Suzanne Dracius, « De Sueur de sucre et de sang » (1ère version)

Je ne sais si Emma aime Émile. Mais là n’est pas la question.

La mulâtresse a seize ans. Laiteuse comme un corossol, tendre comme le coeur du palmiste, il faudra que se passent deux jours pour qu’elle devienne en justes noces ma grand-tante Emma B.

C’est qu’Emma doit épouser après-demain Maître Émile B., notable, notaire à Fort-de-France. Tout est prêt : les lys, l’organdi, le damas et le tulle, et la vertigineuse mousseline, et jusqu’aux orchidées royales qu’on fait venir de Balata, toutes palpitantes de selve humide, le tout blanc, immaculé. On ne parle autour d’elle que trousseau, coiffure et voile et essayages, traîne, maintien et encore toilette.

Emma chavire dans ce mariage comme dans un tourbillon de blanc.

 

Le troisième jour après ses noces, Maître Émile B. lui a posé sur les lèvres un court baiser, puis lui a recommandé, en s’en allant, de ne surtout pas s’aventurer du côté de la Distillerie. Outre son étude de notaire sise à la rue Perrinon à Fort-de-France, au centre-ville, Maître Émile B. a hérité d’une antique petite distillerie qui s’obstine à vivoter, là-haut, sur le plateau Didier. La propriété étant vaste, il y a fait restaurer l’ancienne maison d’habitation toute de vieilles pierres et bois de Guyane. C’est là que vit maintenant Emma, au côté de son mari, neuf pour elle seule, car il y a un joli lot de chabins de Morne Coco qui peuvent se targuer, d’ores et déjà, d’être des bâtards de B. Mais Emma ne rencontre jamais aucun de ces enfants-dehors. Elle ne va jamais au Morne Coco, de l’autre côté de la route. Ce n’est pas un endroit pour elle, à en croire la dodue Sonson. Chaque jour que Dieu fait, Maître Émile descend en voiture à son étude, la laissant seule à Haut-Didier avec les femmes de la maison : Man Sonson, la cuisinière, et la petite Da, Sirisia. Emma n’a pas jugé utile de prendre plus de domestiques.

Chaque matin, le même baiser, le même souhait de «bonne matinée» et la même recommandation : « Ne va pas te promener du côté de la Distillerie ».

« Qu’est-ce qu’il s’imagine ? pense Emma en protestant intérieurement. Est-ce qu’il a peur que j’aille me saouler de rhum ? Mais pour qui me prend-il donc ? Je ne suis plus un bébé ! D’ailleurs, les carafons d’alcool sont tous à portée de ma main sur le guéridon du salon, même pas enfermés à clef. Si je voulais m’enivrer, je n’aurais qu’à tendre la main… »

Peut-être Émile redoute-t-il la charge érotique puissante qui émane de ces grands corps souples aux muscles longs et saillants, à la peau irisée de sueur ? Emma ne les a qu’entrevus, les ouvriers de la Distillerie, lorsqu’ils sont venus présenter leurs félicitations aux nouveaux mariés, tout calamistrés, vaselinés, encravatés, fleurant bon l’eau de Cologne « Étoile ». Mais ils se sont éclipsés aussi vite qu’ils étaient venus.

 

Ainsi passèrent les premiers temps de son mariage.

 

     Au matin du huitième jour, pendant qu’Émile s’absorbait dans sa toilette quotidienne, toujours longue comme un jour sans pain – Emma avait vérifié, d’un coup d’yeux dans la salle d’eau, que son époux était bien occupé à se passer le coupe-chou sur sa barbe verte de mulâtre, redessinant soigneusement le contour de cette barbiche qu’Emma se surprit à trouver un titac(1) ridicule, en cet instant précis –, la jeune épousée à demi-éveillée vola comme en un rêve jusqu’au bout de la véranda, à l’opposé de la salle d’eau, jusqu’à l’endroit d’où, protégée par les frondaisons des fleurit-six-mois et le rideau cramoisi d’hibiscus de la Barbade, elle savait pouvoir regarder tout son soûl deux-trois courbes du chemin menant à la Distillerie. Jamais elle ne pourrait embrasser d’un seul regard tout le chemin, elle le savait : des touffes de bambous géants en masquaient la majeure partie. Mais là où les chevelures crépues consentaient à s’écarter, jaillissait un trou de lumière découvrant un bout du sentier. Emma n’avait pas besoin de plus.

