Rassoul Labuchin, 5 questions pour Île en île


Rassoul Labuchin répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 113 minutes enregistré dans le parc Toto Bissainthe à Outremont (Montréal) le 30 avril 2011 par Thomas C. Spear.

Notes de transcription (ci-dessous) : Ségolène Lavaud.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Rassoul Labuchin.

Notes techniques : l’entretien est riche… et long. Nous vous recommandons un visionnement en trois parties, la seconde étant l’extrait, sur une page à part, tiré du roman, Les yeux de l’aube.
Pendant les deux premières questions, il y a le bruit de la conversation d’autres personnes assises tout près, ce qui n’empêche pas d’entendre le témoignage de Rassoul Labuchin.

La murale en arrière-plan est l’oeuvre de Julio Cesar Moreno, Cada gotita cuenta (2009).

début – Mes influences
14:08 – Mon quartier
43:40 – Mon enfance
48:34 – Ma carrière politique
1:27:07 – Mon oeuvre
1:49:14 – L’insularité


Mes influences

Très jeune, Rassoul Labuchin est marqué par l’oeuvre de Jacques Prévert et celle de Jacques Roumain (et, plus particulièrement, par son roman Gouverneurs de la rosée, dans lequel il parvient à dire Haïti et, plus particulièrement la vie de ses paysans). Mais il est aussi influencé par les oeuvres d’Apollinaire, d’Éluard, et par celle de Louis Aragon (qu’il rencontre, à Paris, dans les années 1960, au moment où Rassoul lui apporte des livres de Jacques-Stephen Alexis, dont Aragon demande les nouvelles). C’est à cette occasion, d’ailleurs, qu’il fait la connaissance d’Elsa Triolet.

En Europe, Rassoul – prénom devenu son pseudonyme – fait la rencontre d’un Monsieur Rassoul, poète russe qui lui déclare : « je porte toute la Russie dans mon prénom » (U.R.S.S.). Très célèbre, ce poète [NDLR: Расул Гамзатов (Rasul Gamzatov) 1923-2003] lui offrira un recueil de ses poèmes traduits en français. Rassoul Labuchin fait également la connaissance des poètes chinois qui l’ont influencé, comme Saint-John Perse, pour ses évocations de la mer, et les poètes haïtiens, dont Félix Morisseau-Leroy, qui a écrit en créole. Cela donne à Rassoul l’envie d’écrire sur les paysans créoles dont il a partagé la condition, pendant quelques mois, alors qu’il se cachait de Duvalier qui voulait sa tête. Il leur donnait des cours de créole et de culture haïtienne, et leur lisait ses poèmes pour les tester. Influencé par eux (il a une petite vingtaine d’années), Rassoul l’est également par le style simple de Prévert, tout près de la parole. Cela permet la sélection de ce qui sera gardé pour la radio. Morisseau-Leroy l’a influencé aussi, ainsi que Paul Laraque, grand poète tant en créole qu’en français. Rassoul cherche la simplicité pour un lectorat à la fois des anciens et des très jeunes. Autre influence : Claude Innocent, dont la pièce Ce fou d’empereur qu’il a donné à Syto Cavé, responsable de scène au théâtre. Ils sont tous partis pour le Bénin/Dahomey : Rassoul, en tant que directeur, avec les comédiens, les techniciens pour monter le spectacle Jean-Jacques Dessalines sous le président Kérékou … Ce fut un succès, on leur avait dit que les Béninois, habituellement, n’applaudissent pas, même en fin de spectacle, et là, ils ont applaudi de bout en bout.

Pour le théâtre et la poésie dramatique de l’époque classique, il fut influencé par Shakespeare, Racine, Molière, le très grand La Fontaine. Le grand romantique allemand (Goethe). Le théâtre russe : Tchekhov…, les romanciers russes : Dostoïevski… Dans ses choix, il sélectionne les plus grandes œuvres des plus grands écrivains ; de par ses nombreux voyages, la Russie est en lui. Puis il a lu et relu d’autres écrivains, dont Proust.

Mon quartier

« Je suis un Haïtien qui connaît Haïti en long, en large et aussi en profondeur ; non seulement sa géographie, sa topologie, mais aussi ses aspects culturels ». Il a habité plus de trente quartiers, dû aux éventuelles intrusions des Tonton Macoutes. Il se compare au juif errant. Sa grand-mère lui a transmis les avatars de sa « juivité » non pas stricte, mais d’une façon très ouverte.

