Simone Schwarz-Bart, 5 Questions pour Île en île


Simone Schwarz-Bart répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 68 minutes réalisé chez elle à Bois Sec (Goyave, Guadeloupe) le 20 et le 29 juillet 2010 par Thomas C. Spear.
Caméra : José Jernidier.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Simone Schwarz-Bart.

début – Mes influences
22:45 – Mon quartier
32:49 – Mon enfance
43:54 – Mon oeuvre
61:29 – L’insularité

Note : pour des raisons techniques, la réponse à la première question n’a pas été filmée le même jour que les autres. Une pause à recommander – pour visionner l’entretien en deux parties de 23 puis de 45 minutes – est après cette première question.


Mes influences

Où Simone Schwarz-Bart parle de sa prise de conscience, qu’elle pouvait devenir écrivaine (tandis qu’elle ne pouvait citer que des écrivains français, Musset, Hugo, Lamartine…), des auteurs yidishisants qui l’ont influencée et de l’influence des auteurs tels que Tchekhov, Sholem Aleichem, James Agee, Isaac Bashevis Singer et Ernest Caldwell.

Il se trouve que Tchekhov fut, pendant très longtemps, mon modèle. L’histoire a commencé le plus naturellement du monde. Nous nous trouvions alors, André et moi dans la ville du Moule, sur une très belle plage envahie par une foule venue écouter le célèbre politicien Rosan Girard, qui donnait une conférence ce soir-là. Dans l’assistance se trouvaient deux garçons qui l’insultaient copieusement et André me demanda de lui rapporter la querelle des enfants à laquelle nous avions assisté. C’est alors qu’il m’incita vivement à écrire, car, disait-il, mon texte était plus qu’un simple témoignage. Comme je l’interrogeais sur un « modèle littéraire », il me mit en main un volume des Nouvelles de Tchekhov, et c’est ainsi qu’une grande histoire d’amour commença entre cet immense auteur et la petite Guadeloupéenne que j’étais : à mesure que je lisais, un transfert immédiat s’opérait en moi et il me suffisait de changer les noms russes par des noms de chez nous pour ressentir la proximité de ces âmes détériorées, humiliées par le servage.

C’est vrai, la musique de certains écrivains me hante, appuie sur ma plume : celle de Sholem Aleichem, d’Isaac Bashevis Singer, d’Isaac Babel, mais tout particulièrement celle de Tchekhov et je ne sais pas au juste pourquoi. D’ailleurs, je ne me permettrai pas de préciser mon sentiment sur Tchekhov : ce sont là des discours que je m’interdis afin de préserver la vie.

Mon quartier

Où elle parle de la préservation de la nature à Goyave en dépit du progrès, et des maisons qui gardent chacune sa propre histoire.

Le village de Goyave est le seul en Guadeloupe à porter le nom d’un fruit. L’endroit est resté préservé des virus qu’entraine fatalement le progrès. C’est une contrée de mer, de montagnes, de rivières. La forêt reste en grande partie le domaine des rastas qui ont posé leurs cases dans le feuillage tels des nids d’oiseaux. Leur mobilier ferait pâlir bien des designers de meubles et ils vivent là des fruits de leurs jardins. Ils gardent jalousement ces bois et leur style de vie les place en gardiens de cette nature. Les rivières sont omniprésentes à Goyave et le « Bassin bleu » est ma piscine préférée, petit saphir installé à la jonction de deux rivières qui fusionnent en ce point.

Mes personnages sont issus de cet espace bordé de mer et de forêt, bruissant d’eau vive qui bouillonne et qui chante avant de se perdre dans l’océan et ses abimes. Je connais leur histoire, je connais leurs vies qu’ils démultiplient à plaisir dans une oralité riche, verte et gratuite qui leur ouvre le rêve, leur vie rêvée, leur permettant de soutenir l’âpreté du réel.

Mon enfance

Où elle parle de son indépendance pendant que sa mère s’occupe des élèves qui ne parlent pas français chez eux, et de voir son grand-père bordelais exprimer son amour pour sa grand-mère guadeloupéenne en lui lisant.

J’ai respiré l’air de Guadeloupe à l’âge de trois mois. À l’époque, mon père était militaire et son régiment était basé en Charente-Maritime, dans la ville de Saintes où je suis née. Nous sommes en 1938, la guerre éclate et mon père reste donc en France pour défendre la mère patrie, tandis que mon institutrice de mère et moi-même regagnions la Guadeloupe. J’ai passé mon enfance dans un bloc scolaire où ma mère occupait un petit logement de fonction, en pleine campagne. Ma mère avait des classes de cent enfants, et elle enseignait aussi, toutes les sections, du cours préparatoire au certificat d’études, dans la même salle.

Beaucoup d’enfants restaient alors chez eux pour aider leurs parents, et ma mère les faisait rattraper leur retard. Sous notre véranda, où un grand tableau noir attendait ceux qui consentaient à combler leurs lacunes, le jeudi, le dimanche. C’était une institutrice de l’ancien temps, une héroïne de l’école républicaine, laïque, obligatoire. Ainsi je disposais d’une grande liberté et la cour de récréation était pour moi la véritable école où j’apprenais et parlais le créole, et où j’entendais le déroulement de la vie des adultes par les commentaires et discussions des petites bandes d’enfants.

