Raymond Chassagne, « Présage »


(premier matin en Haïti)

(poème écrit le lendemain de mon retour en Haïti après 20 ans d’exil politique)

Ce qui vient là, depuis le temps désappris, depuis ces pins renversés, chevelure de temps couché, c’est bien l’insoupçonnée bascule de la nuit dans le matin dru des Tropiques; c’est le dévalé des mots occultes, pensées de veille, silence échappé du regard, discrète et douloureuse fenaison du jour qui précède et du jour qui revient.

Et de nouveau s’impose la Parole Droite venue d’Ailleurs, à courber sur notre ici telle lampe de travail sur plume et page.

C’est l’heure terrible, retrouvailles de silence et parole, complicité de désirs dans le matin. Car livre le matin un fourmillement de désirs comme autant de racines, comme désordre fonctionnel cherchant le lait de la terre; et seuls les arbres puissants connaissent le serré, l’exigeant, le forcené de tels attouchements.

Le matin demande l’inlassable entassement des mots, des pensées, des pas qui mesurent le temps: le temps promis, le temps défunt, le temps qui reste; la menace, ensemble, et les sentiers ouverts sur promesse collective et vœu formulé, enfin, aux portes closes du chaos.

Voilà sans doute, avec ce matin de trêve mûre, le Moment où connaître une fois pour toutes – et pour la dépasser – l’arrivée des galions; où nommer, pour le fondre ailleurs en d’autres mouvances caraïbes, le feu au bois, les soirs où l’on croyait enfin cerner le marron comme on croit étreindre l’ordre éternel des ères naïves. Le Moment le saisir par-dessus l’artifice, le faux mariage d’ici – immondice et chromé – et là-bas, la grand-ville, les cafés d’amours fugaces et l’existentielle complicité des choses d’exil; saisir, en vérité, l’avancée à défaut d’arrivée, l’allongée, sinon la certitude.

Au-delà et surtout, enfin démasquer, refuser, honnir même, la plus qu’étanche partition des consciences et toutes années ayant pris visages épiques où se lit encore la frayeur.

Ah! Que jamais ne s’éteignent les lampes de travail qui savent dénouer la peur, car elles éclairent les ombres et dévoilent les cheminements.

Mais que s’éteigne l’afféterie des vains débats, savoir d’emprunt, prébendes sémantiques où n’ont cours ni foi ni vision ni terre; où, à force d’infatuation et d’oblitère, l’on absente en même temps l’aïeul et le métis.

À quelque tournant viendront sans doute des amis aux yeux désormais ouverts; les faces ne seront plus désirs haletés, ni d’impossible pesée.

Mais d’ici là, terribles seront ces visages densément confus de la pensée, qui jamais ne se dérident et toujours se creusent; long de détours faciles et trompeurs, ce chemin de terre et d’eau, haute et base conscience, savoir inéclos; et long, l’égarement de mes frères qui s’égarent.

Quand viendront les amis ouverts, il s’agira d’autres temps; mais je n’aurai vécu cette rosace que de malodeur en allée, de fervente annonce, de petites pierres apposées aux tournants, pour dire tel danger de praxis et parole, tel visage inoublié, tel pont négrier porteur de présages inaudibles…

26 mai 1979


Ce poème a été publié pour la première fois paru dans Incantatoire (Port-au-Prince: Éditions Regain, 1996), page 9. Le poème est lu par Boris Chassagne et figure sur le disque audio, Incantatoire, poèmes dits par: Anthony Phelps et Boris Chassagne. Disque réalisé par Anthony Phelps; Musique, composition et interprétation d’Oswald Durand. Montréal/Port-au-Prince: Productions Caliban, 2003, PC-115.

Poème et enregistrement utilisés avec permission.  © 1996 Raymond Chassagne pour les poèmes et © 2003 Raymond Chassagne et les Productions Caliban pour l’enregistrement (4:13 minutes)


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mis en ligne : 19 février 2004 ; mis à jour : 24 décembre 2020