Dans sa petite enfance, il habitait un quartier mitoyen de la prison d’État (Pénitentier national), partageant une place sur laquelle il n’aimait pas jouer, y croisant des prisonniers qu’on frappait et il courrait se réfugier dans sa maison sachant qu’à l’intérieur il y avait des gens qui souffraient. D’où son horreur des prisons. On lui apprenait qu’il avait des voleurs, etc., mais aussi que la police faisait des choses pas bien. Cette rue du Champs de Mars est devenue le lieu d’établissement du PUCH (Parti unifié des Communistes haïtiens), établi par René Théodore.

Le deuxième quartier : celui de la rue de Chavannes où siège Radio Caraïbes. Lorsqu’eut lieu la campagne électorale de 1957, il y vit passer tous les candidats : François Duvalier, Clément Jumel, Louis Déjoie et Daniel Fignolé, leader populiste qui avait le contrôle des foules et pouvait avec succès leur dire « rentrez chez vous » selon ses convictions personnelles, et la foule n’avait pas trop de libre arbitre et aucun pouvoir, ce qui peut-être était un défaut. Rassoul séchait des cours pour aller voir Fignolé et suivre la campagne. Louis Déjoie, leader de la bourgeoisie au caractère bien trempé, avait également un programme intéressant. Fignolé et Déjoie s’étaient accordés en tant qu’anti-duvaliéristes et Fignolé alertait ses compagnons « si on le laisse arriver aux commandes des affaires, le pays va être converti en une véritable forêt et vous serez tous des gibiers ». Rassoul n’aimait pas Duvalier et sa théorie noiriste, car le père de Rassoul était capois, noir et sa mère d’origine juive de peau claire, ce qui fait qu’il était gêné par les théories noiristes. Du temps d’Estimé, le noirisme était très fort : on jugeait quelqu’un par la couleur de sa peau, lui attribuait certaines qualités, voire une idéologie. Le quartier lui a permis d’assister à toute la campagne électorale :

Parmi les 10 enfants de sa grand-mère, un seul de ses oncles était duvaliériste (le père de son cousin Jessie Alphonse qui tient le rôle d’Anaïs dans le film de Maurice Failevic, Gouverneurs de la rosée [1975]). Pour les dissuader de suivre Fignolé, cet oncle conduit Rassoul, avec son frère, son cousin et un ami Alexandre, en visite chez François Duvalier. Ce dernier fait asseoir l’oncle et ignore les jeunes gens. Une longue conversation s’engage entre les deux hommes. À la requête de l’oncle, les jeunes peuvent poser leurs questions : Monsieur Duvalier, quel est votre programme ? Fignolé et Déjoie ont annoncé leurs projets. Quel est le vôtre ? La question chez Duvalier était gratifiée chaque fois d’un regard de mépris. Duvalier reprend son dialogue avec l’oncle, architecte, sur les constructions en cours. À sa requête « Mais ces jeunes gens attendent vos réponses… ». La réponse fut brève et lapidaire : « Je prends le pouvoir » et leur signifie leur congé, sans un regard ni un mot de plus aux jeunes. Avec Fignolé, on discute des revendications des paysans, des projets, des jeunes écoliers, de l’éducation et de la vie en Haïti qu’il faut changer pour ne plus être à l’arrière des autres pays. C’était un brillant professeur de mathématiques et de physique, polyglotte et sympathique. Ils étaient furieux et avaient compris que Duvalier voulait « prendre le pouvoir et le garder à vie ».

Le troisième quartier date de peu après son mariage avec Michaële Lafontant (écrivaine aussi), quand ils vivaient dans une maison, avec un salon, salle à manger et deux chambres sur une cour, au Canapé-Vert, quartier de classe moyenne. Monique Buisson, fille du général, enceinte de Nathalie, s’installe avec eux. Trois mois plus tard, un ami Loubo leur signale l’arrivée des voitures de Tontons Macoutes, cherchant la maison de Rassoul. En hâte, tout est jeté dans les latrines et, l’air dégagé, Rassoul discute d’un livre allemand, La nécessité de l’art avec Michaële, dans la cour. Sans explication, les Macoutes l’arrêtent brusquement, et l’emmènent sous bonne garde. En route sur le chemin des Casernes Dessalines, ils croisent Eloïs Maître (policier, intendant du président) qui, en s’informant, apprend du chauffeur que « ça va, oui ça va, c’est bien lui… ». Rassoul essaie de ne pas se souvenir de ce quartier, celui des Casernes Dessalines où, après moins de trois mois de mariage, il reste un grand mois incarcéré…

