Visite à Jimmy Ly, Un singulier Hakka en Polynésie

Jimmy Ly photo © Dora Sultan, avril 2002, Puunui (Tahiti)

Jimmy Ly
photo © Dora Sultan, avril 2002, Puunui (Tahiti)

par Kévin Dupont

Jimmy Ly est un homme bien singulier! À Tahiti, et même au sein de sa propre communauté, cet Asiatique au teint clair et au prénom américain, ce Chinois aux yeux bridés mais verts, ce Polynésien d’aujourd’hui à l’esprit tellement parisien mais si profondément hakka, ne ressemble à personne…

Quittant dès l’âge de treize ans son île natale afin de poursuivre ses études au fameux et huppé Collège Stanislas, à Paris, Jimmy Ly a découvert la France… par complète immersion. Il a dû, vaille que vaille et par la force des choses, s’intégrer. Effet sans doute de «l’osmose mimétique», qu’il évoque dans ses souvenirs d’adolescence, particulièrement dans Bonbon Soeurette et Pai Coco (83). À force d’observer et de reproduire, sans toujours bien les comprendre, les faits, gestes et le parler des jeunes Français de son «bahut», le jeune Ly se francise, ou du moins il adopte les apparences d’un «vrai Français», avec «l’accent, sinon le béret, en prime».

Bientôt, il n’est plus le gamin naïf qui se retournait en cherchant un ruminant alentour, lorsqu’un de ses condisciples s’écriait: «Oh, la vache!». L’humour potache des internes qu’il côtoie le conduisit à goûter celui, bien franchouillard, des sketches inénarrables de Fernand Raynaud ou d’un Robert Lamoureux. De fait, sa bonne nature et sa disponibilité amicale aidant, le jeune «oiseau des îles» réussit à se faire accepter comme un camarade facétieux et rieur, ne détestant pas participer aux farces et attrapes de la vie d’internat.

Pourtant cette intégration par le rire, si elle est réussie, dissimule mal une mélancolie faite d’envies de retour au fenua (terre natale, terme fortement valorisé en tahitien), de nostalgies de paysages insulaires et de lagons. Sa famille lui manque. Jimmy Ly cependant évoque cette transformation mimétique sans rancoeur ni colère, mais sans naïveté non plus et sans être dupe de la forme d’aliénation qu’elle peut signifier. L’amertume et le ressentiment ne sont pas le fait de cet homme indulgent.

L’exil auquel le contraint l’exigence sociale et familiale de «passer le baccalauréat» ne l’empêche pas de se découvrir de nouvelles passions. «Pour échapper à l’ambiance un peu carcérale de la pension», Jimmy Ly se lance dans les activités sportives qui lui permettent de fréquenter «les stades tristounets de la banlieue parisienne». Les jeudis de relâche sportive étaient consacrés à des promenades éducatives à travers Paris, sous la houlette de l’abbé censeur qui lui fait découvrir Notre Dame de Paris, Cyrano de Bergerac et suscite une passion pour le cinéma qu’il a gardée jusqu’à aujourd’hui «et qu’il regarde toujours avec les beaux yeux de qui tu sais». L’adolescent tombe bien sûr amoureux de la ravissante Brigitte Bardot, dont les provocants bikinis symbolisent une France nouvelle, moins conformiste et plus libérée.

Plus tard, dans sa période estudiantine, il poussa l’exotisme et la témérité jusqu’à taquiner le ballon ovale et le «ru(g)by»cher à Roger Couderc, le fameux présentateur télé de l’époque, tout en se damnant pour les délices tentateurs d’un cassoulet du Sud-Ouest. Sans en être vraiment conscient, le «gamin trop sage qui n’avait de connaissances sur rien» (23) s’imprègne de l’essence de cette culture française «toute», selon lui, «d’ inspiration, de spontanéité, d’humour primesautier et d’esprit épicurien». Il avoue lui-même qu’avec «le meilleur de l’autre, [il] avait réussi à [se] révéler un aspect caché de [lui]-même» (84).

Cette construction de soi est toujours une quête quasi permanente chez cet auteur d’apparence si détaché. Se construire son identité, c’est «rechercher toutes les potentialités qui sont en soi». Dès son époque parisienne, le jeune Jimmy Ly tente de se forger sa propre personnalité car, selon un solécisme si délicieux, «déjà turlupinait dans [son] esprit, cette recherche du sens du moi, de la vie» (126). Une réserve évidente et une timidité naturelle l’empêchent de poser les bonnes questions que tout adolescent s’est posées un jour. Mais «l’ambition présomptueuse de vouloir simplement devenir quelqu’un» (125) présageait une quête de soi qui passait inévitablement par un retour à ses origines et à ses racines.

