Rodney Saint-Éloi, Bonjour Cayenne – Boutures 2.1

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Cayenne
vol. 2, nº 1, pages 10-12

Il s’agit moins de recommencer
Que de continuer à être contre (…)
Léon-Gontran Damas

« La plus grande ville au monde est Port-au-Prince », me dit-il calmement, entre deux punchs. C’est Daniel qui me parle de sa voix traînante. Ce sont nos premiers mots. Du métropolitain au Port-au-Princien, la phrase a l’air d’un hommage. C’est au coin de la place des Palmistes, avec ses quatre rues droites comme un épée et cette pluie intermittente qui embrasse tout ; ses mendiants qui tournent sur eux-mêmes auprès de la Place, attendant quelques sous des touristes et leur provision de crack, ses badauds en recréation qui se promènent les mains dans les poches.

Je suis en pleine atmosphère tropicale. Ces maisons ouvertes, décorées coloriées qui ont le pouvoir d’héberger les vents. J’avise les odeurs, les formes et la présence asphyxiante de la mer. Il y a aussi les filles et leur manière de porter leur corps comme un grand soleil naissant ; et cet abandon de soi dans le regard des gens. Puis, ces hippies qui scandent chaque rue de leur chanson, et de leur envie de vivre d’autres vies.

Cayenne se découvre la nuit. A la faveur de ses danses. Dans ses quartiers aux lupanars voraces. Une tournée dans les bars, la première nuit, cela permet de garder haut le moral ; une fabuleuse rencontre avec un camarade haïtien louche, mais tellement heureux de voir des gens qui viennent de là-bas, sans histoire de papiers, de traversée sous le bras de l’Amazonie, avec mille et une misères à papoter. Il veut nous gaver de bière, Gary, Daniel et moi. Les tournées se suivent comme les meringues avec une étrange rapidité. Un rythme cassé, comme les pas lestes de cette fille, Angelica, ancienne étoile de la République Dominicaine, venue chercher fortune dans cette ville, mais qui, finalement, se retrouve enceinte, comme une matrone, dans ce bordel, qui n’a plus de nom à force de familiarité. Les habitués doivent simplement se dirent tous les soirs qu’ils rentrent chez eux.

LE MYSTERE ROCHAMBEAU

L’aéroport a un drôle de nom. Si drôle que l’on n’arrive pas à y croire. On a failli crier à l’arnaque quand la douce voix disait Bienvenue à l’aéroport Ro… de Cayenne. On en a ri. Espérant secrètement que c’est un cousin à lui, et non pas lui. J’oublie peut être sciemment de le nommer : Rochambeau. Ce nom fait peur aux nègres. L’histoire nous dit que ce monsieur avait ramené de Cuba des chiens féroces entraînés pour dévorer les nègres marrons d’Haïti. En fait, un vrai colon qui ne plaisante ni avec son statut ni avec le monde des nègres.

Peut-être, dans le choix du nom de l’aéroport, qu’il y a affirmation de la peur de l’origine, et aussi l’évidente expression d’une possession. J’aurais aimé entendre (les gens de Cayenne aussi, je présume) : Aéroport Toussaint Louverture. On se serait tout de même senti chez soi et cala aurait l’intérêt de sauver les apparences. Toute une équipe de jeunes basketteurs sont arrivés dans le même vol, avec leur maillot, leur jeunesse sportive, leur slogan et leur chanson.

L’agent d’immigration, septuagénaire accompli, maigrichon, blanc avec de petits yeux de fauve, après avoir regarde à la loupe mon passeport, m’a demandé d’un ton détaché l’objet de mon voyage. J’ai répondu : « écrivain, je suis invité au salon du livre de Cayenne. On est cinq ». J’ai montré d’un grand geste de la main les autres qui faisaient la queue.

Il m’a dit que je pouvais rester pendant six mois, mais après je devais m’en aller sans un jour de plus. Je voulais lui faire comprendre que j’étais là pour cinq jours, ni plus ni moins, mais, il apposait déjà le sceau sur le passeport, et semblait n’être aucunement intéressé à ma timide rectification. Une enfant joufflu entre-temps courait entre les malles après quelque chose qui ressemble à une poupée de toile.