Les prisonniers étaient frappés. À la suite d’une bombe qui éclate à la rue des César, où ils n’étaient pour rien, ses codétenus lui disent « ce soir, on sera battus » et le mettent en garde : « surtout veiller à ne pas serrer la mâchoire » mais pas trop lâcher non plus… sinon tout va sauter. Jamais il n’avait été frappé dans sa jeunesse. À la file, un par un, en slip, ils se présentent au bureau du colonel. Il entend comme une salve parrrrrrrao…. Avec une rapidité incroyable, le bourreau donne à chaque détenu une bonne dizaine de claques, quelqu’un qui a appris à faire ça. « J’avance la tête, c’était comme si je passais d’un monde à un autre monde. J’ai entendu des bruits qui sortaient de mes oreilles qui sifflaient et, des yeux, j’ai vu des étoiles, des étoiles et comme de l’eau chaude dans la bouche ; c’était du sang. Comment donc ne pas me souvenir de ce troisième quartier, de ne pas faire un rapprochement avec ma plus tendre enfance, à côté de la prison du Champ-de-Mars, et mon refus des militaires, des Tontons Macoutes, et même comme une sorte de haine des bourreaux ? J’ai compris petit à petit pourquoi j’étais devenu celui que je suis devenu, c’est-à-dire contre la répression, contre la tyrannie, contre les injustices sociales ».

Rassoul a été trois fois en prison.

Il y a aussi le quartier où il vivait et où il a vécu le tremblement de terre de 2010. Rassoul est insomniaque, travaille souvent la nuit, et fait des siestes. Ainsi il est surpris par la chute de livres sur son ventre, des secousses de quelques secondes d’un tremblement de terre. Mais depuis son enfance il y était habitué, car cela est fréquent, les gens riaient disant « ça y est, ça bouge ». Il se rappelle chez les Frères où il était scolarisé (des petites classes au certificat de primaire) dans un immeuble de sept étages ; les enfants criaient et on les faisait prier, pour ces quelques 3 ou 4 secondes de mini séismes. [NDLR: Ce qu’il ne dit pas : la maison s’écroule sous lui le 12 janvier 2010 ; quelques jours après, il quitte Port-au-Prince par les secouristes pour La Havane ; par la suite, il s’installe à Montréal.]

Voilà les lieux qui l’ont marqué, sans parler des prisons : le Pénitentiaire national, les Casernes Dessalines et Fort-Dimanche…

Il écrit un roman où on verra son indignation de voir des prisons où l’on torturent des gens qui y meurent. Son jeune ami poète Joseph Roney lui a raconté qu’Auguste Ténor était mort en prison, dans ses bras, faute de soin pour une diarrhée incontrôlable, et que lui aussi a failli y mourir. (Libéré, Roney qui vit en Belgique.)

En dehors de Port-au-Prince, une parenthèse serait la campagne, « Le pays en dehors ». Les paysans de la campagne furent les premiers auditeurs et lecteurs de ses poèmes en créole. Il est considéré comme étant l’un de ceux qui a le plus participé à l’épanouissement du créole : poèmes, spectacles et un opéra dont il a écrit le livret avec Ipharès Blain pour la musique. [NDLR: voir ci-dessous]

Mon enfance

Sous Estimé, Rassoul et son frère s’enrichissaient au cinéma, bénéficiant de places gratuites des amis (militaires) de son père. C’était Zoro, Chaplin, Fernandel, etc. et Rassoul rêvait de faire du cinéma. Grâce aux locations de livres par sa mère, il bénéficiait de lectures. Et il est devenu poète, après une enfance « troublée ».

