Tony Delsham, M’man Lèlène


(extrait)

    Après avoir rassuré Harold, Julot avait raconté l’histoire de l’esclave Biron telle que transmise par la mémoire des grandes personnes. L’esclave Biron, dit-il, appartenait à Virgile-Hugues de Floricoures, le plus mauvais maître que la Caraïbe ait connu, et dont les terres se trouvaient dans la commune du Lorrain. Biron n’entendait d’autre voix que celle de son maître, n’hésitant jamais à dénoncer ceux qui parlaient révolte et marronnage, même lorsqu’il s’agissait de son frère. Un jour, le maître se croyant menacé, voulut préserver sa fortune. Il l’entassa donc dans une jarre gigantesque qu’il hissa, aidé de son esclave, dans une charrette tirée par quatre bœufs. Les deux hommes se dirigèrent alors vers Grand Rivière où le maître possédait quelques biens. Pour donner le change à ceux qui l’épiaient, ce dernier attendit quelques jours. Un soir, alors que la lune avait déserté le ciel, il réveilla Biron, lui ordonna de charger la jarre sur son dos et le guida loin sur la plage. « Encore plus loin que loin, oui ! » précise la légende. Le maître s’assit au pied du fromager, ordonna à l’esclave de creuser un trou, tellement profond, que ce dernier y disparaissait, malgré sa grande taille. L’esclave déposa la jarre au fond du trou. Au moment où il s’apprêtait à remonter, le maître l’arrêta et lui dit :

– Mon fidèle Biron, tu m’es très dévoué, tu l’as prouvé en maintes occasions, je veux que tu continues à me servir. Qui donc mieux que toi pourrait veiller sur mon trésor ? Je veux que ton âme demeure attachée à cet or et chasse les voleurs, les maraudeurs et même les flâneurs…

L’esclave eut beau pleurer, supplier, rappeler à son maître qu’il lui avait promis de le patronner en vue de son affranchissement en récompense justement de sa fidélité et de sa loyauté, le maître ne voulut rien entendre et lui tira une balle dans la tête. L’esclave s’écroula sur la jarre, son sang se colla aux pièces d’or, aux rivières de diamants et aux bijoux de toutes sortes. Le maître lui arracha le cœur qu’il mangea le soir même afin de s’assurer la soumission totale de celui qu’il venait de tuer. Il reboucha le trou et s’en alla comme si de rien n’était. Depuis, et encore aujourd’hui, des bois surplombant la plage, s’échappent des plaintes et des cris, mais la légende ne s’arrête pas là. On dit que l’esclave Biron se vengea de belle manière. En effet, son âme exécuta à la lettre l’ordre donné et éloigna tous les rôdeurs sans exception, leur ôtant la vie s’ils approchaient de trop près. Ainsi, quand le maître, sa tranquillité retrouvée, prétendit récupérer son bien, si l’âme de l’esclave Biron le laissa approcher et creuser le sable, à chaque coup de pelle ou de pioche, la jarre d’or s’enfonçait dans le ventre de la terre. Et, prétend le peuple des plages, des mornes et des bois, le maître est encore en train de creuser sous les tonnes de sable qui désormais recouvrent la cachette.


Le roman de Tony Delsham, M’man Lèlène, d’où est tiré cet extrait, a été publié pour la première fois à Schœlcher, chez Martinique Éditions (2004), pages 11-12.

© 2004 Tony Delsham ; © 2004 Tony Delsham et Île en île pour l’enregistrement audio (3:19 minutes)
Enregistré à Paris au Salon du Livre le 23 mars 2004


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mis en ligne : 17 septembre 2004 ; mis à jour : 24 décembre 2020