Sous la pluie, on a tous découvert – pour la première fois, – Cayenne, avec son ciel anonyme en pleine grisaille. Comme de grands enfants, on a rangé nos valises dans la camionnette. Elle filait, et on avait comme l’impression qu’elle se frayait un sentier dans la vaste et épaisse forêt. Je ne sais plus qui d’entre nous disait que c’était une ville propice aux loups-garous. Car, pour entrer dans l’atmosphère animiste du vaudou, avec tant d’arbres, d’espace et d’eau, les loas devaient se sentir comme chez eux en Guinée. Quelqu’un a vite fait de conclure que les haïtiens viennent en grand nombre ici parce qu’ils pourront voler comme les loups-garous sans être inquiétés ni par l’église, ni par aucune sorte d’inquisition.

Je reviens donc à ma question de flics. C’est qui… C’est quoi, ce flic ? Celui dont l’aéroport porte si héroïquement le nom. Le chauffeur ralentissait un peu, et d’un air complice, improvisait un cours d’histoire, argumentant que ce nom a récemment provoqué un tollé chez les habitants de Guyane., mais ici, tout va lentement affirme-t-il. Il voulait continuer, mais il ne se rappelle pas trop bien la leçon. En traversant la Rue du Général de Gaulle, j’ai cru comprendre dès mon arrivée à Cayenne que la ville n’est pas encore nommée.

Puis, la conversation glisse vers les peintres naïfs haïtiens, vers le culte de la forêt, l’incontournable présence des animaux sauvages. Vient une autre question : si ces peintres vivaient ici, en pleine forêt, auraient-ils encore le goût de peindre leur bestiaire, et cette flore nostalgique de la mère Afrique ? je revois cette toile de Philippe Auguste aux tons jaune ocre, recréant le monde dans la végétation idyllique ou encore Wilson Bigaud, avec son « Paradis terrestre », comme si tout était au commencement des choses. On était un peu déboussolé. Un peintre aurait-il le goût de peindre si la forêt lui était familière ? Le désir n’y serait sûrement pas. L’imaginaire aurait perdu de son tonus, son pinceau irait plutôt vers l’immense brun des savanes et des tribus nomades. Il aurait repoussé son être vers des coins sombres.

On est arrivés à l’hôtel Impérial avec nos valises et notre soif de découvrir l’Amazonie française. Drôle cette inscription sur les murs de la ville. Drôle aussi ce rappel que l’hexagone avait au cœur de l’Amérique sa part d’Amazonie.

ALLÔ DANIEL !

Que savais-je de Cayenne ? Sinon les bagnes et les bagnards, cette terre coupée de son destin et qui s’est emmurée dans son enfermement. Puis, l’histoire de ces épopées au cadre tropical coulée dans la douleur des Nègres ! Et ce campement pour gendarmerie royale, coquette et fière de dresser les bâtards. Je voulais dire bonjour à ces héros qui ont configuré l’imaginaire de la ville : Albert Londres, Blaise Cendrars, René Maran, Léon-Gontran Damas… Ils ont évoqué cette Guyane souterraine sans ligne de fuite ; avec de petites touches et de grands miracles d’occasion qui aident à voyager sans trop de péripéties. La mémoire se résume à grappiller ici et là cette terre interdite d’existence où affairistes et orpailleurs se sont donnés la main. Je me résigne à mon regard hébété, passant des rues au fleuve, des arbres aux affichages. Mais je reste plongé comme tout visiteur dans la présence à la fois consolante et étouffante de la forêt. Entre ces dizaines d’ethnies qui, après une vie bouillonnante, se recueillent sous la paresse d’un carbet.

C’est dans le hall, de l’hôtel que j’ai rencontré Daniel, qui était venu saluer les Haïtiens, car lui-même revendique depuis longtemps cette identité et se fait passer pour une certaine famille de mulâtres haïtiens, originaires du Cap-Haïtien. Je pense encore à sa phrase fétiche : « La plus grande ville du monde est Port-au-Prince ». Il inventait toutes sortes d’histoires sur Haïti, sa musique, sa culture, ses écrivains, ses héros, ses folies. Il était bien dans sa peau quand il affichait cette identité. Il jurait – comme pour se persuader – que bon vent mauvais vent, il devrait aller vivre là-bas le reste de ses jours.

Ainsi, il se faufilait dans tous les milieux haïtiens de Cayenne. Il se faisait interprète, sociologue, voire pro-consul quand cela lui plaisait. Le lendemain, tôt dans la matinée, il me promène comme un trophée dans un quartier haïtien. Parlant créole d’un accent traînant, contant telle bribe d’histoire, telle prouesse de la migration des haïtiens à Cayenne… Avec Daniel, la mémoire est toujours en éveil : tel appartement haïtien à Pétionville, tel voyage au cap Haïtien, telle posture déprimante d’une certaine bourgeoise.