En 1978-79, invité en Belgique, il y découvre le livre de Jules Brunin, L’enfer des gosses qu’il dévore passionnément, s’y retrouvant, lui et les enfants de son pays. C’était l’année internationale de l’enfance, et cela lui donne l’idée de faire un film sur les enfants. Il a écrit son scénario d’Anita et l’a envoyé en Hollande, ayant appris qu’elle finançait des films venus du « Tiers monde », des pays du Sud. Ça a bien marché, il a eu les techniciens, et jamais n’oubliera le producteur hollandais, Rolph Ortel, devenu un ami, chez qui il séjourna deux mois pour le montage.

Par ce film, il a pu parler de son enfance, de l’enfance. Depuis 31 ans, le succès d’Anita ne se dément pas.

Sur l’enfance, voir la lecture de Rassoul Labuchin d’un extrait de son roman, Les yeux de l’aube.

Ma carrière politique

Très jeune, avant sa majorité, Rassoul met en route le Mouvement théâtral ouvrier (MTO). Pour un projet de la mise sur pied d’une « coopérative de la mort » à Source Matelas, un jour des amis viennent le chercher. Il laisse le MTO avec Rony Lescoufleur et part avec Gérard Pierre-Charles, Gérald Brisson, puis un autre (soit Jean-Claude Canal, Wilner Fort ou Guy Meyer) et le chauffeur. Rasssoul demande « mais où est Jacques ? », se demandant où est l’écrivain et médecin qu’il devait rencontrer. Il n’obtient pas de réponse. Jean-Pierre Charles s’adresse au chauffeur et pose une question savante sur la cybernétique et le marxisme, à laquelle Rassoul ne comprend rien. Dans un français impeccable, la réponse arrive claire, et il se rend compte qu’il s’agit d’Alexis !… Il ne l’imaginait pas en short, t-shirt, les cheveux ébouriffés et les chaussures sans lacets ! Impensable d’imaginer un médecin réputé autrement qu’en chemise cravate. Jacques Alexis parlait de tout et de rien, littérature, etc, et sur la route s’adressait aux paysans… Alexis a demandé à Rassoul de devenir membre du parti – ce dernier avait déjà fondé un mouvement, la LJPH, la « Ligue des jeunesses progressistes d’Haïti » avec Joseph Roney, Jean-Claude Cambronne, Wilner Fort, Jean-Claude Canal et Bernac Célestin, qui, lui, est resté dix ans en prison. Ainsi Rassoul est devenu membre du PEP (Parti d’Entente Populaire). Alexis le désigne comme le « représentant des jeunes du PEP » et organise un voyage dans les pays de l’Est, jusqu’en Chine. Il y avait le chef de la délégation Alexis, David Lainé pour représenter les paysans, l’ouvrier Dessources et Rassoul. Duvalier refusant son visa à Alexis, ils partirent sans lui. Ce dernier, par des voies détournées, les rejoignit incognito et impromptu à Berne. Dans le Tupolev qui les conduisait à Moscou, Rassoul palpitait, se disait « à mon retour, je vais peut-être terminer ma vie au Fort-Dimanche ! » Arrivé à l’époque de Khrouchtchev, deux jours avant qu’on n’enlève le corps de Staline de la Place Rouge [NDLR: le 31 octobre 1961], Rassoul a le temps de l’y voir et de voir pleurer le départ de Staline par de vieux Russes…

Ensuite, avant d’arriver en Chine, escale à Irkoutsk en Sibérie. Rassoul avait déchiré une page de Paris-Match avec une belle photo d’Ho Chi Minh qu’il gardait sur lui. Il croyait le voir à Irkoutsk, mais Alexis lui dit que ce n’est pas possible, Rassoul pense que tous les Chinois ont le même visage – tout comme eux trouvent que tous les Noirs sont identiques. En fait, c’était bien Ho Chi Minh, qui est venu les saluer, et a « fait l’éloge du peuple haïtien ». Rassoul jouait aux échecs avec Alexis pour passer le temps (gêlés, ils avaient faim) et ils sont restés un moment avec Ho Chi Minh. À sa demande, ils ont voyagé côte à côte sur le vol entre Irkoutsk et Pékin. À l’arrivée, une certaine violence était perceptible due aux désaccords Russie/Chine. Il y avait partout, même dans les maisons, des photos de Karl Marx, Engels, Lénine, Mao Zedong, mais plus aucune trace de Staline en Chine (comme à Moscou). Leur guide Shaou Chi leur annonce l’arrivée de Zhou Enlai et Mao Zedong, dont la forte personnalité a visiblement ému Alexis. « Mao avance vers nous, le regard perçant, plein d’expérience et de vécu, qui a fait la longue marche, un regard de militant ». Mao identifie le président, le chef des syndicalistes et le représentant des jeunes haïtiens. Alexis dominant son émotion, un long dialogue s’est instauré entre eux. Il y en a qui disent qu’Alexis demandait à Mao de soutenir une lutte armée en Haïti, mais ce n’est pas vrai. Mao en avait parlé, mais Alexis a expliqué qu’ils n’étaient pas prêts, qu’ils mettaient sur pied une organisation pour lutter contre le tyran Duvalier. Il n’était pas question d’armes. Ce que Mao a compris.

