Verly Dabel, « Le curé dans ses petits souliers »


C’était un dimanche, et pas n’importe lequel, un dimanche de Pâques. On dirait que le soleil avait sorti ses rayons un peu plus tôt pour annoncer une journée magnifique en l’honneur de la résurrection du Fils de Dieu. À l’époque, je commençais déjà à me rebeller contre la plupart des cérémonies du culte catholique. D’abord les messes, je me posais plein de questions sur leur utilité. Je les trouvais passablement monotones : toujours la même litanie à part le sermon du prêtre qui pouvait changer d’une messe à une autre. Et encore, après avoir assisté à un certain nombre de messes, j’avais fini par remarquer que les sermons reprenaient à peu près les mêmes thèmes : le mystère de la création, l’amour du prochain, la fornication, le sens du sacrifice du fils de Dieu, la place de Dieu dans notre vie, les signes avant-coureurs de la fin du monde, le jugement dernier, la vie après la mort, la fragilité des richesses terrestres, etc. Mais ce qui me dérangeait par-dessus tout, c’était le caractère vénal de certaines cérémonies. Par exemple, les messes payées qu’on faisait chanter à l’intention des âmes du purgatoire, pour soi-disant précipiter leur ascension au paradis, au grand dam de la grande majorité des décédés dont les parents n’avaient pas les moyens de commander une messe. Comme si les mortels que nous sommes pouvaient savoir quelles sont les âmes qui se purifiaient au purgatoire et quelles sont celles qui étaient ailleurs. Le plus détestable c’était que les messes et autres cérémonies payées étaient hiérarchisées. Il y en avait de première, de deuxième et de troisième classe, la première payant plus cher que les deux autres et ainsi de suite, comme quoi mezi lajan ou, mezi wanga ou, à chacun donc suivant ses moyons, alatraka

Mais qu’est-ce que cela pouvait bien faire au clergé catholique que je sois content ou pas content, que j’aime ou n’aime pas la plupart de leurs pratiques ? Les plus riches continueront de payer des messes de première classe pour le repos sans délai des âmes de leurs proches, laissant pourrir au purgatoire ceux qui n’ont pas les moyens de payer.

Imaginez que même moi qui tempête contre le système, j’ai déjà fait chanter une messe. Vous vous rendez compte ! j’ai payé de mon argent gagné à la sueur de mon front pour faire chanter une messe. C’était pour le repos de 1’ame de maman. l’avais seulement deux ans quand elle fit le grand voyage dans des circonstances troublantes que je ne décrirai pas ici. Vingt ans après, un de ses cousins germains, mon cousin aussi, pour lequel j’avais le plus grand respect, décida que son âme traînait encore quelque part au purgatoire et qu’il fallait faire chanter une messe pour la sortir de là. J’avais mille autres choses à régler avec l’argent, mais que voulez-vous, je ne pouvais pas décevoir le grand cousin.

Même si j’allais de moins en moins à la messe, je manquais rarement celles des grands jours comme le dimanche des Rameaux, le vendredi saint, le dimanche de Pâques, la veille de Noël. Je leur trouvais une certaine solennité qui me charmait encore. J’y étais donc à la messe ce dimanche de Pâques.

La messe était célébrée par le jeune curé Niclès Ansois qui dirigeait la paroisse de Congo depuis six ans. Je me souviens bien de son arrivée à Congo, un matin de février, pour remplacer le père Rodrigo, un prêtre blanc qui nous était venu d’Espagne. Les gens de Congo aimaient bien le bon vieux père Rodrigo qui vivait très près de ses paroissiens et aidait, comme il pouvait, celles et ceux qui étaient dans le besoin. Ce n’était pas sans raison qu’au départ du vieux religieux espagnol le village pleurait comme aux funérailles d’un être cher. Mais le père Ansois, la trentaine à peine, homme naturellement bon, servi par un physique avantageux, allait très vite remplacer le père Rodrigo dans le cœur des Congolais. Seulement il se chuchotait bien vite dans tout Congo que le nouveau curé courait après les jupons, qu’il était un homme à femmes.

* * *

     L’église du village, parée de mille fleurs en ce dimanche pascal, était remplie comme un œuf. La masse de fidèles s’étirait jusque sur le parvis, au grand dam des mendiants, eux-mêmes repoussés jusque sur la chaussée. L’église était ouverte de bon matin. Arrivé assez tôt, j’ai pu trouver une place dans la première rangée des bancs, tout juste derrière les fauteuils des notables du village : le maire, le lieutenant commandant du district, le commandant du corps des Volontaires de la Sécurité nationale, le juge de paix, le notaire, l’officier de l’état civil, les directeurs d’école, le boulanger, l’épicier, et autres brasseurs d’affaires et détenteurs de capitaux.