Daniel est poète. Il écrit également pour le théâtre. Maintenant il enseigne dans un collège de Cayenne la littérature et la philosophie. Il vit avec les photos de sa femme et de ses deux enfants, accrochés dans son souvenir au deuxième étage d’un appartement de Cayenne. C’est simplement un grand garçon généreux dont le seul défaut est de conduire une voiture aux pneus crevés. Trois mois après, je n’ai pas de nouvelles. Pour sur, il prend une bière un soir dans un quelconque café de Paris en regardant les étoiles.

UN HAÏTIEN À CAYENNE !

Bonjour monsieur – Quelques mots créoles, et sans prétention ni soucieuse présentation, le café est servi. C’est un haïtien. Il a plus de soixante-dix ans. Mais on lui donnerait cinquante ou même moins. Avec tellement d’énergie, c’est difficile de le croire. Entre deux bouffées de sa cigarette, il parle, demande des nouvelles d’Haïti, sans avoir vraiment envie d’en être informé, car il ne laisse la place à aucune réponse.

Tiens ! Déjà je suis installé chez lui. Au milieu de la salle à manger, servant de salon et de dortoir. Il appelle sa femme, une jeune haïtienne qui devait avoir quarante ans et me la présente, avec une certaine fierté, celle d’exhiber sa conquête malgré l’âge. Il cherche ses papiers et me les montre. Il demande à sa femme de préparer tout ce qu’il y avait à manger à la maison et me passe entre-temps des bananes, du pain, et me force à manger. Il ponctue chacune de ses phrases par le regret de n’avoir pas eu le temps de préparer un grand dîner pour tous les Haïtiens. À son âge maintenant, me raconte-t-il, il est à la retraite. Il a travaillé dur. Le jour dans la construction et le soir, comme gardien de la Grande Loge de France. « Un Haïtien, avec le clefs de la Grande Loge de France à Cayenne », il répétait ces mots avec un large sourire. Ce qui est, selon lui, les signe d’une carrière exemplaire.

Moi, j’en profite pour regarder toutes ces images collées contre les murs, ces fleurs en plastique hautes en couleur à la porte de son réfrigérateur, ces images de la Vierge Marie qui, assurément, l’ont aidé à prendre pieds dans ce pays.

Il parle de ses loisirs et de sa raison de vivre. Expliquant en détails son dernier voyage au pays. Il a vu les gens affaissés, comme si là-bas, le désespoir était bien plus qu’un mot, comme incrusté dans le soleil, dans la mer et dans le bleu du ciel. Il a bon souvenir de sa ville, Aquin, qui était de son temps une terre ferme, avec des paysans courageux et honnêtes. En ce temps-là, la terre était généreuse on était bien pauvre, mais on mangeait à sa faim. Fini en effet ce temps. Il et au pays des Blancs, et peut être que demain, il y laissera sa peau, loin de la mer azurée de sa ville, se dit-il, en faisant tourner les bouffées de sa cigarette.

Son véritable loisir est le combat de coqs. Professionnel aguerri, il y met son cœur et ses économies. Sa gloire est son coq de pays… Il raconte l’épisode avec plein d’émotions. Durant son dernier voyage, il ramené d’Haïti un coq. Ce coq est tous ses espoirs. Car pour lui, grâce a la puissance hégémonique d’Haïti dans la Caraïbe, et surtout grâce a la geste de l’indépendance d’Haïti les coqs sont nés pour gagner. Alors qu’à Cayenne, les coqs n’ont pas de réplique. Toutes ces années de bagne ont rogné leurs ailes. Ils sont souvent déprimés. Ils ne rebondissent pas sur leurs éperons. Il y en a même qui s’abandonnent à vivre du R.M.I. Ils n’ont pas à se soucier des mauvais coups de la nature. Ni des chrétiens-vivants. Pour lui, le coq haïtien – comme le café d’ailleurs – est un symbole national, une épopée, et en ce sens, il est bien plus précieux que les hommes et les femmes de l’île.

Il y a tout un rituel pour son coq de pays. Il faut bien qu’il continue sa route suivant le rythme d’Haïti, en chantant tous les matins sans se tromper d’heure. De sa voix roucoulante et gaillarde. Il faut aussi qu’il se tienne toujours en position de guerre. Donc, il fallait ne rien changer à ses habitudes. Il a traversé le coq, mais pas n’importe comment. Dans l’avion, il lui bandait les yeux. Car, il doit y avoir assurément de mauvais airs qui entrent et qui sortent. Il refuse l’intégration de l’animal. Il faut pas qu’il se prenne pour un autre. Il ramène d’Haïti des plantes, des liqueurs, de la terre, du maïs en grain, des miroirs, des vertébrés, de l’eau de la mer, du gros sel, des citrons,…Enfin, tout l’appareillage local d’entretien. Partir avec le coq, mais pas n’importe comment, faut pas le déstabiliser afin qu’il puisse garder ses instincts guerriers.