Jacques a exposé son opinion sur la division sino/soviétique ; Mao lui demande un rapport écrit de son exposé et, en 24 heures, Alexis rédige une grosse étude sur le conflit sino/soviétique avec des réflexions sur la rencontre nécessaire des partis frères.

Rassoul Labuchin rentra, non sans mal, le premier en Haïti. Son jeune frère avait été arrêté et battu jusqu’au sang pour savoir où était Rassoul, qui s’installe donc dans la clandestinité, pendant dix ans. Son frère fut libéré de prison, mais, jusqu’alors brillant élève, sur plus de 100 élèves, il arrive en 142e place. Furieux, le frère en révolte commence à fréquenter les boîtes de nuit, l’alcool. Pour l’en sauver, recherche laborieuse d’une formation. Finalement l’Ambassade d’Argentine accepte. Avec mensuellement cinquante dollars U.S. par mois, on pouvait poursuivre en Argentine des études de médecine. Huit ans plus tard, il fut lauréat. Ils se revirent 30 ans plus tard.

Ces années-là, c’était la lutte des jeunes ; il subit trois arrestations, trois exils. Jacques Alexis, arrêté à son retour et incarcéré à Fort-Dimanche où il a rencontré Bernac Célestin, qui lui avait passé son passeport (Célestin y passa 10 ans, et en ressortit squelettique). Émigrant aux U.S.A, Célestin voit l’enfant à qui la seconde femme de Rassoul venait de donner le jour, et lui demande de l’appeler Stephen en mémoire de Jacques. L’aîné s’appelle Alix en mémoire d’Alix Lamothe qu’on a décapité, c’est le père de Nathalie Lamothe qui habitait chez les Rassoul-Médard, fille de Monique Brisson, docteure en économie comme son père ; on lui a coupé la tête au Carrefour Saint-Médard. Un autre des fils de Rassoul, avec Michaële, s’appelle Dimitri, en souvenir des voyages en URSS. Rassoul l’a rejoint à Montréal. Michaële est en France avec les autres enfants : Géralda, en souvenir de Gérald Brisson, et le troisième, né le jour anniversaire de Sébastien Bach, dont il porte le prénom.

« Pendant toute mon enfance, jamais je n’avais eu aucune ambition politique ». Il s’y est glissé par le PEP avec Jacques-Stephen Alexis, devenu le PUCH (Parti Unifié des Communistes Haïtiens) avec Pierre Charles, Max Chancy, etc… des hommes extraordinaires. Ils se sont lancés, parfois en se trompant, « sous-estimant la puissance macabre de François Duvalier et on se surestimait, (d’où) les pertes des meilleurs Haïtiens militants courageux, qui ne militaient pas pour des postes, mais pour changer la face de la politique en Haïti… Je reste très respectueux pour ces militants qui ont lutté jusqu’au bout de leur vie ». « Il y a quelques survivants, partis pour l’exil, et d’autres, un peu naïfs comme moi qui suis resté au pays et qui ai connu la prison trois fois ».

