Henri Pied, Interview avec Tony Delsham

Henri Pied : Grand-Rivière occupe souvent une place centrale dans vos romans. Pourquoi ?

Tony Delsham : Je ne suis pas né à Grand-Rivière, mais je suis de Grand-Rivière. Mon père y est né. Mon grand-père aussi. De même que mon aïeul. Je suis rempli des bribes de notre passé de les avoir écoutés, et le foyolais que je suis a toujours eu le sentiment que Grand-Rivière est le commencement du monde. Dans M’man Lèlène je parle de Gontran de Mont-Villain. Les grandes personnes de Grand-Rivière se souviennent du héros de la guerre de Verdun. Son uniforme flamboyant, son épée, son képi et ses décorations étaient visibles de la rue. Dans la réalité, il ne s’appelait pas de Mont-Villain mais, comme ce dernier, il était ivre du matin au soir et injuriait tout le monde. À nous, ses petits neveux, il parlait des fantômes qui hantaient ses nuits et qu’il tentait de noyer dans l’alcool. À Grand-Rivière, les grandes personnes savent que l’un des leurs avait séduit puis abandonné une jeune fille, que cette dernière à la naissance de son fils déposa ce dernier sur le pas de la porte de la maison du séducteur, et s’enfuit. Bien entendu, cette saga n’est pas l’histoire de ma famille bien que les clins d’œil y soient nombreux.

H. P. : Nicole Delsham écrit dans la postface de votre dernier roman M’man Lélène, évoquant « Ceux qui n’ont attendu ni la Négritude, ni le Cri césairien », ne placez-vous pas vos ambitions « trop Haut », en émettant ainsi une critique de fait (ou un regard critique de fait) sur un des piliers de la conscience littéraire et politique de la Martinique, sans compter les autres de la Créolité ?

T. D. : « Trop haut » par rapport à quoi ? Par rapport à un passé qui a déjà tout dit, qui a déjà accouché de tout, qui a déjà tout généré, ou par rapport au présent qui vacille d’incertitudes ? Ou encore par rapport au futur qui cherche désespérément le socle galvanisant qui affirmerait au monde qu’un peuple existe en terre de Martinique ? Je me garderai bien de critiquer Aimé Césaire, même par un regard critique. Son apport est un acquis définitif que personne ne conteste et ne doit contester. Mais, me semble-t-il, chaque nouvelle génération doit avoir l’ambition de faire progresser les idées. En cela ceux de la Créolité jouent parfaitement leur rôle. Pour ma part, je dis simplement que si, contrairement au peuple haïtien, les moyens guerriers nous ont toujours manqué pour conquérir notre liberté, nous n’avons jamais perdu notre dignité. La Négritude et le cri césairien sont nés de cette dignité, de notre résistance. Pas le contraire. C’est tout de même le 22 Mai 1848 que l’esclave brisa ses chaînes. La Créolité, nouvelle contribution à notre avancée, mais qui ne saurait exister sans la Négritude, est lecture moderne de la réalité du terrain. Mais, vous savez, tranquillement, à son rythme, le temps fait ses affaires. Alors les autorités, « les piliers », « les consciences politiques et littéraires » n’auront plus de règne aussi long, de cour aussi docile. Le pire qui pourrait nous arriver, serait un nouvel arrêt sur image. Heureusement, je crois ce temps révolu.

H. P. : Selon vous, où commence le réel et autour de quoi s’est construit cet « irréel » qui nous éloignerait du « vrai », en ce qui concerne les autres regards sur le destin de notre communauté ?

