Shenaz Patel, 5 Questions pour Île en île


Shenaz Patel répond aux 5 Questions pour Île en île, à la baie de Tamarin (Île Maurice), le 28 juin 2009.

Entretien de 33 minutes réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Anjanita Mahadoo.

Notes de transcription (ci-dessous) : Gilbert Sotomayor.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Shenaz Patel.

Notes techniques : en plus des oiseaux bruyants au début, il y a parfois le bruit du restaurant de l’hôtel Tamarin où l’entretien a été filmé.

début – Mes influences
05:00 – Mon quartier
06:16 – Mon enfance
12:51 – Mon oeuvre
26:56 – L’insularité


Mes influences

« Je ne sais pas si je peux parler des influences particulières parce que j’ai toujours été boulimique de lectures… Je n’aurai jamais assez de temps pour lire tout ce que j’aurais envie de lire. »

Patel vient d’une famille de lecteurs avides. Enfant, elle a le souvenir de son père allait aux ventes à l’encan pour rentrer avec des « caisses de livres ». Elle a grandi entourée de livres, fascinée par les trésors qu’elle y pressentait. Plus tard, elle fréquentera les bibliothèques pour découvrir de nouveaux livres.

Gabriel García Márquez, influence pour son style relevant du « réalisme merveilleux ». Salman Rushdie, auteur indien anglophone, à cause du « foisonnement de vie » qu’on peut trouver dans son œuvre et sa façon très vivante d’utiliser la langue.

« La littérature n’est pas là pour décrire la réalité, mais pour créer du réel. »

Soie, d’Alessandro Baricco, une merveille de pas grand-chose, et une magie et une musique du dénuement, d’une écriture dépouillée. L’Inconnu sur la terre, par Le Clézio, une longue réflexion sur le regard, sur les mains, sur la mer… Virginia Woolf, et d’autres chocs et découvertes qui donnent envie de lire et d’écrire. Mais il n’y a pas un seul livre ou un seul écrivain qui l’inspire ou qu’elle aime en particulier.

Mon quartier

« Beau-Bassin … est un peu comme un verger, très tranquille… une ville qui prend son temps. »

Patel vit à Beau-Bassin, à vingt minutes de la capitale, Port-Louis. Beaucoup d’arbres fruitiers (litchiers [pied-litchi], manguiers…), de grandes cours et un climat tempéré (sans grosses chaleurs comme à la capitale et sans humidité comme à Curepipe, plus haut). Une ville très calme – d’apparence assoupie – et très verte, très agréable à vivre.

Mon enfance

« J’ai eu envie d’apprendre à lire très tôt parce que je voulais découvrir moi-même les mystères que je pressentais dans les livres. »

Souvenir de lecture à l’école : à son entrée à l’école, l’institutrice s’aperçoit qu’elle sait déjà lire. On lui demande de lire un livre devant les autres. Il s’agissait de l’histoire de trois petits lapins qui voulaient faire un gâteau, et l’un y ajoutait du « rhume ». Tout le monde éclate de rire : elle ne connaissait pas le mot pour le « rhum ». Froissée, elle ne voulait plus revenir à l’école.

La lecture était au cœur des mémoires de l’enfance de Shenaz Patel. Elle se décrit comme une enfant timide, réservée. Elle aimait observer les gens et leurs rapports entre eux, sentir le mystère derrière, tenter de s’en approcher. La littérature nous offre cela, de pénétrer dans ce qu’il y a de plus intime et de plus profond chez les gens. La littérature lui a offert le monde et a influé sur sa façon de le regarder.

« Quand j’étais enfant, mes parents ont fait un mariage mixte… Ce n’était pas très accepté. »

Autre souvenir : sa famille était différente à cause du mariage mixte de ses parents qui n’étaient ni de la même communauté ni de la même religion, un peu scandaleux à l’époque. On demandait souvent, à elle et ses frères et sœurs, « Mais vous êtes quoi ? » puisqu’ils ne ressemblaient pas forcément à l’image qu’on avait des Musulmans, dont ils portaient le nom. Cette question a jalonné son enfance. La chance d’avoir des parents qui vivaient en dehors des modèles acceptés et qui voulaient que leurs enfants se forgent une identité propre, en dehors du cloisonnement du clan ou du groupe. Dans une société qui aime bien mettre les gens dans une boîte avec une étiquette claire et rassurante dessus, leur statut, jugé peu clair, suscitait curiosité, incompréhension et questions incessantes, comme une nuée d’hameçons autour de la tête. Ce qui l’a plutôt amusée.

