Soeuf Elbadawi, 5 Questions pour Île en île


L’artiste et auteur Soeuf Elbadawi répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 43 minutes réalisé à Paris le 30 juillet 2020 par Sur la Route de la Vidéo.

Notes de transcription (ci-dessous) : Fouad Ahamada Tadjiri et Émile Zounon.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Soeuf Elbadawi

début – Mes influences
10:11 – Mon quartier
17:08 – Mon enfance
30:04 – Mon œuvre
38:12 – L’insularité


Mes influences

Parler de ses influences premières, c’est casse-gueule ! Parce qu’on en oublie, parce qu’il y en a trop, parce qu’on change d’avis tout le temps, parce qu’on grandit, parce qu’on a à chaque fois de nouveaux enjeux… qui s’imposent à nous et qui font que la grille de lecture change. Mais je ne peux pas ne pas parler des premières lectures d’enfance, qui me mettent mal à l’aise. Ce sont des objets sous influence coloniale. Ça va de la bande dessinée – tout le monde a lu Tintin au Congo – à des romans photos avec Franco Gasparri, qui est italien, avec ses lunettes que l’on ne pouvait pas s’acheter aux Comores, qui font rêver à un imaginaire auquel on n’accède pas forcément, quand on est un petit Comorien… à des récits de jeunesse, qui n’ont rien à voir avec ma réalité première. Mais ces livres-là m’obligent à construire un autre imaginaire, à me poser un certain nombre de questions.

Après, on commence à lire les classiques français. Je me retrouve à lire Zola, Rimbaud, Sartre, Camus, très jeune. Je ne pourrai pas dire que je comprenais ce qui était écrit, mais il y avait plus l’envie d’apprendre à parcourir les contours d’une langue, à comprendre comment elle fonctionne. Et pas forcément à me poser des questions sur la complexité de l’univers de tel ou tel autre auteur. Proust, Hugo… tous ces auteurs-là, je vais les dévorer. J’ai grandi à l’Alliance française, dans la capitale comorienne. Je me rappelle qu’un jour, j’ai pris Germinal, je suis revenu le lendemain pour le rendre, la bibliothécaire m’a dit : « tu peux me raconter ce que tu veux, mais tu n’as pas pu avaler trois cent pages… » Alors que si ! Je les avais lues, toute la nuit. J’aurais été incapable d’en raconter l’histoire, mais ce flot de mots, qui s’alignent les uns derrière les autres, me plaisait bien. Et au fur et à mesure, tu arrives à des questionnements, parce que tous les livres que tu lis ne te ramènent pas à ta réalité première. Ça parle d’autres choses, ça parle de mondes inconnus, qui sont véritablement imaginaires pour toi.

Je vais commencer à chercher des réponses ailleurs et je vais me retrouver chez Césaire. Mon premier choc littéraire ! Pas le Cahier… mais le Discours sur le colonialisme. Là, ça me sort de chez Malraux – La Voie royale – que je venais de lire. Je tombe sur Césaire et je me dis « waouh », ça, c’est moi ! Je me dis que ce sont des questions que j’aimerais bien me poser. Je ne comprends pas tout. Quand on ouvre la première page du Discours, on se retrouve très vite entre les mains de Fanon, on ne sait pas comment ça arrive, mais quelqu’un te dit « voilà ! tu devrais peut-être lire ça aussi ». Et donc je lis Fanon : Peau noire, masque blanc. C’est encore un livre de chevet, aujourd’hui. Et puis des Caraïbes, je me retrouve au Congo. Chez Sony Labou Tansi. La parenthèse de sang ! Une pièce de théâtre, qui était d’abord radiodiffusée à Radio Comores, une production de RFI, dont je trouve le texte à l’Alliance française. Ensuite, je lis La vie et demie. Cet homme, qui revient de l’ombre, qui revient des morts… moi, ça me parle. Après, on découvre tous les classiques dits « africains » : Chinua Achebe, Naguib Mahfouz, Sembène Ousmane, etc. Césaire… donc ! Il est toujours là ! Dans tout mon travail, il y a toujours l’ombre du Discours. Fanon ! Et Sony, le troisième ! Il va y arriver un quatrième larron dans l’histoire, c’est Kateb Yacine. Nedjma ! Alors là, c’est du miracle ! De la poésie ! L’énigme de la poésie, si on peut dire. Nedjma, pour moi, c’est un ovni.