Alors qu’il était encore à Paris, il fréquente d’autres milieux d’étudiants chinois venus de Hong Kong ou de Taïwan. Il se rend compte à quel point il est devenu différent d’eux. Son origine «Hakka» ne lui était d’aucun secours, et – bien pire – son dialecte était rejeté par ceux qui savaient parler le mandarin ou le cantonais. Traité avec condescendance et même ignoré, il s’est senti humilié que son appartenance hakka ne lui permît pas de revendiquer qu’il était lui aussi un vrai Chinois. Il se sentait exclu comme tous ces Hakkas qui «seraient des étrangers partout où ils mettraient les pieds» (117), même en Chine. Déçu de cette «incompréhension presque martienne» (116) entre gens qu’il croyait semblables, il créa à Paris avec d’autres compatriotes, la première Association des Étudiants Chinois de Tahiti, pour tenter de retrouver ses origines ethniques et de mieux comprendre les traditions de sa culture.

C’est presque dans un esprit de revanche, qu’il essaie de remonter le cours de l’Histoire et de faire siennes les pérégrinations des ces émigrés contraints de quitter leur terre natale vers le milieu du 19ème siècle. Il cherche à comprendre pourquoi cet exil provisoire dans les îles polynésiennes avant un éventuel retour en terre chinoise s’est mué en un établissement définitif «comme une parenthèse qui se referme sur un destin insulaire». Pour connaître qui il était, il était nécessaire à l’auteur de mieux cerner la vie de ces familles émigrées dont il était issu. Il prend alors conscience que toute la communauté hakka qui a fini par s’enraciner à Tahiti s’est enclenchée dans un processus de désagrégation culturelle. Cette profonde, grave et tenace interrogation sur la lente et inexorable disparition de sa culture est permanente dans la quête d’identité de Jimmy Ly.

Son premier ouvrage, Hakka en Polynésie est à la fois un constat de déliquescence et un signal d’alarme. L’auteur évoque avec émotion la difficile et tortueuse intégration d’une communauté sédentarisée par la force d’ évènements qui interdisent le retour en terre chinoise et par l’espoir d’un destin polynésien plus prometteur car porteur de plus d’espoirs de réussite. Comment les Hakkas de Polynésie pouvaient-ils se douter que cette voie royale vers le bonheur les mènerait à leur perte?

Perte d’abord d’une identité privée de ressourcement extérieur. Certes, on s’intègre de plus en plus facilement à l’intérieur, mais on ne bénéficie plus dorénavant des apports culturels originaux des autres communautés chinoises. L’acquisition collective de la nationalité française par la loi du 9 janvier 1973 se fait au détriment de la perte du nom d’origine, francisé souvent de façon fantaisiste et quelquefois péjorative. «Déchirée par des luttes fratricides sur fond politique, la communauté chinoise déboussolée» voit en 1964 la fermeture de ses écoles «entraînant inexorablement la déliquescence de la vie sociale collective et l’abandon progressif des coutumes traditionnelles».

Jimmy Ly fait l’amer constat de cette résorption culturelle surtout chez les jeunes. Par esprit de provocation, il n’hésite pas à qualifier ceux-ci de «bananes de l’espèce la plus répandue et la plus banale, jaune de peau à l’extérieur mais à la chair blanche et fade à l’intérieur» (Hakka en Polynésie 90). Perplexe, je l’interroge sur l’outrance et la violence de cette comparaison. Jimmy Ly me répond qu’il avait lancé cette phrase en guise de provocation, «juste pour faire réagir les jeunes», ceux-là mêmes qui imitent jusqu’à la caricature et à n’importe quel prix les Polynésiens de souche. En fait, ce que stigmatise véritablement l’auteur, c’est une «assimilation irresponsable et mutilante qui laisse la communauté chinoise exsangue culturellement». Elle «se meurt», dit Jimmy Ly avec un certain lyrisme, «comme un bateau ivre, sans desseins particuliers ni valeurs propres capables de l’ancrer de manière enrichissante dans une société pluriethnique, où les composantes peuvent vivre soit côte à côte, soit en fusionnement dans le meilleur de l’autre».

