Thomas C. Spear, « À jamais, Mille O. »

Si seulement je pouvais avoir l’objectivité et la piété royales d’un Bossuet, ce serait plus facile de rendre hommage à Émile Ollivier que j’ai eu le privilège de connaître et de compter parmi mes amis les plus chers. Il y a plus de trois siècles, Bossuet a évoqué, dans son oraison funèbre du Prince de Condé, un homme que «Dieu … a fait pour embellir et pour éclairer ce grand théâtre du monde». Émile Ollivier n’était pourtant pas de ceux qui «embellissaient» la réalité qu’il décrivait. Il était plutôt comme le protagoniste de son roman Passages, Normand, qui se croyait «archiviste de la mémoire collective, sismographe de l’éboulement des illusions».

Cette mémoire était évidemment haïtienne, pays de sa première formation, de son enfance et de son imaginaire, le pays traîné partout aux semelles de l’homme «aux pieds poudrés». Dans son texte autobiographique, Mille Eaux, on apprend qu’il hérite de cet esprit vagabond de sa mère, la bien-nommée Madeleine Souffrant, tout comme il hérite de son père les déficiences rénales et un premier défi qui fait naître l’écrivain. De ce père de onze enfants (par autant de femmes), il ne partage heureusement pas le machisme irresponsable: rien que par la lecture d’un roman comme Passages, on sait qu’il est l’un des écrivains antillais le moins machiste et le plus sensible.

Il nous a quittés trop tôt, sans avoir pu achever la trilogie qu’il envisageait d’écrire. Professeur «émérite» depuis peu de l’Université de Montréal après y avoir traîné sa bosse pendant un quart de siècle, il n’a pu mettre un point final à ces textes reportés. Il nous laisse tout de même une œuvre considérable, riche et variée. À mon avis, ses romans à eux seuls garantissent son immortalité: une poignée de chefs-d’œuvre d’une sensibilité, d’un lyrisme et d’une intelligence qui reflètent bien ceux de leur créateur. Du professeur des sciences de l’éducation, un bilan fait état de nombreuses études sur l’alphabétisation, sur l’éducation des adultes aussi bien que d’essais proposant des façons de favoriser le développement et l’avènement d’une démocratie en Haïti. Du nouvelliste, il nous reste de merveilleuses histoires dont l’action se passe en Haïti, parfois en France et souvent au Québec, son pays d’adoption où il a pris une place de pionnier parmi les intellectuels et écrivains dits «néo-Québécois», appellation qui ne traduit pas les obstacles que de tels immigrants ont à surmonter pour se faire accepter dans cette société, que ce soit celle en pleine ébullition des années 1960 ou celle d’aujourd’hui. Aussi était-il si fier de voir sa «tête de nègre» sur la couverture de la revue Lettres québécoises l’été dernier [2001], ce qui représentait un triomphe personnel mais qui traduisait également une reconnaissance du rôle qu’il avait joué pour redéfinir et transformer le visage de la littérature québécoise.

Avec joie, émerveillement et souvent humour, il racontait oralement et par écrit des événements inexplicables, surnaturels. Le rosier de la maison à Notre-Dame-de-Grâce, par exemple (décrit dans la nouvelle «Lumière des saisons»), qui ne fleurissait «que le 29 février de chaque année bissextile», faisait partie des phénomènes qu’il décrivait en personne quand il parlait de l’investiture de cette maison qui était restée vide pendant plusieurs années avant que la famille Ollivier ne s’y installe, et comment il avait fallu lui donner une âme. Dans la première version (1995) de la nouvelle «Regarde, regarde les lions» (qui donne le titre au recueil de 2001), le protagoniste benêt est «ébahi» par le spectacle du cirque où il est engagé et il s’étonne de la façon dont les artistes risquent leur vie:

Il leva de nouveau la tête: un trio, une femme-ange, en tutu de dentelle blanche, et deux hommes-oiseaux se déployaient en belles lenteurs, une danse fluide, en révolte contre la dérisoire terrestritude des hommes. Manès était ébahi par ce spectacle aérien d’une grande virtuosité chorégraphique, réglée au plus près du corps et de ses frémissements: un somptueux pas de trois qui mêlait chutes ouatées, raideurs somnambuliques, suspensions au-dessus du gouffre, poussant ces acrobates prodigieux à s’enchevêtrer, à léviter jusqu’à s’immobiliser au firmament, au sein des étoiles. «Applaudissez, Mesdames et Messieurs!»

Je ne saurais mieux évoquer cet émerveillement que par les paroles de l’écrivain.

Nous étions nombreux à connaître de délicieux moments passés avec Mille O dans son «quartier général» de la Brûlerie Saint-Denis à Montréal, comme dans d’autres cafés ou autour d’autres tables de divers continents, à discuter de littérature, de politique et de vie. On y retrouvait son rire – impossible à capter par écrit – le rire de l’Haïtien devant l’adversité, le rire spontané, saccadé et joyeux de sa voix basse.

Dans la tradition nécrologique, il est coutumier de parler de quelques faits saillants qui marquent la vie du disparu; la notice semble aussi éphémère que la vie. Pour une personne de la stature d’Émile Ollivier, il convient – surtout pour ceux qui ne l’ont pas côtoyé – d’être témoins de l’entrée de cet écrivain dans l’éternité et de lui redonner vie par une (re)lecture de son œuvre. Dans Mille Eaux, l’auteur parle de «Ce besoin de m’abstraire de mon être physique comme on dépose un fardeau trop lourd, le fardeau de la vie, je le traîne partout avec moi». Son fardeau est désormais allégé, le nôtre n’en est que plus lourd. Cet oiseau serein et si rare a pris son envol pour d’autres cieux, nous laissant avec le regret immense de ne plus l’avoir parmi nous sauf, par bonheur, ce qu’il nous a légué et que personne ne pourra nous voler: son œuvre riche et immortelle.

– Thomas C. Spear
New York

Ce texte de Thomas C. Spear, « À jamais, Mille O. », a été publié pour la première fois dans Haïti-Progrès, 20-26 novembre 2002: 18-19. Reproduit avec permission.

© 2002 Thomas C. Spear


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mis en ligne : 10 novembre 2003 ; mis à jour : 11 janvier 2021