Je vais pendant très longtemps citer ces quatre auteurs comme étant des sources d’interrogations. Je vais cheminer à leurs côtés avec des moments très heureux. Par exemple, un jour, j’ai envoyé un courriel au Seuil… à Sony. Et il m’a répondu. Et donc on a, pendant un temps, entretenu une petite correspondance. Ce qui est tristement drôle, c’est que malade à Paris, je ne suis pas allé le voir. Le jour où il repartait au Congo – il allait mourir, quelques jours plus tard – a été la seule fois où j’ai pu le voir, parce que pendant tout le temps qu’il a passé à l’hôpital à Paris, je n’ai pas osé y aller. Et ce jour-là, je me rappelle. Debout devant moi, il titube. Je lui pose la question : est-ce que vous vous rappelez ? Le petit Comorien… Et il me dit oui ! On avait notamment discuté d’un personnage d’un de ses livres, qui s’appelle Moroni, qui est le nom de la capitale des Comores. Et il m’avait expliqué, à travers un courrier, d’où lui venait l’inspiration. Et ça me faisait une fierté, les Comores inspirant l’un des plus grands dramaturges de toute l’Afrique, pour certains, et du monde, pour moi. Ces quatre auteurs m’ont donc accompagné. Puis, j’arrive à la fac et un de mes profs de lettres comparées, un monsieur brillant, qui s’appelle Romuald Fonkoua, me fait découvrir la créolisation. Je dis bien la « c-r-é-o-l-i-s-a-t-i-o-n », parce que c’était quelque chose de tellement nouveau que je n’arrivais pas à me réapproprier le mot. C’est avec Fonkoua que je découvre l’homme qui construit cet univers de questionnements sur la Relation, sur l’autre, sur les communs : Édouard Glissant. Là, je lis Le Discours antillais. Ça va être le cinquième auteur qui entre dans mon panthéon – ils sont tous morts – et avec lesquels je vais cheminer.

Bien sûr, je vais lire, par-ci, par-là, des choses qui vont me bousculer. Je vais lire Edward Saïd ou d’autres, mais ce sont les cinq auteurs, à mon avais, qui hantent mon imaginaire. Je les relis, j’interroge le réel, j’y retourne… dans leurs textes. Et j’essaie de trouver (j’espère) le moyen d’être à nouveau bousculé par d’autres auteurs, aujourd’hui. Après, est-ce que ça influe sur mon écriture elle-même ? Je n’en sais rien. Il n’y a que la critique qui peut le dire. Par contre, est-ce que ça me hante, est-ce que ça me pousse à un certain questionnement ? En permanence ! Ils sont tout le temps là. J’ai l’impression d’être en conversations tous les jours avec eux. Le plus simple pour moi – je suis comorien, je suis musulman – c’est de dire que je suis en conversation avec Dieu en permanence. Mais je crois que les cinq auteurs, là, ils ne me quittent jamais. Ils m’obsèdent. J’ai l’impression qu’ils ont trouvé les mots là où moi je cherche encore mon chemin. Après, est-ce que ça influe, je ne saurais pas le dire. Il n’y a qu’un critique, qui lit à travers les lignes et qui dit oui mais ça ajouté à ceci… peut-être que ça voudrait dire cela. Mais ça, on verra plus tard, s’il y a un critique qui veut s’intéresser à ce que je fais.

Mon quartier

Parler du quartier dans lequel je vis, c’est complexe, parce que je vis entre plusieurs mondes. Je vis à moitié aux Comores, en partie à Paris, et souvent je suis en vadrouille. J’ai une qualité qu’ont les Comoriens – je préfère parler de qualité – c’est d’être chez eux partout où ils vont. Parce que nous descendons d’une grande fratrie, qui nous ramène aux mondes arabe, indien ou africain, on arrive à s’inventer des cousinages aux États-Unis ou encore au Japon. Ne me demandez pas comment, ça demanderait des heures d’émission pour pouvoir en discuter véritablement ! Mais on a une histoire, qui est née du divers, qui fait que le monde entier est notre cousin. Je suis chez moi partout où je vais. Maintenant, c’est vrai que je passe le clair de mon temps entre Paris et les Comores.