La mairie de Port-au-Prince

Alors que Rassoul faisait, avec Syto Cavé, de bonnes choses au théâtre, le Président Aristide lui propose de devenir maire de Port-au-Prince, ce qu’il a finalement accepté – il y est nommé et non pas élu – malgré sa méconnaissance totale de l’administration, et son absence d’ambition politique. Il s’informe et commence à se battre. Pendant deux ans à la mairie, il estime avoir réalisé un « travail extraordinaire » : un mur afin d’isoler de la rue, la mairie où les gens entraient pour s’y laver ! Il a harmonieusement meublé le salon de la mairie avec des sculptures en métal et des toiles, transformé l’accueil du rez-de-chaussée en un lieu convivial à portes ouvertes. Il a fait surélever le muret entourant le cimetière qui ne retenait plus les eaux des fortes pluies qui emportaient les cadavres. Il l’a fait décorer de fresques colorées par de jeunes peintres le long des rues Monseigneur Guillou jusqu’au coin de la rue Nicolas, et planifié une petite place décorée, un coin des martyrs de la dictature des Duvalier, ceux qui n’avaient pas pu y être enterrés, tels Gérard Brisson, Alix Lamotte, etc. Il s’agissait de honorer toutes les personnes et toutes les confessions : Moïse, Bouddha, Jésus Christ, Mahomet… et Karl Marx, pour les marxisants.

Il est félicité par diverses délégations pour les peintures, les arbres et plantations multiples. Subitement, il apprend par personne interposée son éviction immédiate de la mairie, remplacé par une certaine Madame X. Il en part derechef avec ses affaires, moins de 150$ en poche et laisse la voiture. Il apprend plus tard que ses remplaçants s’enrichissaient par la revente du riz que les Dominicains offraient aux déshérités. Il devait assurer l’intérim, jusqu’aux élections, mais a eu des problèmes avec des ministres qui voulaient y caser leurs maîtresses, parents et amis. Redevenu piéton, il pouvait déambuler dans les marchés sans recevoir tomates ou œufs pourris, et était reçu à bras ouverts.

Ses bons contacts avec l’Ambassade de France se maintenaient où il intervient quand l’Ambassadrice se plaint d’être mal reçue par Madame Le Maire qui la faisait attendre et ne s’adressait à elle qu’en créole. Rassoul prône son indéfectible fidélité à la France, due à l’intervention du Président et de madame Mitterrand qui ont exigé que Jean-Claude Duvalier le libère de prison, suite à une mobilisation et l’attention faite à une lettre adressée à Duvalier par une petite fille de 13 ans : Sophie Marceau. Six ans plus tard, Sophie Marceau a demandé à Rassoul de jouer avec elle dansDescente aux enfers. Pour lui, ce fut une montée au paradis.

Mon œuvre

Dès le début, Joseph Yves Médard a employé des pseudonymes connus de ses seuls parents et très proches. Ses premiers poèmes, bravant la controverse, sont en créole, il signe Rassoul Labuchin. Il écrit en français et en créole, et il est traduit en anglais, espagnol, hollandais, danois et en russe (par Eugénie Galpérina de Moscou). Il participe à la promotion de la langue créole et à son épanouissement, vers les jeunes, à la campagne et dans les milieux ouvriers où il récitait des poèmes et faisait des mises en scène.

À la fin des années 1950, il devient militant de l’Inter syndical d’Haïti de Matéis qui regroupait dans tout le pays le plus grand mouvement syndicaliste. Il a grandi avec Rony Lescoufleur – mort en prison – avec qui il a fondé le Mouvement Théâtral Ouvrier, le MTO. Tous les samedis, ils faisaient de petites pièces jouées par les ouvriers et ouvrières, ce qui impliquait, pour rédiger les scénarios, qu’ils apprennent à lire et à écrire. Pendant un an, jusqu’au décret de François Duvalier l’interdisant, ce qui n’empêcha pas Rassoul de rester dans le théâtre, et de jouer partout (notamment à Miragoâne), surtout dans le milieu synical. Le chef de cet inter syndical était Ulrick Joly, mort avant le départ de Jean-Claude Duvalier.

Le cinéma : il participe, comme acteur – dans Gouverneurs de le rosée (1974) où il jouait l’ami de Manuel – mais aussi comme aide assistant, scénariste, casting. (Il est resté en contact avec le réalisateur, Maurice Failevic qui vient de terminer un documentaire en France [NDLR: L’Atlantide, une histoire du communisme, 2011] et à qui il a soumis des passages de son roman qui l’ont intéressé.) Puis ce fut Anita (1980).