LA PONTE DE TORTUE

Un rivage à n’en plus finir la nuit et quelques rayons de lumière balayant d’un moment à l’autre l’espace, la ponte de tortue est à voir nous a-t’on promis. Ce n’est pas si simple. On doit traverser de nuit la plage, attendant des fois deux heures ou quatre, pour découvrir patiemment une grosse tortue de mer, qui sort de tout son poids de la mer pour venir pondre des œufs à même le sable. La mer est plutôt d’un jaune franc et affirme constamment ses droits d’aînesse dur la ville.

Le temps d’attendre qu’une fillette au parapluie m’héberge sous la pluie fine. On est une dizaine à sillonner le rivage, à observer le moindre mouvement du sable, à épier ça et là l’apparition de la tortue-miracle. Après une demi-heure, notre guide nous met sur la piste. Et en voila une qui débarque. Elle prend tout son temps. Elle pousse lentement sa carcasse sur le rivage ; et après instructions du guide, on s’approche, curieux de découvrir cet ovipare en pleine action.

Elle brasse le sable avec un savoir-faire incroyable. Elle creuse un trou profond et se met à la ponte : une centaine d’œufs. Elle recouvre des mêmes gestes lents son repaire et se prépare à regagner la mer. Curieux, on se relaie pour voir l’événement de près. On pose plein de questions à notre savant guide. Ces tortues de mer vivent-elles longtemps ? Quelle est la saison de ponte ? Comment protéger les petits ?

Puis, trois autres tortues font la même besogne, sans prêter attention à notre curiosité. Elles se contentent de pondre, comme si elles se débarrassaient d’un trop lourd objet et regagnaient la mer. Il y avait la lune aussi sur l’Amazonie, plus rouge qu’à l’ordinaire qui accompagnait cette promenade de ponte.

De toutes les questions posées au guide, une me revient encore celle ayant trait à l’accouplement des tortues. Le guide a souri et se gratte la gorge d’une manière solennelle : pour faire l’amour, elles vont du plus fond de la mer, se rencontrent dans la plus pure intimité, se donnent l’une à l’autre à l’infini, en nageant jusqu’à de lointaines rives. L’ivresse partagée : cela peut durer des heures et même des jours.

LES LIVRES, HAÏTI

Il y au départ Tchisséka, femme d’un sacré caractère, qui foule la terre comme un vrai mapou et qui est déterminée à faire de ce bout d’Amazonie sa part de ciel et d’étoiles. Les livres, c’est l’affaire de Tchisséka, ci-devant PromoLivre. Toute son énergie est dans les pages présentes et à venir. Elle court – sans une minute à elle—

Arrangeant tel kiosque ou mettant la main à une dernière communication. D’un bras de fer, et souvent agrémenté d’un large sourire, elle décide et arpente les lieux, portable au poing. Un salon du livre et du multimédia est dédié à Haïti. Les écrivains de Guyane. Avaient aussi leur coin de salon. Entre les hommages au romancier Serge Patient, les incursions de Stephenson, le poète, les débats et animations, la vie littéraire à Cayenne était une réalité.

Le plus fort de ce salon est ces dizaines de jeunes Haïtiens et Haïtiennes, vivant à Cayenne, qui finalement ont eu l’occasion de fêter l’événement : une pause-photo, un souvenir d’une présence haïtienne, un fleuve qui trouve la juste mesure de son cours. En dehors des mots, il y eut cet espace de liberté de parole où l’on avait le droit de tout dire, et d’affronter nos propres traditions. Enfin, écrivains, vos contradictions ! C’était simplement un salon sympathique au plus fond de l’Amazonie.

Le 3e salon du livre et du multimédia
de Cayenne dédié à Haïti a eu lieu
du 16 au 20 mai 200. Écrivains invités:
Marie-Célie Agnant
Géard Barthélémy
Tamara Durand
Laënnec Hurbon
Dany Laferrière
Yanick Lahens
Maximilien Laroche
Rodney Saint-Éloi
Lyonel Trouillot
Joujou Turenne
Gary Victor
Chistophe Wargny

 

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mis en ligne : 29 mai 2009 ; mis à jour : 17 octobre 2020