J’ai longtemps écrit dans des bars, sans doute pour faire mon « parisien ». Le bon verre et le bon vers vont souvent ensemble. Après, je suis retourné aux Comores, il y a quinze ans, et me suis mis à écrire depuis la véranda de ma mère. J’ai commencé dans un Paris cosmopolite avec ses bars et ses noctambules, parce que j’ai commencé à publier depuis la France. Et voilà que je retournais aux Comores pour écrire depuis ma véranda familiale, dans un quartier populaire, plein de tensions, parce qu’en fait, c’est un quartier qui préfigure le monde de demain, et donc ça se bouscule aux portillons, et ça se fait parfois du mal. Il s’agit d’un quartier chaud, où passe énormément de monde. Et je me rendu compte d’un phénomène, c’est que je recherche un monde – il y a quelque chose de nostalgique là-dedans – ou un quartier que j’ai quitté très tôt dans l’enfance.

C’est le quartier où j’ai passé mes premières années d’existence. Et effectivement, quand je commence à écrire depuis la véranda (de ma mère) et puis à Paris (où je suis confiné) à nouveau… Paris, où je suis devenu de plus en plus casanier. Je ne sors plus beaucoup, alors que j’ai été un homme des bars. Au final, je me rends compte que c’est ce lieu de la petite enfance que je recherche. En fait, je suis né dans une boulangerie, j’aime bien dire ça, je suis né dans un fournil, où le monde entier est venu se servir. Quand je dis « le monde entier » pour un enfant, c’est tout le pays qui venait là, parce qu’il y avait la boulangerie. Je suis né dans une concession familiale – on dit « kura » chez nous – où se trouvait la Boulangerie Mchinda. Mchinda veut dire « celui qui peut ». Comme un appel à tenir debout. Cet endroit faisait se retrouver tous les quartiers alentours. Et les quartiers alentours, c’était des Créoles (le rhum), des Malgaches…

Il faut imaginer. Les Comores sont un petit archipel musulman. En tous cas, les Comoriens se revendiquent comme tels. Et y voir (y vivre), quand on est gamin, sa première cérémonie de retournement des morts (famadihana), c’est impressionnant ! Ça marque une vie. C’est un quartier, où il y avait des Indiens, des Arabes, des Français. Je me rappelle de Mme Collette, qui habitait juste en face de chez nous, et qui appartient au temps colonial. C’est un quartier où on retrouvait tout le monde. Les domestiques de la capitale, les gens qui travaillaient au port, les petits ouvriers, les petits maçons, la petite bourgeoisie, la grande bourgeoisie, tout le monde habitait là. À la périphérie de la ville. Et ce quartier-carrefour a été à l’origine de tous les fondamentaux de mon enfance. C’est là que je me suis véritablement fabriqué un imaginaire, qui embrasse le monde, qui m’oblige à aller parcourir la ville pour commencer – j’ai beaucoup écrit sur cette cité d’où je viens – et qui m’oblige ensuite à aller vers le monde. D’ailleurs, le jour où je suis arrivé en France, j’ai eu l’impression d’avoir été toujours chez moi à Paris, parce que cette diversité autour de moi, ce brassage, je l’ai toujours eu dans le fournil à la maison. Et c’est ce quartier que j’essaie de retrouver.

Ce quartier qui n’est pas un quartier, puisqu’il est formé de plusieurs quartiers que je traîne dans ma tête, j’essaie de le retrouver, que je sois à Paris dans mon appartement, confiné pendant quatre mois pour cause de pandémie, ou à Moroni sur la véranda de ma mère. J’essaie de le retrouver, parce que j’ai l’impression qu’il imposait une forme de relation apaisée au monde, il imposait une forme de relation apaisée au monde. Et cet endroit-là s’appelle le « Trwamadji », ce qui – littéralement – veut dire l’endroit où se déversent toutes les eaux. Les eaux tumultueuses ! Moi, c’est cet endroit-là que je trimballe dans le monde. Dans ma tête ! Tout le temps ! Quand j’écris, maintenant, je sais que c’est cet endroit-là que j’habite et qui m’habite – dans un sens comme dans l’autre, ça marche – et qui porte mon écriture. Pendant longtemps, j’ai raconté l’histoire, en disant que je trimbalais mon pays dans ma tête. En réalité, je trimballe le « Trwamadji », l’endroit où se déversent les eaux du monde. C’est de là que j’écris. C’est le quartier que j’habite. Le reste, c’est une histoire de papiers, de frontières, de vis-à-vis avec un voisin, qui est plus ou moins indélicat. Et ce n’est pas toujours très intéressant à raconter, sauf dans les bouquins, bien sûr.

