Rodney Saint-Éloi, « La figure du poète » – Boutures 1.1

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Réflexions
vol 1, nº 1, pages 27-29

La figure du poète – Rodney Saint-Éloi

Poétique créole

La représentation du poète est l’une des questions abordées dans la détermination des marques d’une poétique. Les modes de représentation ou d’auto-représentation de cette figure, sa circulation (la conscience du fait poétique en particulier et du fait esthétique en général) ont toujours retenu l’attention des poéticiens. La figure du poète dans la poétique créole se rapproche de celle de l’interprète du Moyen Âge, c’est-à-dire du jongleur ou du récitant. Paul Zumthor affirme en ce sens que:

     Les sociétés médiévales disposèrent, pour désigner les individus assumant dans leur sein la fonction de divertissement, d’un vocabulaire à la fois riche et imprécis, dont les termes, en une générale mouvance, ne cessent de glisser les uns sur les autres. Le groupe social auquel ils se réfèrent tire sans doute sa lointaine origine de la tradition des chanteurs des chants germaniques, confondue dans celle des musiciens et acteurs de l’antiquité romaine. (1)

Zumthor définit dans ses travaux le poète médiéval suivant une large vision afin de désigner:

Celui ou celle qui, exécutant la performance, est à l’origine du poème oral, paru comme tel (…) Poète subsume plusieurs rôles, selon qu’il s’agit de composer le texte ou de le dire; et dans les cas les plus complexes (et les plus nombreux) de le composer, d’en composer la musique, de le chanter ou de l’accompagner instrumentalement. (2)

En général, dans la poésie créole, la figure du poète reste imprécise. En effet, en puisant uniquement dans le vaste répertoire oral que constituent les chants du vaudou, les mythes, les jeux de langue, les devinettes, les contes et comptines, le statut du poète se trouve surdéterminé… Il lui devient difficile de se nommer et de questionner son travail poétique. De nos jours cependant, ce phénomène est de moins en moins évident avec, entre autres, l’inscription du littéraire dans le poème chez la plupart des poètes contemporains; l’évolution des rapports entre les notions de littérature populaire et littérature «savante»; la scripturalisation-modernisation de plus en plus marquée de la langue créole.

Cela dit, tout ce qui précède n’infirme pas le fait que certains auteurs ont abusé et abusent encore du terme samba en vue de désigner le poète, ceci souvent pour des raisons de positionnement à côté du peuple ou par simple populisme ou par mimétisme.

Nous allons analyser le mode d’insertion de ce terme dans les poèmes créoles. Puis nous étudierons les origines du mot samba, ses caractéristiques orales et ses extensions de sens.

Le terme samba ou le choix oralisant

Des poètes ont utilisé le terme samba comme une forme d’inscription du littéraire dans le poème. Néanmoins, la figure reste attachée au modèle oral. Le poète est tantôt représenté comme le gardien des traditions, tantôt comme le rassembleur. Sa fonction et son statut ne se définissent que par rapport à la communauté. Il est celui qui chante ou qui danse et qui s’exprime, soit par la voix, soit par le corps.

Claude Innocent attribue au samba une dimension civique et combative. Il est celui qui réunit les enfants dans une même ronde pour qu’enfin ils dansent ensemble la vie nouvelle:

Fèk gen yon grenn sanba
Pou reyini tout timoun yo
Pou yongran koukourouj
Lè sa a
Kalinda a ap bat tout bon (3)

***

Et il y aura toujours un samba
Pour le trait d’union rassemblant les enfants
Alors vraiment
Nous danserons la kalinda.

     Le poète Paul Laraque, dans son recueil Sèlda mawon (4) présente le samba comme l’éclaireur qui anime la foi des guerriers. La représentation de la figure du poète, de Claude Innocent à Paul Laraque, ne change pas. Pour celui-là, elle est associée à la danse, et pour celui-ci, la voix du samba est relayée par le chant.

Yon kout lanbi pati
flèch li chire silans lan
lanbi reponn lanbi
sanba a sispann chante
tout gèrye kanpe
Yon kout lanbi pati
flèch li chire silans lan
lanbi reponn lanbi
larenn solèy sispann danse
koki lanmè derape (5)***

Un rappel rauque de conque
déchire le silence
un autre alerté lui répond
le chant se glace dans la gorge du samba
les guerriers sont debout

Un appel rauque de lambi
déchire le silence
les lambis dialoguent, lugubres
la Reine Soleil s’est arrêtée de danser
les coquilles à voiles fendent les flots

Paul Laraque associe la figure du samba à celle du griot. Les deux partent du même modèle rituel: amour du chant, de la danse, de la poésie et de la liberté. Dans son long poème, le soldat marron se transmue tantôt en samba, tantôt en griot.