Ma mère était de nature triste et vivait beaucoup avec « les disparus » qu’elle nommait chaque soir en récitant le De profundis, me léguant ainsi ces vies passées, qui prenaient place dans mes rêves quand je m’endormais et que les âmes me visitaient, et ainsi, renaissaient chaque nuit dans ma nuit.

Cependant, ma vraie vie était ailleurs. Elle commençait avec les longues vacances de fin d’année scolaire et se terminait avec elles. Nous nous rendions alors chez mes grands-parents paternels et je renaissais à respirer l’air qui se dégageait de leur univers. Ils étaient venus s’installer ici même à Goyave, après le cyclone de 1928 où ils avaient vu la fin de leur petit monde anéanti par le tsunami. Ils avaient vécu sur un ilet, et ils se déplacèrent vers les hauts de la Goyave, de nouveau loin de tous, près d’eux-mêmes. Aussi, leur amour persista leur vie durant, j’en suis témoin. Il était bordelais, et bonne-maman était une petite négresse de l’île de Saint-Martin. C’est pourquoi j’ai confiance en l’autre, car j’ai vu deux êtres complètement différents s’adorer, au point de s’approprier leurs essences le plus magnifiquement du monde.

Mon œuvre

Où elle parle de l’œuvre d’André Schwarz-Bart qui aborde des sujets (comme l’esclavage et le Nazisme) que Simone préfère éviter et de son expérience en Afrique où elle se sent comme « une plante composée ». De l’oeuvre « écrit à quatre mains » et de la difficulté de scinder les deux créations. Simone insiste sur la profonde judéité d’André. Elle se démarque par son antillanité et pourtant se trouve des racines en Afrique qu’elle reconnaît ; les deux écrivains sont en osmose et leurs œuvres en symbiose. Il y a cependant certains romans totalement personnels tels que Pluie et vent sur Télumée Miracle et Ti Jean l’horizon

Ce que vous appelez « l’Œuvre » n’existe qu’aux yeux du public. Pour moi, ce ne sont que des moments de ma vie parmi d’autres, qui se figent avec le temps en une sorte de curriculum vitae où j’ai parfois du mal à me reconnaître. Je crois dans la spontanéité, et je crois que celle-ci se meut seulement dans la pénombre. Ce n’est pas seulement le sens de mon « œuvre » qui m’échappe. C’est aussi le sens de ma vie, ce sens de ce qu’il y a de plus essentiel dans ma vie : et je veille soigneusement à ce qu’il en soit ainsi, car cette pénombre est pour moi la vérité.

En fait, toutes ces histoires sont avant tout nécessaires à moi-même. Mon rapport avec l’écriture est instinctif. Pluie et vent sur Télumée-Miracle est un livre écrit dans l’exil. Il est né du deuil d’une vieille amie, Stéphanie Priccin, tandis que je me trouvai loin d’elle. Et cette double nostalgie m’a poussé vers la page blanche.

Ti Jean est né d’un conte créole, qui s’est mis à aimanter certaines expériences : mon rapport avec la Guadeloupe, l’Afrique, l’Europe.

Le Plat de porc aux bananes vertes, co-signé avec André, a été en fait le déclencheur de tout le reste, puisque j’y ai appris le métier, en quelque sorte.

C’est que nous avons évolué, André et moi, dans un espace interstellaire inconnu, exaltant, inquiétant, que nos deux personnes, nos deux personnalités modelaient à mesure, à mesure que nous captions d’autres mondes, d’autres rythmes, d’autres possibles. Faisant et vivant chaque jour le multiple, avec chacun de nous sa propre intensité, sa propre obscurité, tantôt en décalé, tantôt à l’unisson.

L’Insularité

Où elle parle du regard des insulaires envers eux-mêmes et leur regard à l’infini qui les entoure, des inconvénients et les avantages du fait que tout le monde connaît tout le monde, et de la réassurance que l’on ne peut jamais mourir de froid ni de faim sur une île.

C’est en fait le monde d’une grande famille. Et comme dans toutes les grandes familles, c’est le monde des chicanes, des « démons mesquins », des jalousies sans cause. Mais c’est aussi le monde des impossibles-possibles, des grandeurs inattendues, des splendeurs uniques. C’est en fait le monde en marche, obligé qu’il est de se renouveler pour ne pas disparaître sous l’exiguïté.

Il garde les yeux à l’horizon et dérive, puis s’amarre, repart ailleurs, nouveau, différent, énigmatique.


Simone Schwarz-Bart

Simone Schwarz-Bart, 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Goyave (Guadeloupe, 2010). 68 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur Dailymotion et YouTube : 17 octobre 2013.
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : José Jernidier.

© 2013 Île en île


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mis en ligne : 17 octobre 2013 ; mis à jour : 26 octobre 2020