     Les voiles du matin naissant s’étaient levés en silence. Les merles, dans les filaos, avaient commencé leur scandale : de pépiements en chamailleries, ils en avaient bien pour jusqu’au prochain crépuscule. Bruyant et nimbé de quiétude, le serein du lever du jour redonnait vie palpitante aux pieds de bois agités là-bas par un balancement de sissis,(2) aux coqs pressés de coquiyoquer les premiers pour clamer leur suprématie, devançant le caquetage des poules, aux acrobatiques anolis(3) déjà en chasse, écartelés sur une palme de dattier nain, et à Emma, sortie d’un bond de son lit, les pieds nus sur les dalles humides, une main ramenant sur sa gorge les dentelles de sa chemise.

« Comme il fait frais, au pipiri-coq chantant ! » se dit Emma qui frissonne. De froid ? De peur ? Du sentiment de n’avoir rien à faire là ?

Soudain, nette, déchirant l’air, s’élève la voix d’un mâle-bougre qu’Emma, hélas ! ne peut voir.

Emma ferme les yeux, prête l’oreille :

– I pé ké ni siklon, man di’w ! Pa fè lafèt épi mwen ! Asé bétizé, ou ka plen tèt mwen épi tout sé kouyonnad-la !

(Y aura pas de cyclone, je te dis ! Me raconte pas d’histoires ! Arrête avec tes idioties, j’en ai plein la tète de tes couillonnades.)

Une deuxième voix perd patience, s’entête à carillonner.

– Fè sa ou lé ! Mwen, man za paré. Zalimèt, luil, pétrol, bouji, man za fè tout provizyon mwen. Kité Misyé Siklon vini !

(Fais comme tu veux ! Moi, je me suis déjà préparé. Allumettes, huile, pétrole, bougies, j’ai déjà fait mes provisions. Monsieur Cyclone n’a qu’à venir.)

– Gadé’y ! I pa ka menm kouté. Yen ki chonjé i ka chonjé toubonmman.

(Regardez-le ! Il n’écoute même pas. Il ne fait que rêvasser, rêvasser…)

 

Cette voix-là est encore nouvelle, elle essaie de couvrir l’autre. Elle y parviendra sans mal. C’est un troisième homme qui parle. Emma ne reconnaît ni le timbre ni le langage des deux premiers. Celui-ci parle un gros créole tout hérissé de rocailles. Tiens, un homme du Nord ! se dit-elle, sans trop se demander pourquoi.

– Sa ou ni an ka-kabèch ou, nèg ? Asé dépotjolé ko-ko’w ! Ou ka sanm an t-toupi mabyal.

(Mais qu’est-ce que t’as dans le cra-crâne, mon vieux ? arrête de te ca-casser la tête ! T’as l’air d’une t-toupie rnabiale), ricane une voix plus aiguë.

 

Lequel d’entre eux vient de parler ? C’est qu’elle s’y perd. Pas le premier homme, elle en est sûre. Cette voix-là, elle la reconnaîtrait entre mille, maintenant qu’elle l’a entendue. Une rougeur picote son visage. Emma réprime un frisson. De fièvre, cette fois ? Ah ! vite qu’ils atteignent la trouée, qu’elle puisse les voir !