Samba a di
Sa li renmen lan lavi
se pweziLe samba a proféré ce
que j’aime dans la vie
c’est la poésie

Griyo a di
sa nou renmen nan lavi
se pwezi
abobo (6)

Le Griot a dit
ce que nous aimons de la vie
c’est la poésie
abobo

Le terme samba: origines et sens

Chez les premiers habitants de l’île d’Haïti, les Indiens, que décrit Émile Nau dans son Histoire des caciques d’Haïti (7), la notion de poésie autant que la figure du poète étaient déjà présentes. Le poète, dans la langue indienne, portait le nom de samba. Nau évoque la poésie, les hymnes et les élégies composées dans certaines circonstances (mort, naissance, fête…) et conclut ainsi:

     La langue de ces Indiens a péri parce qu’elle n’était pas écrite, elle était sonore et gracieuse sans doute. (8)

Voilà assurément une littérature originale, histoire et poésie, qui prenait source dans les moeurs et le génie particulier d’un peuple qui avait sa langue.

J.C. Dorsainvil, dans son Manuel d’Histoire d’Haïti (9) décrit les moeurs des Indiens d’Haïti et affirme que les Indiens « aimaient la danse, les longues siestes et les cérémonies religieuses où ils chantaient des Areytos, poésies composées par des sambas ». (10)

L’image du poète et de la poésie ont surgi dès l’époque précolombienne. Par la suite, le terme samba gardera son sens et servira à désigner le poète en particulier et tout créateur généralement quelconque. Duraciné Vaval a décrit, en se référant à Émile Nau, le samba. Personnage errant, perdu dans un « aller et venir continuels, il porte un long bâton de bambou dont le premier noeud contient quelques rations de tafia; un chapeau de paille (…) ».(11)Hénock Trouillot, après quelques considérations sur le terme, conclut: « Voilà le samba, véritable griot de l’Afrique lointaine, dont le rôle est d’improviser des chansons(…) ». (12)

Samba, comme on a pu le constater, est un terme imprécis, qui renseigne sur l’activité de celui qui exerce le métier de poète. On dénote chez Nau le parti pris vocal. Le samba n’est pas une figure individuée. Il donne plutôt écho à une parole ancestrale, voire sacrale. La parole est ainsi une donnée immanente s’inscrivant dans le corps du promeneur parlant et/ou chantant; cet « aller-venir » s’accompagne de certains traits culturels: long bâton, chapeau de paille… Le terme samba est présent aussi dans d’autres cultures.

Selon Louis de Câmara Cascudo, le terme samba est plutôt d’origine africaine. Dans le Dicionàrio de Folclore Brasileiro (13), il indique que samba est un mot angolais qui, dans son sens étymologique, est associé à la danse et au chant. Voici la définition de Câmara Cascudo:

Mot angolais, développée et vulgarisé au Brésil au XIXe siècle, il vient de samba, mot utilisé en Angola dans la région de Lounda, il désigne une danse populaire et rurale. (14)

En dépit de l’origine du mot, amérindienne ou africaine, on a remarqué que du samba au griot, l’appel à la voix est le marqueur principal de cette poétique. L’image du poète se confond ainsi à celle du conteur ou du récitant. D’autres figures de poète se construisent suivant le même modèle oral et errant, par exemple, dans la poésie grecque antique et du Moyen Âge, on peut citer le cas des aèdes itinérants qui « assumèrent la fonction de gardiens des mythes locaux ce qui les amena à comparer et unifier les versions de ceux-ci, les sevrant ainsi de leurs origines rituelles et les incorporant aux traditions pan-helléniques. » (15)

De l’interprète au samba en passant par l’aède et le griot, la constante demeure le rôle de transmission confié au poète. Sa parole se légitime par la présence d’un auditoire. Ainsi, l’image du poète ne se définit pas dans la quête d’une identité littéraire (individuelle) mais plutôt dans la figure mythologique du promeneur parlant. Les différents types d’évocation du poète dans la littérature créole nous font voir que le terme samba désignant le poète est lié étroitement au folklore. Le poète est d’abord un folkloriste au sens où il célèbre les rites de sa communauté. Il travaille à la mise en mémoire de manière orale ou écrite des chants, des légendes et des contes populaires du folklore national. Dans la poétique créole, la frontière entre folklore et poésie n’est pas délimitée. Roman Jakobson affirmait à ce propos que:

     Littérature et poésie orale peuvent, certes, avoir des destins intimement liés, leur influence réciproque peut avoir été quotidienne et intense, le folklore peut avoir eu affaire si souvent soit-il avec le matériau littéraire et, inversement, la littérature avec le matériau folklorique: nous n’avons pas pour autant la moindre raison d’effacer la frontière absolue entre poésie orale et littérature au nom de la généalogie. (16)

Le terme samba est imprécis. Ce qui facilite son extension de sens et ses différents domaines d’application. On a remarqué une double utilisation du terme chez Laraque, d’abord dans son texte où la figure du poète est représentée par le samba, ensuite dans la désignation de la maison d’édition qui porte le même nom. Il est courant de rencontrer en Haïti surtout dans les groupes musicaux folkloriques appelés « groupe-racine » une utilisation généralisée du terme samba. Tous les musiciens portent un pseudonyme rattaché au mot samba. Le samba (comme patronyme de créateur) sert alors à indexer le statut d’authenticité du musicien, du chanteur ou de l’interprète. Ce qui est essentiel, en fin de compte, dans la détermination de la figure du poète dans la poétique créole reste la dimension civique et sociale. Le samba ressemble ainsi au « soldat marron » de Laraque qui, par ses chants, sa poésie, sa quête de liberté, entend travailler à changer la vie.

Aussi pouvons-nous avancer que la signification du samba (le mot et la chose) peut être comprise, d’une part, dans la volonté de désaliénation qui est au centre des préoccupations des écrivains créolisants, et la volonté d’un changement social au profit des masses populaires… D’autre part, avec la désignation de samba qui rattache le poète à son environnement immédiat, celui-ci revendique son statut de conteur et son héritage oral. Le poème est fortement « corporalisé »; et dans son déploiement, il fait constamment appel à la voix et ne se dissocie pas du chant ou de la musique. On peut citer également le cas de la reine-chanterelle qui représente en Haïti la figure féminine du samba.

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Notes:

l. Paul Zumthor, La lettre et la voix, Paris, Seuil, 1987, p. 60.   [retour au texte]
2. Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983, p. 209.  [retour au texte]
3. Claude Innocent, « Kalinda a la pou l bat », dans Lamadèl, 100 poèmes créoles, Port-au-Prince, Conjonction, t. 2, 1992, p. 12-17.  [retour au texte]
4. Paul Laraque, Sòlda mawon, trad. Jean F. Brierre, Port-au-Prince, Éditions Samba, 1987.  [retour au texte]
5. Ibid., p. 14.  [retour au texte]
6. Ibid., p. 28.  [retour au texte]
7. Émile Nau, Histoire des caciques d’Haïti, Paris, Gustave Guérin et Cie éditeurs, 1884.  [retour au texte]
8. Ibid., p. 43.  [retour au texte]
9. J.C. Dorsainvil, Manuel d’Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, F.I.C., 1942.  [retour au texte]
10. Ibid., p. 12-13.  [retour au texte]
11. Duraciné Vaval, Histoire de la littérature haïtienne ou l’Âme noire, Port-au-Prince, Imp. A. Héraux, 1933, p. 138-139.  [retour au texte]
12. Hénock Trouillot, Les origines sociales de la littérature haïtienne, Port-au-Prince, Imp. Théodore, 1962, p. 128.  [retour au texte]
13. Louis de Câmara Cascudo, Dicionàrio de Folclore Brasileiro, Brasilia, Éditions Ouro, 1940.  [retour au texte]
14. Ibid., p. 930.  [retour au texte]
15. Cité par Francesco Della Corte, Eva Kushner « Poétiques de l’antiquité classique », dans Jean Bessière, Eva Kushner, Roland Mortier, Jean Weisgerber (sous la direction de) Histoire des poétiques, Paris, PUF, 1997, p. 5.  [retour au texte]
16. Roman Jakobson, Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973, p. 67.  [retour au texte]

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Cet article, La figure du poète, est extrait d’une étude ayant pour titre, L’émergence de la poétique créole en Haïti (Mémoire de maîtrise / Université Laval / Québec / 1999) dans laquelle l’auteur montre la «corporalisation» de la poésie créole haïtienne et le modèle oral dominant dans l’écriture du créole. En isolant un corpus de textes qui fonctionnent selon le modèle de la textualité médiévale, c’est-à-dire, en faisant constamment appel au corps, au jeu, à la voix, au rythme, à la mélodie, l’auteur analyse comment la poésie créole reste fortement attachée aux formes orales qui lui ont donné naissance.

L’essai « Émergence de la poétique créole en Haïti » paraîtra sous peu dans la collection Ruptures des Éditions Mémoire.

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mis en ligne : 24 mars 2001 ; mis à jour : 17 octobre 2020