Sylviane Telchid, Throvia de la Dominique


Mirella Moussolongo s’était acquis la sympathie de Throvia le jour où elle avait présenté en classe un exposé sur sa famille. Elle l’avait commencé en ces termes: «Je n’ai pas connu mon arrière-grand-mère, mais ma mère et ma grand-mère m’en ont tellement parlé que je peux vous décrire sa vie comme si j’en avais été témoin. Elle s’appelait Éloah Moussolongo, elle est morte à 98 ans.

Je sais qu’elle était grande, bien charpentée et noire comme un merle-tapé. Elle est arrivée en Guadeloupe à l’âge de 16 ans avec d’autres travailleurs Congolais. Quatre années plus tard, elle se mettait en ménage avec un Guadeloupéen du nom de Courteau de la Rancière. Cette femme énergique et autoritaire eut toute sa vie deux grandes préoccupations: garder intactes dans sa famille les coutumes rapportées de son Congo natal et assurer la pérennité du nom Moussolongo.

Aussi, a-t-elle toujours refusé de se marier. Chaque fois qu’elle mettait au monde un bébé, elle écartait avec hauteur le nom de son concubin qui voulait reconnaître l’enfant.

« Le nom du maître » disait-elle avec mépris. « Où d’autre un nègre comme ça, noir comme hier soir, est-il allé pêcher un nom avec tant de morceaux ? ». Elle allait ensuite déclarer elle-même l’enfant à la mairie. « Mon enfant est né d’Éloah Moussolongo et d’elle seule. Il s’appelle Moussolongo ». Cette scène se répéta tous les deux ans, pendant 24 ans. Du pauvre homme qui lui avait fait ses enfants, elle n’accepta que les prénoms qu’il leur avait choisis, simplement parce que l’État-Civil avait opposé un net refus aux prénoms africains qu’elle voulait leur donner.

« Qu’importe ! rétorquait-elle, le nom des Moussolongo ne mourra pas, mes enfants assureront ma descendance ».

Il y eut: Odilon, Génolé, Tertulienne, Nelphise, Zéphise, Anthelme, Poltès, Adolphine, Symphorien, Tortylien, Thernisien et Jordanien Moussolongo.

« Tous des prénoms à coucher dehors » maugréait-elle. Mais ces prénoms ne furent jamais qu’officiels. « Ti-noms pour papiers » disait Éloah, car tout le monde ne les connut que sous les prénoms congolais qu’elle leur avait donnés, qui devinrent alors leurs noms-savanes parce qu’inscrits nulle part.


Cet extrait de Throvia de la Dominique a été publié pour la première fois dans le roman de Sylviane Telchid paru aux éditions l’Harmattan (Paris, 1996), pages 32-33.

© 1996 Sylviane Telchid ; © 2002 Île en île pour l’enregistrement audio (3:07 minutes).
Enregistré à Petit-Bourg le 10 juillet 2002.


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mis en ligne : 9 août 2002 ; mis à jour : 27 décembre 2020