Mais quand ils seront arrivés là, elle ne pourra plus les entendre. Déjà leurs voix se dissolvent, leurs paroles se perdent dans l’air. Elle ne distingue plus ce qu’ils disent. Seule lui parvient, à présent, une rafale de syllabes martelées, toujours les mêmes, incohérentes ; té-té-ké-ké-pé-ka-pou-pouki, les aboiements appliqués de celui qui bégaie et articule plus fort que les autres. Pour compenser, se dit-elle.

 

– L’air de Haut-Didier est sain mais à présent, il faut tout de même redouter les invasions d’araignées, les mites mange-linges et les ravets qui sont là à cacater ou à pondre toute espèce d’oeufs dans les ourlets de tes linges, explique à Emma la petite Da.

Emma sursaute, quitte promptement son poste d’observation secrète.

Et Man Sonson de renchérir :

– Si tu serres tes linges dans l’armoire pendant une éternité de temps, tu vas pas le retrouver encore !… Mais Sirisia, ma fille, assez t’agiter, tu vas pas pouvoir faire ton repassage, ma chère, eh ben mon Dieu ! Quelle espèce de chaud et froid elle est en train de chercher là ?… Alors tu crois tu iras manier le carreau brûlant avec ta gole toute mouillée et pis toute cette transpiration, froidie tout partout sur ton corps ?

Maître Émile doit avoir fini son interminable toilette. Bien droit, la barbiche triomphante, il va venir se livrer au cérémonial quotidien : bonne matinée, bon baiser et bonnes recommandations…

Ça y est, le voilà parti au volant de sa Panhard.

 

Là-haut, dans la grande maison, Emma s’ennuie.

Une chaude odeur de caramel et d’alcool de canne à sucre montant de la Distillerie vient lui narguer les narines. La jeune femme se plaît à humer, plus fort qu’un arôme de punch, bien plus grisant qu’un planteur ou ce «cocktail tropical» qu’on sert au Grand Bal Annuel des Officiers, l’effluve troublant, pour elle mystère, du rhum en train de se faire.

En attendant les premières couches de Madame, la petite Da s’ingénie à chouchouter chimériquement le trousseau du futur premier-né. On n’en sort plus, des trousseaux. Sirisia n’a jamais fini de laver, relaver, repasser et laver encore les langes, les bavoirs et les brassières, les petits draps à broderie anglaise et la minuscule moustiquaire. Pas question de conserver dans la naphtaline tout ce qui touchera le nourrisson de près ou de loin ! « Ça lui aurait arraché la peau, pauvre petit diable, et pis l’odeur va l’étouffer », assure, doctorale, Man Sonson. Or la Da met un point d’honneur à veiller jalousement sur l’héritier B. à venir, même s’il n’est même pas encore conçu, même si Emma a la tête bien plus habitée que le ventre pour le moment. Que Madame le veuille ou non, il naîtra et il sera mâle, il n’y a pas à revenir là-dessus, « y a pas à tortiller », ponctuerait Man Sonson si on venait à en douter. D’ailleurs un prénom de garçon lui est déjà réservé, il n’y aura qu’à ajouter un «e» au bout, si par malchance c’est une fille. Si Monsieur avait choisi « Arsène » au lieu d’«Henri», ça aurait été encore plus simple, il n’y aurait rien à changer du tout. Tel est l’avis de Man Sonson : bien qu’« Arsène » signifie « viril », elle ne voit aucun inconvénient à en affubler une fille, qui aura toujours bien assez de féminité ! De toute façon Man Sonson ne sait pas le grec. C’est vraiment le cadet de ses soucis. Par contre, ça posera un grave problème pour le baptême, car le parrain désigné à l’avance va refuser de parrainer pour la première fois de sa vie une représentante de la gent féminine : « Ça porte malheur… » S’il a donné son consentement, c’est pour un garçon. Pour une fille, c’est une autre affaire : il ne pensait même pas à cette éventualité, quand il a fièrement dit oui. Autant on est honoré de parrainer un petit mâle, autant, pour une petite pisse-crette…

Bien sûr, Emma a plaisir à écouter les jérémiades de la sentencieuse Man Sonson qui égrène son chapelet de misères, passées, présentes et à venir, en écaillant le poisson.