Tout s’était bien passé, jusqu’au moment de la distribution de l’Eucharistie, depuis le rite pénitentiel jusqu’à la consécration du pain et du vin en passant par les deux lectures bibliques, l’Évangile portant sur le sens du sacrifice de la croix, les offrandes particulièrement grasses en ce jour de fête. Pour la distribution du saint sacrement, le père Ansois avait sorti le ciboire des grandes occasions, un énorme ciboire doré qui devait valoir une petite fortune. Debout au pied de l’autel, en compagnie d’un enfant de chœur qui portait le plateau de communion, le prêtre tenait le ciboire d’une main ferme. Il y plongeait l’autre main pour en sortir des petits ronds d’hostie qu’il déposa dans la bouche de chacun des fidèles qui s’étaient invités au repas sacré. Le corps du Christ… Amen… le corps du Christ… Amen…

Le père Ansois devait avoir déposé une bonne centaine de corps du Christ dans autant de bouches, quand Moléon, le sacristain, quitta sa sacristie, monta discrètement sur l’autel pour souffler quelques mots à l’oreille du deuxième enfant de chœur et repartir aussitôt sur la pointe des pieds, comme il était venu. Comme dans toutes les églises catholiques, la sacristie était attenante à l’autel, avec une porte ouvrant sur la rue.

L’enfant de chœur abandonna aussitôt son siège pour descendre jusqu’au pied de l’autel où il rejoignit le prêtre complètement absorbé dans sa distribution eucharistique. Le sacristain l’avait certainement chargé de transmettre un message urgent au religieux. Le père Ansois avait entre le pouce et l’index un rond d’hostie qu’il s’apprêtait à glisser dans la bouche d’un petit vieux bedonnant, quand l’enfant de chœur le rejoignit au pied de l’autel. Le prêtre laissa machinalement retomber l’hostie dans le ciboire et pencha légèrement la tête pour prêter l’oreille à son enfant de choeur sous le regard contrarié du petit vieux, pas content de devoir attendre. L’enfant de chœur chuchota quelque chose au père Ansois qui fronça les sourcils, ouvrit de grands yeux étonnés, sembla poser une question à laquelle le jeune serviteur de l’église sembla souffler une réponse avant de regagner sa place sur l’autel.

L’enfant de chœur une fois retourné sur l’autel, le père Ansois reprit son travail de distribution du corps du Christ. Mais il n’était plus dans son assiette. Il dut se reprendre à trois fois avant d’arriver à faire atterrir un rond d’hostie dans la bouche du petit vieux qu’il avait fait attendre. Il se mit à suer à grosses gouttes tandis que ses mains tremblaient. Beaucoup de fidèles dans l’église, particulièrement les notables, bien enfoncés dans leur fauteuil de luxe aux premiers rangs, semblaient avoir déjà noté que quelque chose ne tournait pas rond. Ils se regardaient et se chuchotaient on ne savait quoi. Ce n’était pas tous les jours qu’on voyait un enfant de chœur prendre la liberté d’interrompre un prêtre en pleine célébration d’une messe. C’était donc un petit événement.

Soudain on entendit des bruits venir de la sacristie. On aurait dit des voix… des voix de femmes… Cela se précisait. Une prise de gueule. De gros mots, charogne, charognard, salope, bouzen, malandrin.

Manman bouzen, regarde bien si je te ressemble ?

– Je ne saurais ressembler à une salope comme toi, espèce de charogne.

Cade figi ou byen, ti soufri. (Regarde bien ton visage, souffre-douleur.)

Pa devan ou, vye bagay, vye moun. (Pas comparée à toi, salope.)

La chorale et l’église entière entonnaient l’un des chants eucharistiques les plus populaires, quand les voix commencèrent à arriver dans l’église.

Vini jwenn Jezi, vini jwenn Jezi
L’ap ba ou fòs nan konba lavi a.
Vini jwenn Jezi, vini jwenn Jezi
L’ap ba ou fòs pou ou gen laviktwa.

Les centaines de voix qui chantaient pour accompagner la distribution du corps du Christ s’étaient tues progressivement pour faire place à celles venant de la sacristie dont les échos remplissaient maintenant toute l’église. Les regards de presque tous les fidèles étaient dirigés sur le père Ansois, comme pour lui demander des explications sur ce qui était en train d’arriver dans la maison de Dieu.

Les mains du père Ansois tremblaient de plus en plus. Aussi bien la main gauche qui tenait le ciboire que la droite qui distribuait le corps du Christ. Il avait de plus en plus mal à distribuer les hosties qui n’arrêtaient pas de retomber dans le ciboire désormais vacillant dans sa main gauche tremblotante. Des gouttelettes de sueur, dont certaines allaient s’écraser dans le ciboire, perlaient de plus en plus sur le front soucieux du prêtre. La plupart des fidèles se regardèrent perplexes, nombre de ceux qui attendaient de recevoir la communion choisirent de regagner leur place, d’autres, particulièrement des parents qui accompagnaient leurs enfants, quittèrent précipitamment l’église en traînant leurs gosses, alors que des curieux en petite tenue commencèrent à y affluer.