T. D. : Jean Bernabé, lors de la présentation de son livre Le Bailleur d’étincelle à la Bibliothèque Schœlcher s’est exclamé : « Ma chance s’est d’avoir lu Césaire à seize ans ». Après sa conférence je lui ai confié, « moi, ma chance, c’est d’avoir lu Césaire à vingt cinq ans ». C’est dire que je n’ai jamais eu de rêve africain ni la nostalgie africaine que le père de la Négritude nous proposait jusqu’à l’année dernière dans l’interview parue dans le journal  Le Point sous la signature de Patrice Louis. Mon réel a d’emblée été le rêve martiniquais. Pour moi, l’Africain est un ancêtre qui habite un pays que je ne connais pas, sauf par mes connaissances de la géographie et de l’histoire du monde. Même réflexion pour l’indien. Ma mère est de Basse-Pointe. Même réflexion pour l’Européen. J’ai seulement conscience et respect d’une filiation évidente. L’irréel commence quand on prétend, en terre de Martinique, rencontrer et vénérer l’Afrique, rencontrer et vénérer l’Inde et l’Europe. L’irréel commence quand on s’éternise à pleurer le déracinement, sans songer à chanter l’enracinement. L’irréel commence quand on dénonce le colonisateur tout en le remerciant d’avoir aboli l’esclavage par lui institué, l’irréel commence quand on dénonce l’emprise mentale du colonisateur tout en se battant pour être par lui reconnu.

H. P. : Quelles sont les filigranes des Tomes deux, trois, quatre, de votre « Filiation » ?

T. D. : Dans ces quatre tomes je suis volontairement parti à la recherche de ceux qui n’ont pas appliqué une stratégie de l’esquive du fouet, mais qui ont arraché le fouet. De ceux qui, ne se contentant pas d’émeutes stériles, ont eu une vraie stratégie de la liberté. Par tous les moyens : L’empoisonnement. Le kimbois. Les révoltes. L’affranchissement pour faits d’armes. L’impôt du sang. Etc.

Oû est la vérité historique ? La démesure de l’imaginé ? Le souhait du déraciné devenu martiniquais et qui assume le devenu pour mieux affronter le devenir ? Est-ce vraiment important ces questions ? Il ne faut pas se contenter de dénoncer un imaginaire pollué par les prétentions de l’Autre, encore faut-il meubler cet imaginaire à notre convenance. Et qu’importe si je triche avec les faits.

H. P. : Auriez-vous participé à la Marche de la Réparation de Garcin Malsa ?

T. D. : Non. J’ai déjà donné. Peut-être est-il important de continuer, mais trente ans d’observation de notre société m’incitent à penser qu’il est des fuites en avant délibérées qui permettent de se donner bonne conscience et l’illusion que l’on agit. Pour beaucoup, hélas, les larmes de l’arrière grand-mère violée et de l’arrière grand-père empalé sont rentes de situation juteuses.

H. P. : Si vous étiez « Béké » comment auriez-vous vécu la Martinique qui se dessine autour de ses actualités commémoratives ?

T. D. : Il faut cesser de penser qu’existe un monde béké avec une pensée unique. Pour répondre à votre question il faudrait que je définisse de quel béké il s’agit. J’en connais un qui, le plus sérieusement du monde, développe la théorie de la supériorité de la race blanche. Celui-là, à n’en pas douter, rêve du fouet de son arrière grand-père. D’autres sont inquiets. D’autres sont indignés parce qu’ils ne se sentent pas responsables des crimes du passé. Alors, si j’étais béké mais avec l’état d’esprit qui m’anime, je me serais désespéré que nègres békés et dérivés en soient encore à se faire la guerre sans même réfléchir à une convergence d’intérêts qui permettrait enfin l’érection d’un pays, fort de toutes les composantes de sa personnalité.

H. P. : Toute filiation impose la définition des « pères ». Quels sont les vôtres ?

T. D. : Si vous êtes partisan de l’UN donc forcément soumis à un mythe fondateur, source de tous les racismes, de toutes les exclusions, de tous les génocides, à cette question le réflexe est de rechercher ces pères en Afrique, en Europe, en Inde et parfois en Asie. Votre question est notre bobo originel car, finalement, nous retrouvons ces pères en… Afrique, en Europe et en Inde. Alors, dès que posée, elle actionne un génocide interne, si j’ose l’image et la formule. D’une part, dans cet espace vierge qu’était la Martinique, car nettoyée de ces propriétaires légitimes, l’UN, arbitraire et définitif, refusa le résultat génétique et culturel des stratégies de domination par lui mises en place au cours des derniers siècles à travers l’esclavage et le colonialisme.