Se nourrir du meilleur de l’autre et l’inclure en soi sera-t-il le nécessaire compromis pour les Hakkas de demain? L’auteur donne pour répondre à cette question l’exemple pittoresque d’une recette de cuisine locale qu’il a baptisée, «Poisson cru à la chinoise». En effet, le poisson cru au lait de coco est un plat typiquement polynésien à l’origine. Accommodé au goût chinois avec des ingrédients plus exotiques comme le gingembre et des légumes aigre-doux, il s’est imposé désormais à Tahiti comme un plat typiquement local, plus prisé parfois que son modèle par les Polynésiens eux-mêmes. Par cette métaphore culinaire, Jimmy Ly laisse entrevoir comment la culture Hakka pourrait s’engager dans la voie ardue d’une «acceptation consentie, suite naturelle et logique d’une véritable reconnaissance pouvant amener une véritable renaissance comme d’une possible rédemption».

Je me suis rapidement rendu compte, en l’interrogeant, que Jimmy Ly n’était pas aussi pessimiste qu’il le paraissait dans son ouvrage Hakka en Polynésie. Loin de l’alarmant et très valéryen: «Nous autres, Hakka de Polynésie, savons que nous sommes mortels», j’ai découvert un homme très souriant, plein de cet esprit gouailleur acquis lors de son séjour métropolitain. Par exemple, lorsque je lui demande, presque gravement, la raison du manque d’intérêt des Hakkas pour leur culture, il me murmure, se retournant presque, comme pour surveiller que personne ne l’entende, «En fait, je crois que cela vient du fait que les Hakkas sont à l’origine issus de classes populaires, et ils préfèrent parler commerce plutôt que de culture». Et il éclate de rire de cette saillie qu’il a lancée sur sa communauté pour aussitôt me confier de sa voix susurrée, qu’il ne se considère pas comme un écrivain, – un écrivant tout au plus – et qu’il n’avait pas trop envie de participer aux manifestations publiques organisées à Tahiti en l’honneur des écrivains polynésiens. «Je n’ai écrit que des livres sur moi, je ne suis véritablement un auteur, du moins pas comme on l’entend habituellement». Modeste et affable, c’est un homme discret.

J’ai voulu savoir enfin quel était le lien sentimental qui l’attachait à la Polynésie. Jimmy Ly est alors apparu tel qu’on le trouve dans ses oeuvres: un «incurable nostalgique» d’une époque révolue dont «les années perdues ne se rattrapent jamais» (143). Il regrettera toujours le Tahiti d’autrefois, celui de son enfance passée autour des quais du port, où «les vieux Chinois comme son grand-père se réunissaient , non loin des goélettes en partance, pour discuter des nouvelles du jour ou se rappeler quelque chose de la Chine peut-être». Que sont devenus les dimanches passés au district «avec les baignades sur la plage de sable noir à l’embouchure de la rivière de la Punaruu»? C’est par un soupir que Jimmy Ly tourne la page et entre dans l’âge des souvenirs.

Et lorsque je lui demande de m’éclairer un peu sur les années ultérieures à celles évoquées dans ses deux livres, il me répond, presque gêné de m’ennuyer: «Ma vie n’est pas intéressante». Tout au plus me révèle-t-il que c’est aux Etats-Unis qu’un professeur de français de nationalité haïtienne lui fait découvrir comment aimer la littérature et la langue française. Ce jour-là, «comme par magie, le monde lui est devenu intelligible».

En quittant le magasin Marie Ah You, «qui est celui de maman: une célébrité de la mode locale polynésienne», j’ai eu l’impression de quitter un ami de longue date avec qui j’ai évoqué quelques souvenirs d’antan. Par pudeur, il se défend d’être un véritable écrivain. Et pourtant écrire sur sa vie, ses souvenirs, le temps qui passe, sans lasser ses lecteurs, l’entreprise n’est pas si aisée et demande bien de l’art dès lors que l’on veut éviter les pièges de l’amour-propre, de la vanité et d’un sentimentalisme larmoyant. C’est bien, sans nul doute, le cas de ce mémorialiste fin et spirituel, léger et profond à la fois… Non vraiment, Jimmy Ly ne ressemble à personne.

propos recueillis au magasin Marie Ah You à Papeete, avril 2002
entretien réalisé par Kevin Dupont pour Île en île

Textes cités:

  • Ly, Jimmy. Bonbon soeurette et pai coco. Papeete: Association Wen Fa /Polytram, 1996.
  • Ly, Jimmy. Hakka en Polynésie. Papeete: Polytram, 1997.

Remerciements : Je remercie Jimmy Ly de m’avoir consacré de son temps pour m’apporter précisions et compléments. KD


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mis en ligne : 15 janvier 2003 ; mis à jour : 29 octobre 2020