Mon enfance

Je ne pourrai pas raconter mon enfance, je ne pourrai pas raconter les bateaux, la médina, la périphérie, la ville de Moroni, qui était une planète à part entière, avant que je ne comprenne que le monde a des frontières. Un de mes amis est persuadé que je parlais anglais et polonais, parce que je l’accompagnais dans l’adolescence sur les bateaux et faisais le traducteur. Or, je ne parle ni anglais, ni polonais. C’est simplement que j’étais tellement curieux que je me débrouillais toujours pour être compris dans des conversations qui ne me concernaient pas directement, mais qui me faisaient voyager. L’enfance, ça été ça ! Le voyage ! Tout le temps ! Des voyages, bien sûr, imaginaires.

Je raconte cette histoire qu’un jour un djinn est apparu – nous, on croit au monde des invisibles – à travers le corps d’une personne qui m’est chère, qui m’est proche et me dit – je faisais beaucoup de fugues, quand j’avais 8-9 ans – ou plutôt m’interroge : « Tu crois qu’à deux heures du matin dans la rue, tu t’en sors pourquoi ? C’est parce qu’on te fait accompagner ! ». Et du jour au lendemain, je me suis mis à converser avec un gars, qui me ressemblait, dans la nuit. Je me vois à une heure ou deux heures du matin, entre La Coulée de lave et Pangadju, en train de discuter avec un personnage, qui, quand j’arrive devant la porte de chez ma mère, disparaît, aussitôt. C’était ça, l’enfance. Ça serait trop long à raconter. Et puis il y avait toute une galerie de personnages, des gens incroyables, sans qui je n’aurais pas pu tenir la plume, plus tard. Il faudrait des romans entiers pour en parler. Je n’ai pas beaucoup publié, je n’ai pas beaucoup écrit. Donc, j’ai encore du chemin pour arriver à raconter, ne serait-ce que la moitié de cette galerie de personnages.

Par contre, il y a un mec ! Il y a un mec dont je parle beaucoup, qui s’appelle Apipos. Je ne sais pas d’où vient ce nom : Apipos. Peut-être de l’anglais « Happy Boss », parce qu’il écrivait aussi sur les murs qu’il était « le chômeur le plus heureux du monde, le fils du plus grand richard du monde ». C’est ça qu’il écrivait et il dessinait formidablement bien. Apipos, c’était un cousin. C’est lui qui m’a appris le théâtre d’ombre. Moi, je suis dramaturge, aujourd’hui. C’est quelque chose qui me parle énormément, que je n’ai pas trouvé le moyen, pour l’instant, de reprendre sur un plateau, mais j’en rêve. Apipos, c’est la première personne que j’ai vu dessiner. C’est lui qui m’a entraîné dans le monde des bandes dessinées. Et Apipos avait une telle influence sur moi qu’il a fait de moi le roi de la fiction. En gros, il y avait deux salles de cinéma à Moroni. Il y avait la salle de l’Alliance française, qui était dans une programmation plutôt « art et essai », sauf le week-end où la salle était louée à une société – Beauregard – qui passait des films « grand public ». Et puis il y avait l’Al-Camar. L’Al-Camar, c’est vraiment un endroit où s’est forgé tout un imaginaire pour les Comoriens de la capitale. À l’Al-Camar, il y avait les films de 17h00 auxquels on avait droit, nous les gosses, mais uniquement le week-end. Le samedi, en réalité. Et puis, il y avait les films du soir, souvent en double programme. Nous, on n’y avait pas droit.