D’autre part, l’esclave et le colonisé, dès leur seigneurie retrouvée, ou dès l’amorce de leur seigneurie enclenchée, eux aussi refusent et rejettent la finalité de ces stratégies en tentant un retour aux sources, aussi pathétique qu’irréaliste.

Par contre, si vous avez cessé de pleurer le déracinement africain ou européen ou indien pour prendre en compte votre nouveau berceau, bref si vous avez accepté le devenu tout en le décortiquant, vous vous découvrez riche de toutes les filiations, mais alors se pose une autre interrogation : Peut-on assumer ce devenu lorsque l’on n’a pas fait le deuil de sa souffrance ?

Votre question m’est directement adressée, alors ma réponse est simple : j’assume entièrement le génocide des Caraïbes, même si je n’ai été qu’un acteur passif et enchaîné, ce pays est mien. Alors les pères Africains, Européens, Indiens, et il se trouve qu’ils sont tous trois tranquillement installés sur mon arbre généalogique, ne sont que des ancêtres lointains de pays lointains. « Un peuple qui ne sait pas d’où il vient ne peut savoir où il va » dit le poète. Voilà affirmation qui amuse le guerrier et le conquérant qui eux, savent que ceux qui se préoccupent de leur point de départ sont d’éternels fuyards n’osant plantant leurs cases en sorte de les défendre par tous les moyens. Les hollandais, les irlandais, les Anglais, les Espagnols, les Portugais ont d’abord été magmas disparates avant de renoncer à leur point de départ formant ainsi les nations des Amériques. Leurs anciens esclaves ont accepté cette règle et, depuis longtemps, assument le génocide des amérindiens. Final, les blancs sont bien obligés de compter avec eux. Nous ? Nous marchons dans les rues en exigeant réparation et se gardant bien de dépasser la ligne jaune. Pour clore cette question, mes pères n’ont rien de mythologique. Ils sont simplement nés avant moi en terre de Martinique. Après mon grand-père et mon père je leur ai fait la bise à mon réveil. Je les connais. Je les accepte. Depuis trente ans, j’ai parfaitement maîtrisé la cacophonie des atavismes désormais passés au filtre d’un présent accepté. Alors, pour moi les questions existentielles se sont transformées en questions de l’existence dont la plus fondamentale est : Comment me donner les mêmes armes que les autres hommes de la planète afin d’assurer à mon fils une vie de paix et de bonheur ?

H. P. : Toute filiation impose la définition des frères. Quels sont les vôtres ?

T. D. : Depuis Abel et Caen qu’entendez-vous par frères ? J’ai vu, ces trente dernières années, bon nombre d’associations se créer afin de défendre les frères de la Caraïbe avec qui il fallait absolument établir des liens de fraternité. Nous avons accueilli en grandes pompes, Cuba, Saint Lucie, La Dominique, nous avons joué au grand frère généreux, avant de nous apercevoir que seul notre savoir faire et notre marché les intéressaient. Aujourd’hui, le frère cubain est devenu notre concurrent le plus dangereux et le plus direct (pire que le colonialisme affirmé de la France,) dans le domaine du tourisme mais également dans celui du rhum puisque le rhum cubain est parti récemment à la conquête du marché européen. Alors, comme tout peuple adulte mes frères sont d’abord les martiniquais. Hors la Martinique, j’ai des amis, des relations, des partenaires, des alliés, des associés.

H. P. : Toute filiation se situe, nécessairement à côté d’autres filiations, antérieurement définies. (Césaire, Glissant, La créolité, Les « Neg Mawons », les « Assimilationnistes », etc. Comment jugez-vous ces autres filiations ?

T. D. : Je ne les juge pas. Je les admets. Ce sont éléments de notre difficile avancée. Socles incontournables. Il convient de les énoncer dans l’ordre : Nég Mawons, Assimilationnistes, Césaire, Glissant, La Créolité.

Le nèg mawon n’avait pas les moyens militaires de sa révolte. Il n’a pu nous transmettre que sa rage du refus de la déchéance humaine imposée par le raciste esclavagiste. Les assimilationnistes sont les héritiers directs du groupe des gens de couleurs libres qui, dès juin 1821 par la bouche de Laine de Villevesque député du Loiret, adresse à la France une demande en ce sens. Césaire ? Il est fils de ceux précédemment nommés et a continué l’œuvre commencée. Glissant ? Il est fils de Césaire. La créolité ? À mon sens il n’y a pas créolité à la Martinique il y a phagocytose accélérée, mais bon, la créolité est fille de Césaire.