Les voix se firent de plus en plus fortes, de plus en plus claires et le malaise de plus en plus intense, de plus en plus épais. Décidément il se passait quelque chose de grave. Mais rien n’était encore tout à fait clair. Pour moi, du moins. Je me demandais si les fidèles qui ont quitté précipitamment l’enceinte de l’église et les curieux qui y ont fait irruption avaient une compréhension claire de ce qui était en train de se passer. Une chose était sûre : deux femmes de petite vertu étaient en train d’avoir une prise de gueule musclée du côté de la sacristie. Mais comment ces femmes en étaient-elles arrivées à venir régler leurs comptes, vider leur différend dans l’enceinte sacrée de la sacristie au moment même de la célébration de la messe de Pâques ?

À un moment, on entendit des bruits d’objets qui se brisaient, des bruits de verre, de ferraille, de chaises, de tables… Les injures continuaient à pleuvoir. Plus denses. Plus violentes. Plus offensantes. L’instant d’après, on vit une jeune fille, une brunette bien en chair qui ne pouvait avoir plus de vingt ans, les vêtements presque en lambeaux, débarquer sur l’autel au pas de course, venant du côté de la sacristie. Jésus-Marie-Joseph ! Antoinise, la fille du cordonnier. Elle n’a vraiment pas froid aux yeux, celle-là. Arriva sur ses talons une deuxième fille, une grimelle d’âge mûr, disons la trentaine avancée, moulée dans un blue-jean délavé. Vierge-Miracle-Seau-d’Eau ! cette femme n’était autre que Sonia, celle-là même que tout le village disait être la petite amie du père Ansois. Armée d’un pied de table, Sonia était donc à la poursuite d’Antoinise. Elle l’attrapa juste au moment où elle passait à côté du tabernacle. Elle la saisit au collet et entreprit de la secouer et de la rouer de coups de pied de table.

Au moment précis où la première jeune femme avait fait irruption dans l’enceinte de son église, comme une mouche dans un verre de lait, le père Ansois avait, je ne sais par quelle synchronisation fortuite, mis fin à la distribution eucharistique, laissant pantois les derniers fidèles qui insistaient pour recevoir le saint sacrement. Le prêtre gravissait les dernières marches conduisant à l’autel exactement au moment où la grimelle saisit la brunette au collet. La surprise du prêtre fut telle qu’il manqua la dernière marche, vacilla et tomba en laissant échapper le ciboire qui atterrit sur le marbre de l’autel dans un bruit sonore, éparpillant ici et là ce qui restait d’hosties consacrées dans le vase sacré.

Le père Ansois tentait en vain de se relever quand Sonia lâcha Antoinise pour se précipiter sur lui, l’air menaçant, toujours armée de son pied de table. Mais les enfants de chœur, quelques notables et autres fidèles accouraient au secours du prêtre, empêchant la grimelle de l’atteindre. Sonia fut prise comme d’un accès de rage et laissa échapper : « Papa kaka, tu ne peux même pas prendre soin de moi et de mon fils, maintenant tu veux avoir une autre femme. »

* * *

     Tout le village de Congo savait que Sonia avait été pendant longtemps convoitée par Moléon qui lui aurait même proposé de l’épouser. Mais quand arriva le père Ansois qui lui fit des avances, entre le mariage de Moléon et le confort qu’elle espérait trouver sous la soutane du prêtre, Sonia fit le deuxième choix. Ceux qui connaissaient Moléon savaient qu’il n’était pas du genre à sombrer béatement dans la résignation ; il fallait tôt ou tard attendre une réaction de sa part. Aussi soupçonna-t-on la main du sacristain dans le triste scandale qui secoua l’église le dimanche de Pâques. Comment les deux femmes auraient-elles pu se trouver en même temps dans la sacristie sans la complicité passive ou active du sacristain ? Le village ne pardonnera jamais à Moléon d’avoir laissé ces deux sans vergogne profaner le temple de Dieu. On se souviendra toujours qu’on n’a jamais connu cela du temps du père Rodrigo.


Verly Dabel

photo © Thomas C. Spear
Port-au-Prince, 12 janvier 2009

Cette nouvelle de Verly Dabel, « Le curé dans ses petits souliers », a été publiée pour la première fois à Port-au-Prince dans son recueil, La Petite Persécution par l’imprimerie Le Natal en 2007, pages 81-93.

Cette photo et cet enregistrement, faits exactement un an avant le tremblement de terre qui a détruit la librairie La Pléiade de Bois-Verna (dont on voit le mur derrière le visage de l’auteur), sont marqués par la présence invisible de Georges Anglade. Nous avons pris rendez-vous avec Verly Dabel sur la suggestion de Georges Anglade, qui préparait la présentation de Dabel pour Île en île en 2009, mais Anglade n’a pu le finir, mort lors du séisme en 2010.

© 2007 texte de Verly Dabel ; © 2009 Verly Dabel et Île en île pour l’enregistrement audio. Durée : 14:23 minutes.
Enregistré à Port-au-Prince le 12 janvier 2009


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mis en ligne : 16 octobre 2012 ; mis à jour : 22 octobre 2020