On avait quoi ? 10 ans, 11 ans ? On n’avait pas le droit d’aller voir ces films-là. Et Apipos allait voir les films et me les racontait contre la moitié de mon assiette. C’est à sa manière, bien sûr. Il y rajoutait quelques éléments, qui pouvaient me captiver. Et moi le lendemain, qu’est-ce que je faisais ? À la cour de récré, j’allais voir mes potes, je leur faisais acheter mes beignets, mon jus de tamarin, mes pistaches, et je leur racontais en échange le film que je n’avais pas vu, en y rajoutant mes propres détails. Donc parfois on se retrouvait avec Belmondo en boubou ou avec Brad Harris dans des westerns-spaghetti. Rien à voir, mais je mélangeais les univers. Ou Bruce Lee chez les Américains. Bien sûr, il a vécu chez les Américains, mais nous on l’a plutôt vu dans des films dits « chinois » à l’époque ou « hongkongais ». Je pouvais faire voyager Bruce Lee dans un film français, par exemple, puisque je n’avais aucune idée de la réalité du film. Je retissais de l’histoire. Et c’est comme ça que je découvris, très jeune, l’art de raconter, en tous cas la puissance de feu du conte. Je ne suis pas un très bon conteur, mais je découvris la puissance de feu du récit. Comment on raconte ? Comment ça peut être fort de maîtriser la fiction. Et ça me faisait mon petit goûter de 10 heures à la récré. Je racontais les films d’Apipos que moi je n’avais pas vus. Je pense que ça… ça marque l’enfance. Je crois que l’envie de faire du théâtre, l’envie d’écrire, m’est venu de là. Sans Apipos, je ne sais pas si j’aurais connu la vie d’auteur que j’ai connu plus tard.

Deuxième chose qui m’a marqué dans l’enfance, c’est cette diversité de gens, qui nous entouraient. Je reviens toujours à l’endroit dont je parlais tout à l’heure. Le Trwamadji. Là où se déversent les eaux. Là où l’on jette les eaux, en fait. Littéralement ! Plus tard, je comprendrai. Je me réapproprierai, en tout cas, un concept, qui est bien comorien, qui est le socle même de la société comorienne, qu’on appelle le « shungu ». Shungu, ça peut avoir deux significations en français. Le shungu, c’est le cercle… C’est le cratère du volcan. Quand on fume une pipe, c’est la cheminée par laquelle passe la fumée… Il faut se dire que les Comores sont des îles volcaniques, qu’à la base de tout, il a fallu avoir une éruption, un cratère, et de là est né le pays. La tradition comorienne prend le shungu comme socle. C’est de là que part toute l’histoire de la société. Comment des gens issus d’histoires complètement différentes, souvent opposées, vont trouver matière à tisser de la relation, de façon horizontale – sans verticalité de pouvoir – et pour essayer de se sentir dans un mieux vivre-ensemble, parfois idyllique, parfois utopique, qui n’advient jamais tout à fait, mais c’est en soi un horizon. On se projette dedans.

Je raconte toujours cette histoire. Je suis sorti de l’école, j’ai fait cinq kilomètres à pied, parce que la voiture qui devait venir me chercher a oublié de le faire. En plein cagnard ! Donc je fais la gueule, en arrivant à la maison. Je m’assois pour manger. J’entends quelqu’un qui dit « hodi », qui frappe à la porte, que ma mère accueille et fait rentrer dans le salon. Ma mère m’appelle et me présente à cette personne que je ne connais ni d’Adam ni d’Eve, qui n’a aucun lien de famille avec nous. Mais ma mère me dit : « je te présente ton oncle », parce que c’est comme ça que ça se passe. Pour tous les gamins, toutes les personnes qui passent là, dans le voisinage, sont vos oncles, vos pères potentiels, vos cousins potentiels… En tout cas, c’est l’enfance que j’ai eu ! Et là-dessus, bien sûr, je m’en fous, puisque je fais la gueule, on a oublié de venir me chercher à l’école. Et je retourne m’asseoir avec mon assiette. Je m’apprête à manger. Ma mère demande au monsieur – je l’entends – « vous avez mangé quelque chose ? ». Le monsieur répond : « En fait, on n’est pas d’ici, on est des gens d’ailleurs, imaginez-vous, on est arrivés l’hôpital, ce matin, alors manger… on est juste obsédé par ce qui nous arrive, la petite est malade » etc. Ma mère prend mon assiette et la donne au monsieur. Alors là, double colère. Je me prends une gifle. Ma mère me demande : « est-ce que tu as déjà manqué de quelque chose dans cette maison ? C’est moi qui donne, c’est moi qui reprends et qui te redonnera après, alors ferme ta gueule ».