Mon œuvre

« Moi, je sais que j’ai lu des choses qui m’ont changée. »

Écrire puisqu’on ne sait pas parler. Le rapport à l’écriture aiguillonne son désir d’être journaliste : une vision romantique, utopique de l’écriture qui peut servir à changer le monde. Après vingt-trois ans de métier de journaliste, un peu revenue sur cette idée, elle n’en reste pas moins – pour avoir lu des choses qui ont changé son regard sur le monde – attachée à l’idée que l’écriture peut avoir ce pouvoir-là.

Ses débuts (journaliste puis rédactrice en chef) dans un journal politique, très engagé, militant. Un rapport peu détaché avec l’écriture. Dans l’écriture journalistique, on n’invente pas : elle est clinique et directe, avec une obligation de clarté et de rigueur.

Parallèlement, la littérature est un espace de liberté fascinant ; on peut changer le cours des choses, le destin des gens.

Un penchant pour la forme puissante de la nouvelle, comme un caillou très condensé, ramassé, que l’on lance dans une mare et qui, en tombant, laisse des ondes concentriques. Une nouvelle réussie laisse derrière des échos, des ondes chez la personne qui la reçoit.

Le roman, plus dilué, est d’un autre souffle, une autre respiration. Le Silence des Chagos, roman né d’une rencontre pour une enquête journalistique après avoir vu une photo de femmes à Port-Louis, pieds nus, mains nues, en face de policiers bottés, casqués et armés de matraques. Comprendre pourquoi ces femmes chagossiennes, démunies, se battaient avec tant de détermination et de puissance. Elles lui ont raconté leur expulsion de leur pays, les Chagos, par les Britanniques qui récupéraient cet archipel, dont l’île de Diego Garcia, pour le louer aux Américains qui voulaient y établir une base militaire. Sur ces îles, une population menait une vie simple et proche de la nature, vivant de pêche et d’agriculture. Un jour, sans explication, ils ont été expulsés de leurs îles. Une responsabilité devant cette histoire racontée, de la dire. Non pas écriture journalistique, le roman seul pouvait rendre cette histoire plus réelle, plus ressentie. À travers la littérature, s’approprier une histoire, pour qu’elle puisse appartenir à d’autres personnes.

Peu intéressée à construire une œuvre en soi, mais envie de raconter des histoires et d’explorer les possibilités de l’écriture.

Explorations au théâtre : expériences différentes d’écriture, de dialogues. Avec le roman, on est avec soi. Au théâtre, avec les comédiens et le public, il y a un rapport plus direct de l’écriture avec d’autres personnes.

L’Insularité

« Je ne suis pas sûre que j’écrirais les mêmes choses si j’étais née homme en Islande. … Être née et vivre femme à Maurice a une influence indéniable sur mon rapport à la lumière, à l’espace, aux gens. »

Auteur africain ? Auteur insulaire ? Auteur mauricien, oui, puisqu’elle est façonnée profondément par ce qu’elle est, mauricienne, par ce qu’elle vit, qui influe sur les histoires qu’elle a envie de raconter ou pas. Dans une petite île, on n’a pas beaucoup de distance par rapport à l’Autre, ce qui peut être envahissant, pesant. L’île comme une caisse de résonance où le moindre petit bruit prend une ampleur énorme. L’espace de l’île influe beaucoup sur ce choix de trouver sa place face à l’Autre. Ce n’est pareil que de vivre dans une grande ville où l’on peut « prendre le train pour changer de pays, d’espace ou d’environnement ». L’espace de l’île Maurice est petit, fermé. Cela coûte cher de quitter le pays. La façon de vivre son environnement, naturel et humain, est particulière.

Dire qu’elle est auteur mauricien ou auteur insulaire ne lui semble pas réducteur. L’obsession de l’universalisme l’étonne. Steinbeck a écrit une œuvre universelle à partir de chez lui. À partir du moment où l’on parle de l’humain, c’est universel. Ainsi, à la base de la pièce Paradise Blues, il y a l’histoire très particulière d’une femme vivant à Maurice, mais l’histoire a touché à quelque chose d’humain et de très profond chez d’autres Mauriciens comme chez des étrangers qui ont vu et ont lu la pièce, d’âges et d’horizons différents.


Shenaz Patel

Patel, Shenaz. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Tamarin (2009). 33 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 17 avril 2013
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 18 novembre 2009 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Anjanita Mahadoo.
Notes de transcription : Gilbert Sotomayor

© 2009 Île en île


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mis en ligne : 18 novembre 2009 ; mis à jour : 26 octobre 2020