H. P. : Quand vous aviez 20 ans, vous aviez mis en mouvement des initiatives, des musiciens, des publications, des jeunes. Qu’étaient-elles ? Qu’étaient-ils ? Que sont-ils devenus ?

T. D. : Pas vingt ans. Seize ans. À seize ans j’avais un groupe de musiciens : « Les Infidel’s ». À travers ce groupe je voulais respirer le monde. La biguine, la mazouk étaient musique de chez moi. J’avais soif d’autres choses, de l’ailleurs. Alors nous faisions du rock, du twist. Nous respirions au rythme du monde, du monde occidental bien sûr. Nous n’avions pas accès aux autres à cette époque. Alors Presley et Hallyday étaient nos idoles. Cela marchait très fort. Le jeudi je louais ou on me prêtait, je ne m’en souviens plus, le théâtre municipal, deux patrouilles de policiers, et six cent jeunes venaient s’éclater avec nous. Cela a duré trois mois avant que les autorités ne décident qu’à chaque séance nous frôlions l’émeute la salle étant trop petite pour accueillir les milliers de garçons et filles qui attendaient leur jeudi. Que sont-ils devenus ? Les études et surtout le mariage ont eu raison de quelques uns. D’autres sont passés de l’autre côté en devenant producteurs de disques ou professeurs de musique. D’autres encore, notamment deux d’entre eux, ont été dévorés par la drogue. Je crois que ma haine de la drogue vient de là. Quant aux publications, en 1972 j’ai crée Martinique Hebdo, j’avais confié la rédaction en chef à Pierre Lucette décédé depuis. C’était une autre étape, je n’avais plus de musiciens mais de jeunes dessinateurs et des journalistes en herbe à qui je martelais la nécessité d’avoir une production culturelle issue de chez nous, un style bien à nous dans le graphisme et dans l’écrit. Cela a donné M.G.G., première bande dessinée des Antilles Guyane et Kolick blag bo kaye, mensuel satirique. Ensuite, j’ai rencontré l’équipe du Naïf, vous en étiez le gérant et vous connaissez la suite.

H. P. : Il me semble que Patrick Chamoiseau était l’un de ceux-ci.

T. D.: Oui.

H. P. : Que reste-t-il de votre complicité de jeunesse ?

T. D. : Je n’en sais rien.

H. P. : Que ressentez-vous face à son parcours depuis cette date ?

T. D.: Rien.

H. P. : Pourquoi n’avez-vous pas fait partie des signataires du « manifeste » de la Créolité, alors que vous participiez (comme Guy Cabort d’ailleurs) à l’équipe d’Antilla, au sein de laquelle Chamoiseau et Confiant ont lié connaissance, et alors que, manifestement toute votre pratique est celle d’une domiciliation « créole » de votre pensée et de vos activités journalistiques et d’éditeurs de livres de  romans et de bandes dessinées créoles….

T. D. : Patrick a sans doute une gestion pratique et réaliste de sa carrière littéraire aussi bien à la Martinique que sur la scène internationale. Cela suppose des stratégies et peut-être que votre question porte en elle la réponse. En page 14 de l’Éloge n’est-il pas écrit : « La littérature antillaise n’existe pas encore ». Peut-être était-il nécessaire de nier l’existant, condition pour mieux affirmer être celui qui propose. Je crois, pour ma part, avoir posé le problème dans mon sixième roman, Tracée sans Horizon. En tout cas, c’est question que je ne lui ai jamais posée. Même lorsque nous étions des amis-frères.

Propos recueillis par Henri Pied

Cet interview avec Tony Delsham a été publié pour la première fois dans Antilla (numéro 1093) le 2 juin 2004. Il est reproduit avec la permission de Tony Delsham et de la revue Antilla.

© 2004 Antilla


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mis en ligne : 17 septembre 2004 ; mis à jour : 21 octobre 2020