C’est un apprentissage un peu dur. Du principe d’hospitalité. Mais ce que tu as, tu le donnes, parce que tu ne sais pas ce qui t’attend à l’autre bout de la rue. C’est l’enseignement que nous avons reçu dans cette cour familiale. C’est l’enseignement qui m’a fait grandir. Et cet enseignement-là, je le retrouve, plus tard, dans la notion du shungu. J’intellectualise le truc après. En bon auteur qui se cherche des concepts pour s’accrocher… Faut bien trouver un truc ! Le principe du shungu consiste en la fabrication d’un cercle où tout un chacun, lorsqu’il arrive, nouvellement, trouve sa place. Et on lui tend la main. Et moi, cette chose-là, je l’ai apprise dans la cour familiale. Et dans tous mes écrits, dans toute ma réflexion, aujourd’hui, il y a ce mot qui transparaît. Partout ! Parce que j’ai l’impression que ça fait partie de moi. Et s’il n’y avait pas cette diversité dans la cour familiale, je ne serais pas l’homme que je suis devenu, aujourd’hui. Et cette chose-là, j’essaie de la partager à travers mes écrits.

Vous savez… shungu est un mot qui disparaît dans la langue comorienne. Il y a beaucoup de jeunes, aujourd’hui, quand on dit « shungu », ils disent : « Quoi ? De quoi tu parles ? » Et il faut revenir aux étymologies les plus anciennes pour se faire comprendre, en disant « voilà ! Il y avait un mot ici qui voulait dire ceci » L’intérêt de cette chose-là, qui est un concept réel de vie, c’est que dans l’imaginaire du Comorien, selon un anthropologue connu là-bas, qui s’appelle Damir Ben Ali, on ne naît pas humain, on le devient. Le Comorien vient au monde, comme n’importe quelle créature, comme n’importe quel animal, comme n’importe quel arbre, comme n’importe quelle montagne, si on veut, et il devient humain par sa capacité à tisser de la relation et à fabriquer du commun. Par sa capacité à poser des actes d’humanité, qui font rayonner le vivre-ensemble. Et cette idée-là, que j’ai apprise, de façon pratique dans ma cour familiale, c’est ce qui porte mon travail aujourd’hui. Donc oui ! L’enfance, c’est Apipos et le shungu. C’est l’apprentissage de la fiction et l’apprentissage du vivre-ensemble. Et je pense que sans ces deux choses, effectivement, j’aurais un problème dans ma vie de tous les jours, parce que je me sentirais moins bien chez les autres.

Mon œuvre

J’ai publié trois textes. Quand je dis trois textes… c’est trois livres, qui ne sont pas des objets à caractère collectif et qui correspondent à ce que j’ai comme idée de la poésie, que je considère comme étant une nécessité impérieuse dans des quotidiens désarticulés. J’ai publié un livre qui s’appelle Moroni Blues/ Chap. II, sur ma ville, sur la question du vivre-ensemble. C’est un objet qui entremêlait différentes formes d’écriture possibles. Ça va de la photo à l’essai journalistique, à la poésie au sens strict, au récit, à l’entretien, aux emprunts à des textes qui ne m’appartiennent pas, mais qui vont dans le même sens que moi. Et ça s’appelait Chap. II, parce que je disais que le premier chapitre, je l’avais vécu.

