuages s’est défait dès le début de l’après-midi. Les plus impétueux d’entre eux frôlent déjà la terre dans le grondement sourd des orages et au milieu des éclairs zébrant le ciel. Cocotte et Bonel nous rejoignent. Bravant les interdits, nous nous déshabillons et nous nous livrons à l’ivresse de l’eau, riant à fendre la terre en deux. L’averse a duré assez longtemps pour éveiller les faims et les soifs endormies au cœur des hommes et abreuver leur colère. Les corridors qui serpentent entre les cases se sont transformés en lacis boueux. Les hommes sont revenus des funérailles, ivres de rage. Baptiste me semble plus maigre que d’habitude, ses joues plus creuses et ses yeux encore plus enfoncés dans leurs orbites. À croire que subitement cette maigreur relevait du surnaturel. La cicatrice sur la joue gauche de Kesnel me paraît plus profonde. Plus larges aussi les mains velues d’Obner. Anose a entamé il y a quelques minutes un chant et chacun a suivi, mordant dans les mots, mangeant les syllabes. Les voix s’élèvent à mesure, comme décuplées par la pluie.

Dans les cases, les bougies et les lampes à pétrole se sont allumées dans une atmosphère irréelle et biblique. Les chants guerriers des lointaines guerres d’Afrique, des embuscades impardonnables des guerres d’ici, sont repris en chœur. Et les dieux, Ogun, Pétro et Linglinsou soufflent dans nos voix et je peux entendre leurs incantations et leurs grognements se mélanger aux appels de conques de lambi qui, à leur tour, se mêlent à nos chants. Des ombres de plus en plus nombreuses se déversent dans la nuit. Ma mère a saisi un bâton et est allée gonfler la foule de ceux qui sont déjà armés de machettes, de coutelas ou de piques. Je me fraye un chemin au milieu de pieds osseux, de jambes vigoureuses comme des troncs d’arbres. Les hommes martèlent le sol et les femmes aux hanches de taureau ou effilées comme des épines piaffent dans la boue. Des roulements de tambours déchirent la nuit. La nuit est prise de convulsions. Et nous sommes une bande de pouilleux hagards à la peau terreuse, aux yeux caverneux, dans des vêtements fripés. Même nu-pieds, nous ne sentons pas les tessons de bouteille qui s’enfoncent dans nos talons.

Nous surgissons sur la grand-route comme une horde d’outre-tombe. Les derniers taps-taps se hâtent de laisser la zone et les passagers apeurés se collent les uns aux autres sur la banquette arrière du véhicule. Nous avançons jusqu’à l’endroit où la nuit, comme une grande bouche, dévore la route. Nous pillons les boutiques, dévalisons les rares passants qui se sont attardés, attaquant l’unique véhicule de police et brûlant tout sur notre passage. Nos dressons des barricades aux quatre coins du quartier avec des carcasses de voitures abandonnées, des pneus et des tréteaux.

À l’arrivée du second car de police, les coups ont fusé de partout. J’en reçois sur l’épaule, à l’avant-bras gauche. Les premiers coups de feu redoublent notre ardeur. Quand l’un des policiers tombe, les autres s’enfuient. Nous le cernons dans une sarabande macabre. Il est d’abord bousculé puis nous le frappons au visage mais le coupe asséné par Rameau l’assomme tout à fait. Nous sommes dans l’enchantement de la violence, les flammes d’un enfer qui nous réjouit, nous secoue de bonheur. La joie égale le sang répandu, la peur et la faim. Et c’est alors que Baptiste lève sa machette et se place juste au-dessus du corps. Ensuite, tout s’est passé très vite. Je me suis baissée puis faufilée entre les jambes comme dans une forêt et j’ai regardé l’inconnu et j’ai entendu dans sa gorge le gargouillis à peine perceptible du dernier souffle. Dans un mouvement brusque, je me suis retirée, confuse, retournée, hagarde. Et j’ai couru éperdument, me laissant tomber sur le sol derrière la porte d’une maison abandonnée à la lisière du quartier. Et j’ai ressenti la brûlure et la douleur à l’épaule et à l’avant-bras gauche.

J’entends distinctement des pas lourds et prudents comme ceux d’un chasseur à l’affut. La repiration est oppressée. C’est celle d’un homme. De ses ongles, l’homme gratte les surfaces rugueuses des murs, cogne contre le bois des portes et des fenêtres. Et puis soudain une voix autoritaire et chevrotante à la fois murmure mon prénom. Plusieurs fois. Je reconnais la voix d’Obner. Je respire à peine, prise d’une légère nausée. La première fois, je ne voudrais pas que ce soit Obner. Je ne veux pas de ses grandes mains calleuses. Je ne voudrais pas me débattre et griffer et mordre jusqu’à ce qu’il me laisse pour morte. Je me recroqueville. J’ai peur. Je me tapis dans l’ombre, dans le ventre de la nuit et j’attends.

Quand les pas s’éloignent enfin, je cours comme si des ailes avaient poussé à chacun de mes flancs et je ris malgré la douleur, malgré la peur. Et je continue à courir. Et comme par enchantement, mes forces augmentent. Pourtant même les ombres semblent exténuées. Certaines rôdent, perdues dans leurs rêves insomniaques, d’autres titubent de fatigue, certaines pansent des plaies et d’autres errent dans les décombres. Moi j’exulte sous la lune.

Je regarde là-haut le ciel lavé et pailleté. Et je rejoins les constellations dans leurs mystères, leurs extravagances et leur beauté. La lune fait de grandes taches blanches Presque laiteuses. Je suis seule. Enfin. Seule à respirer sous cette lune.

J’ai douze ans et je me sens forte et belle.


Cette nouvelle de Yanick Lahens, « La folie était venue avec la pluie », a été publiée pour la première fois dans le recueil collectif dirigé par Leïla Sebbar, Une enfance outremer, publié à Paris aux éditions du Seuil en 2001 (pages 129-141). Par la suite, la nouvelle (pages 9-19) donne le titre au recueil de Yanick Lahens, La folie était venue avec la pluie, publié aux Presses Nationales d’Haïti en 2006.

© 2001, 2006 Yanick Lahens © 2006 Yanick Lahens et Île en île pour l’enregistrement audio (13:40 minutes)
Enregistré à Port-au-Prince (Haïti) le 30 juin 2006


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mis en ligne : 3 juillet 2006 ; mis à jour : 27 décembre 2020