René Bélance, « Geôle »

 à Daniel Arty

Absurde l’air de croire
qu’un peu de sève
coule dans la veine de l’arbre
Voir clair
Absurde si le geste joue à faux
dans la danse des momies
Pourtant le sang giclant de tes mains
germera
Ton cri passera l’orage
mais ce n’est pas de nos cœurs
desséchés par la peur
que surgira l’écho
Je crois fertile tout sacrifice
même si nous tournons en rond
quand ton dire séditieux
appelle une levée de bras
Nous avons gréé sur la peur

Je ne chante pas dans l’orage
de nos jours absurdes
Lâcheté ou peur de vivre l’horreur des fauves
Je savais déjà que ta voix dans la houle
ignore les chemins de la moisson

Ils ont fermé la ville
pour torturer des ombres
L’amour est interdit
Car il n’est pas juste d’aimer
parmi les contempteurs du rêve
Déjà nous avons reçu l’ordre d’incinérer la joie

Pas une goutte d’eau
ne tombera sur nos feuilles
Pas une main de femme
sur la bière d’une liberté
souillée
giflée
violée
garrottée
Profané le sein charnu de fille en sourire
Médusée la ville froide portant tellement
son sexe dans les yeux
On viole pour l’humilier la femme interdite
au défoulement du moribond
Une ville castrée
une ville percluse
Je ne chante pas si l’homme cède à la giflée
Et je suis lâche de voir clair
si la semence n’est au bout du songe
Je ne sais plus si tes menottes
ne sont une couleuvre
pour se muer en épée du réveil imminent
et si le sang de ta main
n’est pas le sang proche du bourreau
Je n’ai même pas à battre ma coulpe
de ne rien dire
Et je crois à la toute-puissance
du venin de ma langue
Ma ville amputée
sans bras pour barrer la nuit gagnante
tu n’es qu’une ville qui a peur
couchée dans sa bave
oses-tu un soupir avec cette voix bouclée
Je sais que la goutte d’eau
jamais ne déborde si la vase est vide
Nous avons crié dans la nuit
l’écho de notre hallali en a ri à perdre haleine
Mon chant n’a même pas un accent
de blessure honteuse
Mon chant n’endort même pas
cette ville prostrée
muette
Mon chant n’est pas l’alléluia de notre faim capitale
Mon chant n’est pas une encre qu’on efface
Mon chant de dernier hoquet
Mon chant qui n’est pas une faux
quand l’arbre est une pierre
la poignée de main d’homme
un poignard

Et plongés dans cette mare
aux ordures de nulle couleur
aux issues verrouillées
nous n’avons pour pagaie
que notre seule voix d’homme
Notre silence n’est plus l’obstacle
au lâcher du mauvais sort
Notre silence de pain sec de grève d’eau
Notre silence est une attente de pluie passée
pour sortir nu
Notre silence qui est une assurance
contre le risque d’être touché du doigt
Notre silence sans contrepartie
de plat de lentilles

Endormis commodément
nous avons mouillé sur l’anse maudite
à l’oubli de la grande blessure
La peur aliène tout droit de crier l’absurde
le grand crime
Ma langue au chat
quelle reptation attend un tronc d’homme
qui oublie d’être debout

J’attends qu’il n’y ait rien à attendre
Je dis qu’il faut brûler la terre
Couper chaque brin d’herbe qui nourrit les corbeaux
Un mauvais sort n’arrête pas mille couteaux
Nous avons laissé passer le molosse
Fermez la porte hounsis atterrées
Un doigt radieux pour guider les rebelles
Cette ville désemparée
Inchangée
a perdu ses lanternes

J’ai vu le jeune piquet taciturne
Il ose parler
Son casque rutile
Laissez souffler le vent
Ligoté
ulcéré
épiant l’heure du lancer
Ses yeux distillent le feu
Sa voix nue retentira
Nous n’avons pas eu peur
de dormir sous les clous du mépris
Tous les bras cinglants…


« Geôle », de René Bélance, a été publié pour la première fois dans le recueil Nul Ailleurs (Pétion-Ville: Éditions Grand-Anse, 1984), pp. 27-31.

© 1984 René Bélance


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mis en ligne : 10 janvier 2005 ; mis à jour : 22 octobre 2020