Le deuxième texte important que j’ai publié, ça été le début d’une trilogie. J’en ai écrit deux. Le troisième n’est toujours pas arrivé. Ce texte s’intitule Un poème pour ma mère/ une rose entre les dents. Une rose, parce que ma mère s’appelait Zahara, la « rose » en arabe. C’est un texte que j’ai écrit pour interroger le rapport à la mère, et aussi à la terre-mère, au pays. C’est un texte que j’ai écrit, quand ma mère est morte en 2007. Je dis que c’est le début d’une trilogie, parce que j’ai un écrit un deuxième livre après qui s’appelle Un dhikri pour nos morts/ la rage entre les dents. Plus la rose, mais la rage entre les dents ! Ce texte parle des milliers de morts que la France fabrique aux Comores entre deux îles – Anjouan et Mayotte – en érigeant une espèce de frontière invisible. Dans un archipel, où théoriquement les gens ont une histoire commune. Un archipel qui est né dans un commun et qui, aujourd’hui, est en train d’être défragmenté, balkanisé, divisé en deux rives.

Quand on demande au sujet d’une œuvre, tous les textes sont des œuvres, publiés ou pas. Mais j’imagine que quand on pose la question de savoir ce qu’est une œuvre, c’est qu’on parle d’une certaine complexité liée à l’imaginaire promis par un auteur. Ce qu’il raconte, la valeur de ce qu’il raconte, la portée de ce qu’il raconte. Ce que je sais c’est qu’en 2007, lorsque j’ai sorti Moroni blues/ Chap. II, il y a eu une situation assez perturbante dans ma ville, puisque j’ai été celui par qui le scandale arrive. Je le dis ainsi, pour aller vite. Les choses que je racontais dans ce livre-là, que personne parmi mes détracteurs n’a lu – c’est un livre qui parle du vivre-ensemble – n’ont pas été comprises. On a pensé que c’était un livre qui insultait la mémoire de cette ville. Alors que je pense que c’est un des rares textes qui rend hommage à la véritable histoire de la ville, à savoir que c’est une cité cosmopolite, ouverte sur le monde, qui a toujours tendu la main aux autres. Il y a eu dans mon univers une espèce de séisme, à l’époque, qui est liée à une forme d’ostracisme. J’ai été celui qui avait osé rappeler certaines choses. Résultat des courses – ça donne une idée de ce qu’est une œuvre ou pas – le livre est épuisé, aujourd’hui. On ne le retrouve plus dans les librairies.

Pour le livre suivant – Un poème pour ma mère/ la rose entre les dents – j’aime à dire que le premier tirage a été épuisé, parce que tous les amis de ma mère y ont trouvé matière à inspiration. En tout cas, ils y ont trouvé une manière de lui rendre hommage. Et ce livre a été réédité trois fois depuis. Je pense qu’il n’y a rien de plus compliqué pour un auteur que d’écrire et de ne pas être lu. Quand on trouve son lecteur, quand on le rencontre, c’est vraiment génial. Tous les trois-quatre ans, j’essaie d’organiser une lecture autour de ce texte. La dernière fois, il y a à peu près 15 jours, un collège en France a décidé de mettre ce texte en espace et m’a invité à prendre parole avec les jeunes qui vont le jouer. En France ! Pas aux Comores. Ça parle de ma mère, ça parle des Comores. Je trouve ça génial, formidable. J’ai appelé l’éditeur qui m’a dit « oui, il reste quelques exemplaires ». C’est la troisième réédition…

Et Un dhikri pour nos morts… Il faut savoir que Moroni Blues a été adapté au théâtre. Il y a eu trois créations autour de ce texte, et pour Un dhikri pour nos morts, il y a eu deux spectacles, sans parler des installations, des performances. J’ai l’habitude – c’est pour ça que je parlais tout à l’heure de l’impérieuse nécessité – de concevoir des textes qui me permettent – by any means necessary – comme diraient les Black Panthers, c’est Malcolm X, je crois qui disait ça, et Eldridge Cleaver, aussi – de nommer un réel donné, à un moment très précis de mon histoire. Et cette chose-là est mise en partage. By any means necessary, parce qu’en fait j’invente des installations sonores, visuelles, à partir des textes que je fabrique. J’invente des textes sur un plateau, c’est-à-dire des mises en scène, pour faire exister le propos. Je fais des performances. Un texte commence à vivre avant d’être publié sous forme de livre, existe après sous une autre forme que celle du livre. Les trois textes dont je parlais tout à l’heure, ça été le cas pour eux. Et je pense que j’essaie de faire la même chose, quand je tisse des histoires collectives, dans des projets collectifs. Est-ce qu’on parle d’œuvre à ce moment-là ? Je n’en sais rien ! Ce n’est pas la prétention, on n’écrit pas pour « faire œuvre », on écrit pour dire une chose, en tout cas dans mon cas, parce que cette chose-là, si elle n’est pas dite, on a l’impression de passer à côté du monde dans lequel on vit. Et ça c’est important…