Mais le mystère de ces hommes !…

 

     Maître Émile B. a annoncé en partant qu’il ne remonterait pas déjeuner aujourd’hui. Comme cela lui arrive souvent, il a un repas d’affaires qui le retient à Fort-de-France. Tjip ! Parfois même il s’encanaille jusqu’à déjeuner au marché d’un blaff(4) ou d’un court-bouillon relevé de piment rouge servi par d’imposantes câpresses à même le grand plateau de bois reposant sur des tréteaux.

Jamais Maître Émile n’a parlé d’y emmener un jour Emma.

Elle suppose que cela ne se fait pas.

 

– Tite tafiateuse, alors tu sirotes ton punch sans même m’attendre ?

C’est la Tante Herminie qui vient d’arriver.

C’est vrai, Maître déjeune ici aujourd’hui, évidemment ! Chaque fois que Maître B. a besoin de déjeuner en ville, il délègue « Cousine Herminie » – « Marraine » pour Emma, dont elle est la tante en même temps que la porteuse sur les fonts baptismaux –, une B. de Saint-Pierre, pas une B. de Fort-de-France ; c’est là toute la différence. Les B. de Saint-Pierre ont un paternalisme teinté de condescendance à l’égard des B. de Fort-de-France ; ils ont une place à leur nom au beau mitan de Saint-Pierre en l’honneur de l’un des leurs qui fut grand homme en cette ville – Emma a oublié pourquoi –, mais les B. de Fort-de-France ont plus d’argent.

L’historique et néanmoins désargentée mulâtresse se gargarise en affirmant que la famille B. est une grande famille, mais Emma la reprend dans un éclat de rire :

– Il ne faudrait pas confondre « grande famille » et « famille nombreuse » !

Grande ou pas, la famille B. n’a jamais captivé Emma.

Le déjeuner s’alanguit. Marraine parle toute seule sans le savoir  Emma n’est plus avec elle. Emma est dans ses pensées. Emma est hors de la maison.

S’il y a bien une chose qui l’énerve, c’est de ne pouvoir rien connaître. De ne connaître qu’un versant de la vie.

Elle ne peut rien voir, rien connaître. Du moins, rien connaître par elle-même. Parce qu’elle est « la femme du mulâtre », « l’épouse du patron », mulâtresse elle-même, elle n’a pas le droit d’aller voir ce qui se passe en contrebas, ce qu’ils font là-bas, en dedans, à l’intérieur de la Distillerie. Elle peut juste voler quelques bribes de conversation, lorsqu’ils arrivent le matin ou quand ils s’en vont, le soir, leur journée de travail finie. Si elle les entend, c’est qu’ils sont encore invisibles, et, sitôt qu’enfin elle les voit, elle ne peut plus les entendre, ils sont trop loin. Puis ils entrent dans la Distillerie. Ça, ce n’est pas ce qu’elle voit, c’est quelque chose qu’elle imagine, ça doit se passer bien après, passé le dernier méandre du chemin où elle a une ultime vision du groupe de grands hommes marchant, toujours grands malgré la distance : elle n’y a pas mis les pieds, dans cette satanée Distillerie ! C’est pour elle un monde inconnu, l’intérieur de la Distillerie. Elle voudrait aller au-dedans, voir ce qu’ils y font, savoir comment ils s’y prennent, ces hommes qu’elle entraperçoit quotidiennement, qu’elle observe à la dérobée, oui, savoir comment ils parviennent à métamorphoser en rhum le jus des cannes à sucre. Du rhum, Emma en a bu, avec beaucoup de sirop et de citron vert.