Des années plus tard, et malgré les tentatives de dissuasions, il s’attaque à un opéra, et écrit le livret, toujours en créole. Il donnait des cours à l’ENARTS et voyait un professeur de musique, assez âgé, Ipharès Blain. À l’époque de l’enfance de Rassoul, Blain dirigeait l’orchestre philharmonique des Casernes Dessalines qui jouait sur le Champ-de-Mars chaque dimanche : Chopin, Beethoven… Rassoul Labuchin décide de l’aborder, et lui confie son livret pour avoir son avis. Six mois se passent – ils se croisent, mais sans échos. Un jour, Blain l’invite à déjeuner et lui fait écouter une musique, lui demandant de l’identifier ; le musicien se moque des réponses traditionnelles de Rassoul, sans imagination (Beethoven, Chopin, Tchaïkovski…) « Mais c’est la musique de votre opéra ! », ce qui le séduit immédiatement.

« J’essaie de trouver un financement, frappe à la porte de l’Ambassade d’Espagne, et ils ont accepté de nous financer ». Financement partiel qui couvrit les premières répétitions des divas et acteurs. À l’époque directeur du Théâtre national, Rassoul veut présenter la pièce au Palais national pour le bicentenaire, le 2 janvier 2004. Entretemps, nommé Maire de Port-au-Prince, dû aux troubles, Rassoul ne peut terminer son opéra. Aristide rencontre Blain et accepte de financer l’opéra, mais son gouvernement chute peu après. La Hollande prend le relai. Installés à l’hôtel Oloffson, ils traversent des moments difficiles, voire douloureux, qu’il souhaite occulter. Mais l’opéra – Maryaj Lenglensou – est terminé. Joué dans près de vingt villes pour finir par Port-au-Prince à l’Institut français d’Haïti. Au Champ-de-Mars, le directeur de l’Institut français a déclaré haut et fort : « c’est un évènement mondial » puis a dit « Rassoul, tu es un poète ». Par un des étudiants (principalement des Québécois) auxquels il donne des cours de créole, il apprend qu’on vend des DVDs « de son film ». Ce n’était pas un film, mais un opéra. Il n’était pas question de le commercialiser (et du moins, il faudrait contacter les responsables, dont Rassoul Labuchin, Ipharès Blain et la reine de la Hollande), mais il paraît qu’on vend des copies du film sans autorisation.

Ensuite au Canada, après le tremblement de terre, il a écrit une comédie musicale (en français). Au KEPKAA, ils ont commencé des répétitions avec des chanteurs et un compositeur, de jeunes Québécois et des Haïtiens nés sur le sol de Montréal. Ils se sont arrêtés en hiver, et vont reprendre.

« Combien de gens ont-ils travaillé dans tant de branches différentes : poésie, théâtre, cinéma, opéra, contes, nouvelles en créole ?… Je suis un poteau-mitan du créole par la diversité de mes créations dans plusieurs domaines. J’ai un roman que je suis en train de terminer. » [NDLR: Les yeux de l’aube, 2012]

L’Insularité

« Je vis sur une île, la partie occidentale qui, après le traité de Ryswick est devenue la partie française… où j’ai pris naissance, mais toujours attiré par la partie orientale, Saint-Domingue. » Lors de voyages il a constaté « qu’une île, ça se ressemble, et ça ne se ressemble pas. Et c’est là où, pendant la dictature, on passait, jeunes militants, pour aller à Cuba, en Union Soviétique, en Chine… L’autre partie de l’île faisait partie de moi-même… je me sens citoyen de l’île. Le roman que je viens d’écrire, c’est sur ça, les deux parties de l’île, les deux îles ». Actuellement il est en cours de traduction en espagnol en République dominicaine, pour que les personnes des pays hispanophones des Antilles et d’Amérique Centrale puissent le lire. Rassoul a beaucoup voyagé dans les îles.

« Il y a un gros livre sur l’île Maurice qui est une culture créole. Haïti et certaines îles, on se reconnaît de la même communauté créole. Je cite dans mon roman un passage de Paul et Virginie. La Caraïbe, les Antilles et les îles de l’océan Indien, ça fait aussi partie de moi-même. »


labuchin

Rassoul Labuchin, 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Montréal (2011). 113 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube : 12 août 2014.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, 2014-2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Ségolène Lavaud.

Voir aussi la lecture de Rassoul Labuchin d’un extrait de son roman, Les yeux de l’aube, filmé le même jour.

© 2014 Île en île


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mis en ligne : 12 août 2014 ; mis à jour : 26 octobre 2020