Nouvelles vol. 1, nº 2, page 13 |
Et cette façon de marcher, rapide, un pull qui dégage le
bas de la nuque… l’homme disparaît au détour
d’un couloir. Elle s’arrête brusquement,
étonnée, incertaine, ce serait trop beau! Mais ce geste
des épaules, les cheveux un peu flous… Il
s’agit de lui, aucun doute, elle s’élance,
lui enfin! crie presque son nom, lui encore!… même
quand… elle s’excuse à présent, bafouille
auprès de l’inconnu un peu surpris d’être
ainsi interpellé puis renvoyé à son insignifiance.
Elle voudrait oublier cet incident, fait quelques pas,
mais ses jambes lui échappent, mais qui tremblent tout à
coup, pulsation folle du sang, son corps qui… une
sorte d’évanouissement lucide, ses mains à lui,
ses mots la fouillent, désertent, traversent. Éblouie.
Mon amour.. à peine audible ce murmure de sa voix
d’aube, celle qu’il préfère, attend lorsque
défaite ravie mon amour.
Appuyée contre un mur, elle essaie de reprendre son
souffle…
qu’est-ce qui m’arrive? Ferme les
yeux. Il se serait retourné, lui aurait souri peut-être.
Peut-être. Là, dans ce lieu public, il aurait eu ce
sourire, celui qu’elle préfère, attend
lorsqu’il s’approche comme en pays inconnu,
vainqueur émerveillé prends-moi dans tes bras.
Elle ne remarque pas tout de suite la pluie.
Et si… Non elle tente en vain de s’orienter
dans ce dédale de lieux pourtant familiers, finit par
laisser ses pas la guider, oublieuse de l’heure,
du travail, des convenances. Les corridors lui sont
étrangers, jamais elle n’est venue dans cette
partie de l’édifice. Les collègues qui tantôt la
saluaient sans qu’elle songe à leur rendre leur
politesse, ces connaissances ont disparu. Elle ne croise
plus que des inconnus qui marchent vite, affairés,
sérieux. Ils se saluent, machinalement, comme
c’est partout l’usage, semble-t-il. Parfois
un éclat de rire, une exclamation font contraste avec le
bruit de fond continu de ces grands ensembles où des
centaines de gens se côtoient chaque jour, se parlent,
s’ignorent ostensiblement, se méfient, se lient
d’amitié ou de haine, se sourient mon amour.
Pour elle, certains ont le regard soucieux de ceux qui
sortent d’une réunion, d’un colloque où sans
doute des présentations… ils passent après un
vague hochement de tête qui n’engage à rien, mais
ménage d’éventuelles susceptibilités.
L’inconnue, c’est elle à présent.
Peu à peu, elle se surprend à ajuster sa marche à celle
des autres, adopte sans y penser cet air préoccupé mais
affable, un compromis acceptable. Ainsi, mine de rien,
elle les épie, suit certains hommes au gré d’une
nuque, d’un geste des épaules, change de
direction, ce chandail vert, elle s’engage dans un
nouveau couloir, ces cheveux bruns… Des inconnus.
Tous. Mais ces étrangers lui deviennent étrangement
proches, chaque ressemblance, chaque homme la
bouleverse, la déçoit, éparpillée,mon amour
Elle poursuit malgré tout, obstinée, attentive, ce
n’est jamais lui. Puis elle ralentit, avec
précaution, comme pour ne pas brusquer cet instant
fragile, particulier, celui où déjà on sait sans savoir,
on sait. Cet état qui précède: désormais. Et lentement,
très lentement, les certitudes s’effritent, ne
laissent que l’aveuglante blancheur des
couloirs.
Désormais, même lui ne serait plus lui.
Elle remarque enfin la pluie. Une légère bruine plutôt
douce, grisante comme un brouillard d’avril.
Avril mon amour, la brume sur la ville désertée,
toute une nuit à se promener, main dans la main, ravis
de cette transgression, un secret entre nous, le
premier, une nuit à marcher ensemble, la première.
Il pleut partout. Sur les rues, les jardins, dans les
corridors. Elle s’assoit sur les marches
d’un escalier.
Prends-moi dans tes bras.
Elle sourit.
D’autres regardent, incrédules, une femme heureuse
sous la pluie, un escalier habité.
Sylvaine Tremblay
Est née à Chicoutimi, elle vit actuellement à Québec où
elle enseigne la psychologie au cégep de Limoilou.
Elle est membre du collectif de rédaction de la revue
XYZ et du comité de rédaction de la revue
Savoir.
Elle a jusqu’ici fait paraître des nouvelles et
des textes de prose poétique dans Passages, la
nbj, Moebius, XYZ et Arcade.