La canne, elle y a goûté. Mais cette alchimie interdite…

Oh ! Elle a appris beaucoup de choses, au Pensionnat Colonial de la rue Ernest-Renan où vont toutes les demoiselles des « bonnes familles » foyalaises « comparaison », collet-monté et résolument laïques au demeurant. Mais tout s’est arrêté si vite ! Emma est restée sur sa faim. Elle n’était pas mauvaise élève, elle en a ingurgité des chapitres entiers d’Histoire de France et de Navarre ; elle connaît bien tous ses programmes de Sciences Naturelles et de Physique et même la Géographie du vaste monde ; elle sait pertinemment qui a cassé le vase de Soissons et n’ignore rien des oreillettes et autres ventricules, cependant elle n’y connaît rien à la fabrication du rhum qui s’opère là, à quelques enjambées d’elle.

Rien ne lui permit aujourd’hui plus mystérieux que ce qui est là, tout près d’elle, cette Distillerie où s’enferment de hauts hommes aux beaux corps noir-bleu qu’elle ne fait que voir passer. Maintenant que la voilà mariée, femme, épouse, maîtresse chez elle, mère potentielle, rien ne lui est plus étranger que ce monde pourtant si proche d’elle, que ce versant d’humanité auquel elle n’a pas accès.

On a dressé une barrière entre Emma et ce monde-là. Entre Emma et ce créole-là.

Entre leur monde et le sien, entre leur parler et le sien. Entre leur peau et la sienne. Entre leur sexe et le sien.

 

Profitant de la sieste de Marraine, Emma s’est glissée, preste mangouste, jusqu’aux abords de l’Autre Monde. Clandestinement, furtivement, sans que Man Sonson s’en doutât, et même à l’insu de Sirisia, personne pourtant très « en affaires ».

C’est l’heure de la pause, pour eux aussi, on dirait. C’est normal : avec Marraine, on est obligé de servir tôt, eu respect pour son grand âge.

Un homme se tient sur le seuil, le torse nu. Après l’effort, il réenfile son maillot de corps pour ne pas attraper la mort. Les mailles relâchées du tricot adhèrent à sa peau en sueur. Emma l’a tout de suite reconnu : c’est à lui qu’appartient la voix, la première voix, la plus nette, celle qui déchire le mieux l’air au levant de chaque jour. Elle en mettrait sa main au feu.

Ce qu’il faudrait, c’est une bonne douche ! Mais la douche froide, ou même tiède, sur un corps tout transpirant, c’est tout ce qu’il y a d’indiqué pour prendre le mal. C’est du moins ce que prêchent les Grandes Personnes, alors, oubliée la douche, « il n’y a pas à tortiller » ! Si Man Sonson était là, c’est bien ce qu’elle lui dirait, sacrée pistache ! Pourvu que lui, il le sache…

L’homme au maillot mouillé de sueur a étiré ses longs membres, puis il est allé à pas lents s’accroupir à l’ombre, plus loin.

D’autres l’ont rejoint au-dehors, se sont assis avec lui sous le plus généreux manguier. Ils ont sorti de leur malle-molle un gros morceau de fruit-à-pain, des balaous frits, des accras, une déchirade de morue : c’est vendredi. Ils mangent avec concentration, sans dire un mot. Maillot Mouillé verse à la ronde de larges rasades de liquide clair, du rhum agricole, sûrement, ou peut-être simplement de l’eau ?

Emma n’ose aller leur parler. Elle n’ose même pas s’approcher d’eux. Est-ce leur mutisme qui l’impressionne ? Elle ne les connaît que parlants, quand elle les épie le matin. C’est d’abord par le langage que passe leur complicité, par le secret partagé de tous ces mots qu’elle leur vole, jour après jour, – ces mots créoles… Est-ce leur silence qui l’arrête, ou l’Infranchissable Barrière entre elle et cet univers-là ? Infranchissable peut-être, niais certes pas incontournable…

Emma contourne le groupe d’hommes, à bonne distance, pour ne pas être repérée.

