Syto Cavé, «Chien familier»


Chien familier

J’ai commis un impair hier, en pleine rue, à l’endroit de Carole d’abord, puis de Gérald indirectement, puisqu’il est mon psychiatre et aussi mon ami. C’est grâce à lui que j’ai pu échapper à l’emprise du chien qui me rendait méconnaissable: à la vue d’un poteau ou d’un mur, je levais la patte à chaque fois.

Les roues de voiture ou de bicyclette devenaient aussi pour moi un objet d’obsession: je ne pouvais en voir passer sans montrer les dents. Un feu rageur me montait aux gencives et mes mâchoires claquaient. Elles suscitaient en moi dans leur bruyante rotation une envie folle de mordre, de planter mes crocs dans leur chair noire, trépidante. Pourtant, – c’est bizarre ce que je raconte – ces mêmes roues, à l’état d’inertie, éveillaient en moi une certaine tendresse; je les arrosais religieusement. Elles devenaient une oasis, un coin à mes naissantes fertilités. C’est donc grâce à Gérald que j’ai pu chasser ce maudit chien.

Hier, j’étais pas n’importe qui: on me vit autrement dans la rue. Je portais un complet de casimir finement taillé que je ne saurais m’offrir, vu mes faibles moyens; il me vient d’un ami qui en possédait deux: un marron et un bleu. Je ne sais qui lui laissa entendre qu’aucun ne lui seyait – ce qui ne fut pas mon avis quand il les essaya en ma présence – mais comme son doute persistait, ces trésors me sont restés sur les bras. Je portais le bleu quand Carole arriva.

Contrairement à ses habitudes, elle me salua, avec étonnement, le visage empreint d’un sourire retenu, comme pour réprimer un sarcasme. Fuyant mes yeux, son regard s’accrochait irrésistiblement à mon vêtement, me scrutait avec tant d’insistance, que je ne sus plus si c’était moi qu’elle regardait ou le complet que je portais, ou bien encore un autre, cet autre à qui, semble-t-il, ce complet irait mieux.

Je me sentais troublé, défiguré sous ses yeux. Je devins, sans m’en rendre compte, jaloux d’un tel costume. Il était mon rival. Une lutte sanglante s’engagea entre nous. J’étais pris entre ce corps que j’avais l’habitude d’exhiber et que les autres connaissaient dans sa guenille, son étrangeté, sa nullité, et ce costume qui maintenant l’enveloppait, semblait vouloir l’absoudre, l’ennoblir. Je me disais en même temps que c’était vers un autre qu’allait son regard, cet autre à qui mieux qu’à moi siérait ce costume. Je pâlis à cette idée.

Mon corps était un lieu d’emprunt. Il disparaissait aux yeux de Carole. Mon costume cachait le corps d’un autre. C’est pourtant moi qu’elle avait salué. Quand bien même ce fut un autre qui aurait retenu son regard, sans moi, elle n’aurait rien pu voir, ni le costume, ni son fantôme-destinataire. Cette évidence, loin de me réconforter, me troublait davantage. Je n’étais qu’un support. Ses yeux s’appuyaient contre mon corps pour regarder un autre dans le complet que je n’aurais su moi-même porter. Une fureur soudaine m’empourpra le visage et obligea Carole à me regarder. Elle n’avait encore jusque là osé affronter mes yeux qui, hier encore, lui réfléchissaient son innocence, son image de madone. Quand son regard heurta le mien, elle fut saisie d’un trouble inattendu qui la rendit honteuse, dépaysée, perdue à tout jamais. Ses mains tremblaient. Ses jambes aussi. Son corps se rapetissait, s’offrait à moi comme une frêle exclamation. Ses seins palpitaient sous son corsage de lin tandis que de ses lèvres sèches, frémissantes, s’élevaient à mon adresse une interjection inaudible.

Je ne savais plus où me mettre ni comment la regarder. Je me sentais coupable, responsable de ce qui se produisait là, entre elle et moi, et qui n’était dû qu’à cette image toute nouvelle et choquante que lui renvoyaient mes yeux, celle d’une Vierge destituée, d’une madone ensanglantée. Elle me prenait sans doute pour un iconolaste. Elle ne cessait de trembler, de pleurer. Je suais, inerte, dans mon complet de casimir bleu, pendant que ses yeux s’enfonçaient dans ma tête et me déshabillaient. Peu à peu, ma guenille me revenait, et lentement, en face d’elle, le chien se remit à pisser.


La nouvelle « Chien familier » de Syto Cavé est tirée du receuil de nouvelles, Le singe du dormeur (Port-au-Prince / Montréal: Editions Regain / Éditions du CIDIHCA, 1999), pp. 21-23.

© 1999 Syto Cavé ; © 2003 Île en île pour l’enregistrement audio (4:27 minutes)
Enregistré à Port-au-Prince le 24 octobre 2002


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mis en ligne : 21 octobre 2003 ; mis à jour : 24 décembre 2020