L’Insularité

C’est une interrogation ! C’est une question qu’on me pose souvent, à laquelle je ne réponds pas, parce que je n’ai pas trouvé la réponse. Mais je sais que si j’étais une île, j’aurais quatre possibilités en moi, parce que l’archipel des Comores, ce sont quatre îles, qui, aujourd’hui, se battent pour exister encore dans le commun, pour être ensemble. Et c’est une bagarre… intérieure, et qui nous vient d’abord de l’extérieur, parce que c’est parti d’une histoire coloniale, qui a transformé les Comores en un monstre à trois têtes, plus une. C’est-à-dire qu’on parle de la partie indépendante qui concerne Mohéli, la Grande Comore, Anjouan, et de Mayotte. C’est la façon la plus simple de raconter cette tragédie de division au sein d‘un même peuple, au sein d’une même fratrie. Mais la façon la plus complexe, et qui m’intéresse beaucoup plus, c’est de savoir que même du côté dit « île occupée », il y a des gens qui se battent pour en être encore, de l’archipel. Alors être une île, c’est une bataille, c’est une bagarre. Parce qu‘être une île pour moi, ce n’est pas la Grande-Comore où je suis né, mais quatre possibilités qu’il faut à tout prix concilier à nouveau, dont il faut concilier les intérêts à nouveau. Pour que ça puisse ressembler à ma réalité de l’enfance !

Je parlais de mon quartier, tout à l’heure, de cette concession familiale où j’ai grandi, et des quartiers qui étaient autour. Il y avait là des gens qui venaient de Mayotte, d’Anjouan, de Mohéli et, bien sûr, de la Grande-Comore. Qui se côtoyaient, se confrontaient… Je parlais des Créoles, des Français, des Malgaches, des Arabes, des Indiens, mais il y avait surtout cette fratrie d’archipel qui permettait aux gens de se dire « on est ensemble ! ». Donc être une île, c’est être dans cette volonté de transformer toute une réalité complexe en une chose préservée du tumulte du monde. Oui ! Peut-être que c’est une forme d’isolement, puisque le raccourci veut que l’île soit l’isolement par rapport au monde. Sauf que moi je dis non ! Enfin je le vois souvent, être d’une île, en tout cas de mon archipel, c’est être tout le temps, en permanence, dans un laboratoire de la relation. Et ça c’est énorme ! C’est énorme…

À petite échelle, on doit apprendre à recomposer le monde en un seul mouvement, tout en sachant qu’il faut lui garder sa diversité. Et ça… à l’endroit d’où je viens, c’est tout le temps ! La question se pose tout le temps, en permanence, ça ne s’arrête jamais ! Parfois, on est épuisé, on a envie de sortir de là, de se dire « non mais c’est une prison ! Il faut que j’aille vivre ailleurs… » Et après, on y revient ! Parce que cet archipel m’abrite du tumulte du monde. Et ça, c’est important, de temps en temps… Il n’y a pas que les pandémies qui nous permettent de nous poser. De nous poser certaines questions, surtout. Et l’île, mon archipel, parce que ce n’est pas « une île » – là on est vraiment dans la symbolique, c’est un archipel de quatre îles – me permet de temps en temps de me poser et, plus longuement, de me poser certaines questions, parce que je suis à l’abri de la fureur du monde. De la folie de ce monde. Oui ! Alors je suis un insulaire ! Oui, je l’assume ! Mais après ? Est-ce que ça me rend meilleur ? Ça, je n’y crois pas…


Soeuf Elbadawi

Soeuf Elbadawi. 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Paris (2020). 43 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 21 novembre 2020.

Entretien réalisé par Sur la Route de la Vidéo.
Équipe technique : Édouard Lemiale, Marie Guimond-Simard, Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Fouad Ahamada Tadjiri et Émile Zounon.

© 2020 Île en île


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mis en ligne : 21 novembre 2020 ; mis à jour : 21 novembre 2020