Presque à quatre pattes elle parvient à l’arrière du bâtiment, réussit à y pénétrer en franchissant la margelle d’une fenêtre basse.

 

Son sang a giclé sur les cannes, éclaboussé la bagasse.

L’escapade à la Distillerie a coûté à Emma trois doigts. Tel fut le prix. Et encore, parce qu’elle a hurlé. Et surtout parce que les hommes, déjà accourus, ébahis, au bruit de la machine inexplicablement remise en marche, ont vite repris leurs esprits, eu le temps d’arrêter la broyeuse pendant que l’un deux, le plus fort, Maillot Mouillé, se cramponnait au corps d’Emma de toute la puissance de ses muscles, bandés jusqu’à éclater.

L’homme réussit à freiner l’élan vorace de la machine.

– Sinon cette saleté-là allait lui broyer la main, la main entière, et pis le bras, et pis tout son corps, va, savoir !… Ah ! Jésus-Marie-Joseph et tous les saints, qu’est-ce que Madame avait besoin d’aller jouer dans ces machines-là ? se lamentait Man Sonson.

Un bon médecin du cousinage appelé d’urgence prodigua les soins nécessaires à la main mutilée d’Emma, et Maître Émile B., arraché à son étude, ne fit aucun commentaire. Elle était bien assez punie de sa désobéissance ! jamais on ne le vit si muet. Jamais on ne la vit si pâle, au fond des yeux une lueur qui jamais ne devait s’éteindre. De jubilation, oui, la lueur dans les yeux d’Emma.

Ayant perdu l’usage des doigts dont elle savait le mieux se servir, Emma B. vécut, malhabile – je refuse de dire maladroite –, sa vie de dame foyalaise, une seule main gantée, la gauche, d’abord de blanc, puis de marine, et, pour finir, de gris perle. Les sots disaient « Heureusement, ce n’était pas la droite ! »

Certains y voyaient un mystère, d’autres une sorte de charme troublant ; d’autres encore y lisaient un signe de singularité ou une forme de provocation, ils n’auraient su dire laquelle. Bien peu savaient à quoi s’en tenir ; bien peu étaient dans le secret de la rébellion d’Emma.

Lorsqu’Emma mourut, dans sa cent-deuxième année, Oreste, son dix-septième enfant, lui enfila sur son lit de mort – ou devrais-je dire : son lit nuptial ? – le gant de coton perlé blanc, le premier, celui qu’elle porta jusqu’au jour de ses noces d’argent. Lavé, relavé, repassé, il n’était même pas jauni.

 

Ni krik, ni krak.

Tout cela n’est pas un conte.

C’est réellement arrivé à ma grand-tante, Emma B.

Grâce à cette frénésie de sueurs, de sucre et de sang mêlés, Emma eut une sensation forte au moins une fois dans sa vie.

Les Filaos, Didier, 5 avril 1992.

1. Un petit peu (N. d. A.)  retour au texte

2. Petits oiseaux comparables aux moineaux (N. d. A.).  retour au texte

3. Petits lézards verts (N. d. A.).  retour au texte

4. Plat de poisson aromatisé au bois d’lnde (N. d. A.)    retour au texte


La nouvelle de Suzanne Dracius-Pinalie, « De Sueur de sucre et de sang », a été publiée dans cette première version dans Le Serpent à Plumes 15 (Printemps 1992), pages 35-38 ; elle a été republiée en format poche aux éditions Serpent à Plumes, 1995, pages 111-127 et ici, sur Île en île depuis février 2001.

Cliquez sur le titre pour lire la version définitive (2003) de la nouvelle « De Sueur de sucre et de sang », et pour en écouter une lecture par l’auteure, mise en ligne sur Île en île en juin 2004.

© 1992, 1995, 2001 Suzanne Dracius


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mis en ligne : 21 février 2001 ; mis à jour : 29 octobre 2020